POINT DE VUE

ENTRETIEN AVEC L’EX-CHEF DU LÉGISLATIF

HUSSEIN HUSSEINI:

«LA TROÏKA PRENDRA FIN LORSQUE LE CHEF DE L’ÉTAT VEILLERA À LA SÉPARATION DES POUVOIRS»

C’est un vétéran de la politique libanaise toujours en éveil, prêt à dénoncer ce qui lui paraît anormal ou allant à l’encontre de la Constitution. Il a été le premier à critiquer la «troïka», la considérant comme un «phénomène anticonstitutionnel inventé par le triumvirat qui détient les rênes du pouvoir, alors que les dix-huit communautés nationales devraient participer à la décision et avoir leur mot à dire sur toute question engageant l’avenir de la patrie». «Ceci, observe-t-il, a conduit à «l’Etat de la personne», d’où le sentiment de frustration ressenti par la plupart des forces opérant sur la scène locale, car elles sont ignorées et ne sont pas mises en mesure d’exprimer leur opinion ou d’émettre une suggestion au sujet des problèmes de l’heure».

IL FAUT RÉTABLIR L’ÉTAT DES INSTITUTIONS

- Le chef du Législatif a annoncé la fin de la troïka et son «enterrement»...

«La formule de la troïka prendra fin le jour où le chef de l’Etat assumera ses prérogatives sur base de la séparation des pouvoirs, tout en maintenant l’équilibre et la coopération entre eux. «Il faut d’urgence rétablir l’Etat des institutions, à commencer par le Conseil des ministres, tout en assurant l’indépen-dance du pouvoir judiciaire et en protégeant les droits et les libertés des citoyens. C’est le moyen le plus sain de respecter la Constitution dont on attend l’application depuis sept ans».

- Le forum des «amis du Liban» semble avoir réussi à Washington. En sera-t-il de même ici et à quel prix?

«Le Conseil des ministres, et c’est regrettable, ne siège pas pour débattre de questions fondamentales. Ainsi, il n’a pas délibéré au sujet de l’agression israélienne d’avril 96. Le régime parlementaire exige que la Chambre soit mise au courant de tout ce qui se passe dans le pays, pour qu’elle puisse contrôler l’Exécutif en connaissance de cause. «La tenue du forum est en elle-même utile. De plus, il a dissuadé Israël qui préparait une nouvelle attaque contre le Liban et la Syrie, à l’effet de torpiller le règlement de la crise régionale. «Il est clair que le Cabinet Netanyahu ne veut pas d’un règlement pacifique. Aussi, entretient-il la tension sur le terrain, aux fins de préparer l’opinion internationale à une éventuelle agression contre ses voisins».

QUID DU FORUM À WASHINGTON?

«Pour en revenir au forum des «amis du Liban», il va de soi que la réunion des représentants de trente-trois Etats ayant l’importance des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, du Japon et d’autres encore, est profitable à notre pays, car elle a privé l’Etat hébreu d’une couverture à ses visées bellicistes, du moins dans un délai prévisible. «En ce qui concerne les résultats du forum, notamment sur le plan économico-financier, je n’y attache pas beaucoup d’importance. Ou tout au moins, j’attends au préalable, l’exposé du gouvernement à ce sujet devant la commission parlementaire des Affaires étrangères».

- Le chef du gouvernement en a parlé plus d’une fois au cours des dernières semaines.

«Quand? A l’occasion d’iftars offerts à son domicile en l’honneur des hommes d’affaires et de la finance? Ceci est un sujet d’étonnement, car comment les institutions sont-elles transposées, aussi allègrement, aux iftars? Est-il logique que de tels exposés soient faits devant une telle catégorie de personnes, alors que le Conseil des ministres et l’Assem-blée nationale ignorent ce qui s’est passé au forum de Washington? C’est une dé-rogation à la règle que nous ne pouvons tolérer».

ISRAËL CHERCHE À LEURRER TOUT LE MONDE

En réponse à une question relative au conflit régional, le président Husseini soutient que l’Etat hébreu continue à leurrer tout le monde: les Arabes, l’opinion publique mondiale et l’Admi-nistration américaine.

