Bloc- Notes


Par ALINE LAHOUD..

GARE AUX LIBANOPHAGES

Le Liban est un petit pays de 10452 km2. Pour peu que nous laissions faire les concasseurs et les bouli-miques du gravier, nous l’aurons, dans moins de vingt ans, entièrement consommé. Qui ne connaît l’histoire de ce colonel qui, visitant un jour la cantine des hommes de troupe à l’heure du dîner, interroge un soldat: “- Eh! bien, mon brave, comment trouvez-vous la soupe? - Pour être franc, mon colonel, elle est pleine de terre et de cailloux”. Alors le colonel choqué et sévère: “-Dites donc vous! Vous êtes là pour rouspéter ou pour defendre la patrie? - Pour la défendre, mon colonel, mais pas pour la manger”... Peut-être, la nôtre de patrie ne la mangeons-nous pas dans la soupe, mais nous grignotons partout où nos dents peuvent avoir prise. Nous l’éventrons. Nous l’étri-pons. Il faut avoir vu les plaies béantes que nos promoteurs ont ouvert au flanc de la montagne qui surplombe la route côtière vers le nord, pour comprendre ce que le mot éviscérer veut dire. Après l’indépendance, la liberté et la prospérité, sommes-nous en train de perdre notre âme? Cet environnement que nous souillons à plaisir, n’est-ce pas le nôtre? Et l’air que nous polluons jusqu’à la saturation, n’est-il pas celui que respirent nos enfants? Et la navrante laideur qu’offrent nos sites vandalisés, sont-ils ceux de l’ennemi? Et les siècles d’Histoire qui vivent encore dans nos vallées, devons-nous les livrer, le cœur léger, aux marchands du temple? Qu’entre-t-il dans la secrète alchimie du Libanais pour le porter à s’acharner ainsi sur son propre patrimoine? Serait-ce le gène d’Attila, ce charmant garçon dont on disait que l’herbe ne repoussait plus sous les pas de son cheval? Lorsque, enfin, concasseurs, promoteurs et carrières auront creusé des cratères à la place des montagnes et des gouffres pour remplacer les vallées; lorsqu’ils auront désertifié les forêts et transformé les campagnes en gravier et poussière; lorsqu’il n’y aura plus de pierre à broyer, où irons nos libanophages pour trouver quelque chose à se mettre sous la dent? Creuseront-ils plus bas, toujours plus bas jusqu’en enfer, à supposer qu’il faille pour y arriver aller plus loin que le ministère des Finances? Notre pays est vraiment trop petit pour satisfaire à l’appétit des hommes au pouvoir et à celui de leurs protégés ou complices. Pouvons-nous, après avoir bazardé son Histoire, entreprendre de bouffer sa géogra-phie? A part que c’est moche, ce n’est pas là une opération payante, puisqu’elle pourrait se retourner contre ceux qui y trouvent aujour-d’hui leur profit. J’ai lu dans le temps, je ne sais plus où, une histoire édifiante à ce sujet. C’était l’histoire d’une ville où tout débouchait sur une impasse: les rues comme les horizons, les projets comme les intentions, les promesses comme les actions. La clameur publique devint telle qu’elle finit par atteindre le Conseil des Inamovibles compo-sé d’aveugles et de sourds, mais hélas! Pas de muets. Ce conseil, qui gouvernait la cité, fit appel, moyennant une somme fabuleuse, à un expert issu d’une prestigieuse université. Prestige oblige! L’expert eut tôt fait de soumettre au conseil une étude géniale où il expliquait que pour sortir d’une impasse, il fallait pratiquer une issue, qu’une issue était une sorte d’ouverture et que rien ne ressemblait davantage à une ouverture qu’un trou. Conquis, le conseil approuva. C’était astucieux un trou. C’était surtout universel. Ainsi démarra le programme-trou. Tout le monde y alla de bon cœur et chacun y trouva son compte. Les Inamovibles étaient aux anges. Tous les problèmes étaient résolus au fur et à mesure. Plus d’embouteillages dans la circulation, automobilistes et camionneurs disparaîssaient dans les trous. Plus de réforme administrative, les fonctionnaires creusaient eux-mêmes leur trou. Plus de projets à réaliser, le budget n’était plus qu’un trou. Il y eut des trous partout: dans les poches, dans les mémoires, dans les cœurs, dans les consciences et même dans les ventres, chacun avalant comme un trou. On n’eut même plus besoin de réaménager le territoire, tout le relief cédait petit à petit la place à un trou. Le résultat fut saisissant: au bout d’un temps record, la cité tout entière n’était plus qu’un énorme trou béant sur le vide. Le seul ennui, c’est que le Conseil des Inamovibles ne put profiter de la réussite de sa politique: il avait été aspiré par le trou.


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