Tribune


Par RENE AGGIOURI.

UN PLAISIR INTERDIT

Il y a deux choses qui n’existeront bientôt plus au Liban: les jardins et les piétons. Pour les jardins, il y a encore un espoir: dans la mesure où ils constituent un espace décoratif, les gens qui en ont les moyens essaieront de s’en doter; cela répond à un goût du somptuaire mais reste d’usage privé. De temps à autre, on entend parler d’une municipalité qui se préoccupe de conserver quelque espace vert, en demeurant assez modeste, parfois bien médiocre, en tout cas sans service d’entretien. Quant au piéton, c’est plus grave. Il disparaît pour la raison qu’on ne laisse plus d’espace pour évoluer, plus de passage protégé pour traverser une rue, plus de trottoir. Il faut tout de suite le préciser: je ne suis pas un fanatique de la gent piétonnière, mais je considère le piéton comme l’élément qui donne un visage humain à une ville, à ses rues, à ses places. Sans piéton, l’espace urbain n’est plus que désert de béton parcouru de voitures automobiles. C’est sinistre. Vous souvenez-vous? Les flâneurs de Bab-Edriss et de la Place des Canons, les foules du Souk Sursock, Souk Tawilé, Nouryé? C’est de l’antiquité!

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Prenez un quartier comme celui d’Achrafieh qui fut de tout temps «le beau quartier» rési-dentiel de Beyrouth, avec beaucoup d’espaces verts et de belles vieilles maisons. Ses rues sont aujourd’hui pour la plupart en état de dégradation, ses trottoirs étroits sont transformés en parking et quand il s’en trouve un difficile d’accès aux voitures, vous ne pouvez le parcourir sans vous heurter tous les dix mètres à un obstacle, un trou, un poteau, un carrelage brisé, un monticule de gravats, des poubelles... Pour comble, le seul trottoir à peu près libre, celui de l’Avenue Charles Malik, vient maintenant d’être planté, à intervalles réguliers, par l’Office des transports en commun, d’abri-bus et de panneaux publicitaires qui occupent toute sa largeur. Le piéton, s’il s’en trouve un égaré par là, n’a qu’à descendre sur la chaussée, parmi les voitures, pour contourner l’obstacle. Le piéton ne compte pas. Le plaisir de flâner qu’on prend dans n’importe quelle grande ville du monde, est interdit aux Beyrouthins. Où irait-il flâner, s’arrêter devant une vitrine, entrer dans un café? Les seuls piétons qu’on voit actuellement à Achrafieh, ce sont des ouvriers en haillons rentrant le soir de leur travail et quelques domestiques sri-lankaises ou philippines allant jeter un sac poubelle au coin de la rue. Le Libanais ne peut plus se déplacer que motorisé. S’il en a les moyens, il se paye un chauffeur; sans chauffeur, il peut être encore assez pourvu pour se permettre une place de parking poussiéreux ou boueux à 1000 ou 1500 livres; sinon, il patientera pour trouver un emplacement gratuit sur le trottoir ou se mettre en double file. Dans tous les cas, vous le voyez descendre de son véhicule le cellulaire collé à l’oreille. Quant à Madame, elle a besoin de son 4x4W pour aller chez son coiffeur. Tout le monde est très occupé, tout le monde est très pressé; qui songerait à flâner, à prendre son temps? Aller à pied? Vous n’y songez pas. Dès lors, pourquoi voulez-vous que les urbanistes prévoient un espace pour piétons? Ou des jardins, des parcs? Je sais bien que dans les plans de Solidere, ce qu’on appelle le centre-ville sera doté de belles promenades sur le bord de la mer, peut-être de parcs et d’allées piétonnières en ville même. Dans vingt ans sans doute, si tout va bien. Faut-il que d’ici là, les quartiers actuels et particulièrement Achrafieh, se transforment en ceintures de misères? Est-on sûr, d’ailleurs, que cela valorisera le centre-ville et les projets de ses promoteurs?

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Qu’on se rassure, je ne songe pas à un siège au conseil municipal. Ce que j’écris ne prépare pas un programme électoral. Je traduis seulement l’inquiétude et l’irritation des habitants de ce quartier d’Achrafieh qui se sentent ignorés des responsables de l’aména-gement urbain. Est-ce que les ingénieurs de la municipalité, est-ce que le Mouhafez prennent la peine de parcourir à pied ce quartier pour constater, une fois par mois, l’état de sa chaussée, de ses trottoirs et des quelques pauvres petits jardins publics qui subsistent encore? Peut-on gérer une ville sans en partager les conditions de vie? Il y aura bientôt des élections pour constituer les conseils municipaux de Beyrouth et d’ailleurs. Cela est prévu début juin. Dans deux mois. Jusqu’ici, on ne voit pas de candidats; et quand ils se manifesteront, on peut parier qu’à l’exception peut-être de quelque hurluberlu, pas un ne prendra la peine de proposer une idée sur les problèmes de la ville et sur la manière de les résoudre. Les municipalités étant généralement considérées comme un moyen d’influence pour les grands électeurs, c’est de combines politiciennes qu’on se préoccupe. Merci bien!


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