«Ce qu’Israël a accompli du temps de Rabin et Pérès s’inscrit dans une manœuvre de diversion, en engageant le dialogue avec les parties non qualifiées. Il aurait dû traiter directement avec la Syrie, après l’Egypte, celle-ci étant l’épine dorsale du front oriental. En signant le traité de paix en 1978 avec ce pays arabe, Israël n’a pu pacifier la région, parce que la Syrie n’y a pas souscrit. «Or, il faut que ces deux pays signent le traité de paix pour que la région jouisse d’une paix juste et durable.

“Depuis Oslo et ensuite après l’arrangement réalisé avec la Jordanie, la carte palestinienne et jordanienne a été retirée du négociateur arabe, pour tenter d’affaiblir sa position. “Voyez ce qui a eu lieu à Hébron où les pourparlers ont traîné pendant un an et demi, en dépit des efforts déployés par les Etats Unis et la Russie. Pour récupérer cinq kilomètres carrés de territoire occupé, il a fallu un temps aussi long; que serait-ce quand il faudra recouvrer les droits arabes spoliés par Israël”?

TRAITONS NOS PROBLÈMES AVEC SAGESSE

- A la suite des râfles de fin d’année, il a été dit que l’Autorité politique a confondu la sécurité avec la répression et la vengeance. Qu’en pensez-vous?

“Gouverner, c’est prévoir et agir tout en respectant les lois en vigueur. Nous sommes sans aucun doute pour la préservation de la sécurité et l’interro-gatoire de tout suspect mais dans le cadre de la loi. “L’Autorité politique aurait dû infor-mer l’opinion publique des motifs ayant entraîné l’arrestation d’un certain nombre de citoyens, aux fins de dissiper le doute des esprits. Comment donnons-nous l’ordre aux organismes sécuritaires de procéder aux râfles et aux interroga-toires; puis, nous nions avoir donné un tel ordre après que l’opinion publique eut dénoncé une telle manière d’agir? C’est une fuite devant les responsabilités. “Nous n’admettons pas que les organismes militaires ou sécuritaires assument une telle responsabilité qui incombe, en fait, au pouvoir politique. D’ailleurs, j’ai déclaré à Bkerké que lorsque la plainte atteint un tel niveau et se généralise, il nous faut reconsidérer nos comportements. Nous sommes supposés traiter nos problèmes avec sang-froid et sagesse, ainsi que l’a demandé le patriarche Sfeir. Nous sommes tenus de respecter l’avis des hautes instances religieuses qui se préoccupent de préserver l’unité du pays et de son peuple. Nous ne doutons pas, quant à nous, de l’intention de Sa Béatitude et de ses préoccupations, parce que l’éminent prélat part d’une vision globale de la situation et de la nécessité de prévenir toute erreur ou tout abus.”

BKERKÉ POUR L’APPLICATION DU DOCUMENT D’ENTENTE

- D’après vos entretiens successifs avec le cardinal Sfeir, que veut, au juste, Son Eminence et quelles sont ses obsessions?

“Le patriarche Sfeir réclame l’appli-cation du document d’entente nationale, ce qui exige le déblaiement des obstacles qui entravent cette application. Et ces derniers sont nombreux”.

- Les relations économiques libano-syriennes laissent encore à désirer. Quelle en est la cause?

“Les relations entre le Liban et la Syrie doivent disposer des éléments de leur succès. Certes, il y a eu le traité de fraternité, de coopération et de coordi-nation entre les deux pays, mais je suis surpris de constater qu’il tarde à être appliqué. “Ceci nécessite, à mon avis, des réunions périodiques du Conseil supé-rieur mixte au niveau du sommet, sur base d’un calendrier préétabli, cet organisme étant le cadre naturel au sein duquel les questions litigieuses peuvent et doivent être réglées.”

- Après le lancement de katiouchas sur les kibboutzim, Israël a menacé de nous en faire payer chèrement le prix.

“Naturellement, l’Etat hébreu invoque n’importe quel prétexte pour justifier des agressions quasi-quotidiennes contre le Liban. Qui l’empêche d’évacuer le Sud et la Békaa ouest, si Israël est réellement désireux de pacifier la région frontalière, d’autant que notre pays s’engage à empêcher toute opération anti-israélienne à partir de son territoire, si “Tsahal” se retire des tronçons que ses effectifs occupent, illégalement?”

NETANYAHU TIENT UN LANGAGE PRIMITIF

- Ce qui se passe au Liban-Sud est-il une tentative israélienne de torpiller l’arrangement d’avril ou les résultats du forum des “amis du Liban” à Washing-ton ou les deux à la fois?

“Le forum de Washington a indisposé Israël, car il l’a privé d’une couverture dont il a besoin pour perpétrer ses agressions et compromettre le processus de paix. Ceci explique l’insistance du président Hafez Assad à régler le conflit du P.O. sur base des principes définis à Madrid, dont celui de la terre contre la paix. “Au lieu de cela, Netanyahu exige la sécurité contre la paix, alors que les Etats Unis parlent de la sécurité résultant du retrait des territoires occupés, en contre-partie de la paix bénéficiant d’une protection internationale, en vertu d’accords dûment garantis. “Netanyahu a ouvert le dossier de la colonisation, en reconnaissant à tout Israélien le droit de s’établir sur tout pouce de l’Etat hébreu consigné dans la Bible. C’est un langage et une logique propres à ceux de l’homme des caver-nes.”

OUI, À UN RÔLE EUROPÉEN DANS LE PROCESSUS DE PAIX

- La France est entrée en ligne au Sud; est-elle en mesure de contribuer au règlement du conflit arabo-israélien?

“Nous sommes pour la participation de l’Europe au règlement de la crise. Dès le début, le Liban et la Syrie se sont prononcés en faveur de l’association de la France, de la Grande-Bretagne, de la Chine et des autres membres permanents du Conseil de Sécurité à l’opération de paix. Aussi, approuvons-nous l’entrée en scène de l’Europe et, particulièrement, de la France, sans que cela se traduise par une rivalité entre ce pays et l’Amérique. Le rôle européen doit s’insérer dans le cadre du rôle dont s’acquittent les USA et la Russie.”

- Comment jugez-vous l’accord sur Hébron?

“C’est une nouvelle opération de diversion à laquelle Tel-Aviv a recours en vue de détourner l’opinion mondiale de la solution globale du conflit régional.”

L’ancien chef du Législatif se montre sceptique quant aux intentions manifes-tées par le gouvernement Netanyahu de se prêter au dialogue avec la Syrie et le Liban. Il rappelle qu’après avoir signé la paix avec l’Egypte en 1978, les Israé-liens ont occupé un nouveau territoire arabe, celui du Liban. Et ce, avant que l’encre dudit traité sèche.

“Des promesses réitérées ont été faites au Caire, laissant prévoir un retrait de “Tsahal” du Liban-Sud et de la Békaa ouest, mais ces promesses n’ont pas été tenues. Ceci rend l’Egypte de plus en plus méfiante et explique son refus de prendre part au sommet de Washington, en dépit d’une invitation pressante adressée au président Moubarak par son homologue US, afin de ne pas être un faux témoin. L’Egypte est appelée à jouer un rôle déterminant dans la relance de la solidarité interarabe.”

- Passons du “front de la paix” à celui de l’information au Liban: le cardinal Sfeir s’est plaint des mesures restrictives imposées à l’information et a mis en garde contre l’uniformisation des médias. Etes-vous de son avis?

“La loi régissant l’audiovisuel fait hypothéquer la liberté aux magnats de la finance qui occupent une place au sein du pouvoir. En effet, ils se sont partagés les licences et les canaux avec les membres de leurs familles. De ce fait, les libertés publiques sont en danger.”

- Auriez-vous une solution?

“La solution réside dans la sauve-garde des libertés publiques. Le peuple libanais rejette une telle forme de diktat, parce qu’elle va à l’encontre de sa na-ture. Quoi qu’il en soit, aucune autorité ne réussira jamais ici à bâillonner les libertés.”

(Propos recueillis par JOSEPH MELKANE)