Chronique


Par José M. LABAKI.

LE NEW LABOUR DE TONY BLAIR

Il y a exactement trente ans, le 12 avril 1967, le quotidien «El Universal» du Venezuela, publiait une analyse exhaustive sur l’état de la Grande Bretagne sous le gouvernement travailliste de Harold Wilson, commentée par la suite par la BBC de Londres. L’histoire se répète, la Grande Bretagne affronte aujourd’hui, à quelques différences près, les mêmes problèmes. Les travaillistes viennent de hisser sur le pavois, un jeune leader charismatique. Puisse-t-il les mener à la victoire aux législatives du 1er mai, après vingt ans de mandat conservateur. Il en était temps! A un an et demi des législatives françaises et allemandes, le succès d’un travailliste résolument anticonformiste, aura valeur de test à l’échelle européenne. Ce qui revient à s’interroger sur les idées de ce jeune réformateur et sa crédibilité. Quel genre de contrat social propose-t-il aux Britanniques pour en finir avec dix-huit ans de pouvoir conservateur et donner un coup d’arrêt à une série ininterrompue de défaites travaillistes? En dépit des épreuves de force auxquelles il est soumis, le favori pour la course électorale du 1er mai semble gagner tous les paris. Toutefois, le projet d’autonomie élargie qu’il propose à l’Ecosse et aux pays des Galles, renforcera-t-il l’union du Royaume de sa gracieuse Majesté, ou va-t-il précipiter son éclatement? A ce sujet que disent les origines de cet opposant «new-look»? «Dans une Angleterre où l’accent vous classe plus sûrement qu’un blason familial, celui d’Anthony Charles Lydon Blair, de son vrai nom, n’a ni les intonations prolétariennes du Nord industriel, ni les sonorités aristocratiques de la City.» Cependant, le «Labour» qu’il dirige avec brio n’a apparemment rien à voir avec celui qu’avait savamment façonné ses coriaces prédécesseurs. De Clément Attlee et Harold Wilson à Michael Foot ou Neil Kinnock, qui tentèrent inlassablement de réconcilier l’Angleterre avec la solidarité et la prospérité. Crédité de vingt points d’avance, par les sondages, sur John Major, l’actuel locataire de 10, Dawning Street, dépourvu de grâce et de programme, comme il plaît à ses opposants de le qualifier, Tony Blair, vient de mettre la barre très haut: «ce n’est plus le parti travailliste que je vais changer, dit-il, c’est l’Angleterre». A en croire certains vétérans de la vieille garde du «labour», le discours moderniste du nouveau patron, a des accents peu rassurants. La société de participation, où salariat et patronat serait désormais confondus, ne leur plaît guère. Les innovations permanentes qu’il propose, paraissent très proches de l’«Establishment». Et de s’interroger: ce brillant inquisiteur, est-il vraiment des nôtres?

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D’autres interrogations, non moins percutantes se posent: «à qui appartient ce nouveau leader», tirait récemment le très conservateur «Sunday Times», marquant la grande inquiétude qu’inspire à son parti, ce rénovateur de la dernière heure, qui séduit même le leadership conservateur, viscéralement méfiant à l’égard des idéologies? Tony Blair serait-il le modèle de cette «gauche à droite», «trop à droite», dit-on, pâle réplique de l’original? Ou bien, l’analyste lucide et scrupuleux des mutations profondes sociales et économiques de cette Angleterre de fin de siècle? Aurait-il compris que pour être entendu de son pays, il fallait être l’homme de son temps? Premier parti européen gauchiste à faire officiellement campagne sur une plate-forme centriste, évoquant compétition et flexibilité, le New-Labour sous la houlette de Tony Blair, peut-il gagner le parti sans toutefois aliéner sa traditionnelle clientèle? En 1983, alors que le parti travailliste essuyait une flagrante défaite électorale, c’était pour le jeune député du «Sedgefield» l’année de décollage. Si la gauche a été si lourdement battue, c’est à cause d’une mauvaise lecture du pays, faisant ainsi «le lit du Thatchérisme», expliquait alors l’historien Dare Mathlem, et de démontrer «le Labour, parti de la révolution industrielle créé il y a un siècle par les syndicats, n’a pas compris que ses bataillons du Nord, menacés par la «désindustrialisation» avaient de plus en plus mal à rallier à leur cause une société dominée désormais par les services. Il n’a pas senti non plus que les classes moyennes du Sud et les banlieusards étaient de plus en plus acquis à l’individualisme». «Dans un contexte brumeux et laxiste, il fallait à tous prix, changer de méthodes, moderniser le parti, en lui gardant une orientation qui rassure sa base ouvrière, tout en proposant aux classes moyennes, lassées, par les idéologies et les abus du capitalisme sauvage, un autre projet de société, diagnostiquait alors Tony Blair». Mais pour y arriver, il faut de prime abord, faire ses classes. Porte-parole de la réforme, dans le cabinet fantôme de «Neil Kinnock», Tony Blair, doit composer avec le moralisme de ce fils de mineur, dont le sens de la stratégie n’est pas à la mesure de sa générosité. Face aux coups bas des «Torieb» (2) qui utilisent désormais, les mêmes pratiques que les Américains, les Travaillistes apprendront l’art de la contestation. La défaite de 1992, la quatrième du Labour en treize ans, rend le changement plus impérieux que jamais. Toute erreur de diagnostic sur l’état du Royaume-Uni serait suicidaire pour la prochaine échéance. L’analyse que fait Tony Blair de la Grande-Bretagne après dix-huit ans de Thatchérisme, est digne d’appréciation. La technologie moderne a réduit la puissance des «cols bleus» et l’opinion n’est pas prête à leur rendre leurs privilèges d’antan, d’autant qu’avec, 7,7% de chômeurs et de 2,5% de croissance, l’économie britannique jouit, du moins apparemment, d’une santé meilleure que ses voisins européens. Erigé en dogme, l’ultralibéralisme a encore accentué les traits du système britannique: marchés financiers hautement développés, marché du travail dérèglementé, système éducatif inégalitaire, comment traiter dans ces conditions le double problème de la réforme et de la mondialisation auquel la Grande-Bretagne est, elle aussi confrontée? C’est la question à laquelle Tony Blair devra répondre pour convaincre l’électorat, tout en montrant que la cohésion sociale peut être maintenue autrement que par les moyens du paternalisme conservateur ou de la loi du marché. Le contrat social en dix points proposé aux Britanniques et plébiscité au congrès travailliste de Blackpool, dans la grande tradition des conventions américaines, se veut à la mesure du défi: renvoyer aux poubelles les vieux alibis de la lutte des classes, des nationalisations, du Keynésianisme, de la protection sociale maximaliste, comme étant les recettes du déclin: relayer les vieux rêves d’appropriation des moyens de production (la clause 4 figurant au dos des cartes des membres du parti) par l’instauration d’une société assurant l’égalité des chances à tous et l’accès à l’éducation, sésame d’une économie mondialisée, - telle sera la grande priorité. Cette thématique du gouvernement a déclenché de fortes critiques sur le plan marketing en particulier. Calibré par un corps électoral composé à 60% de représentants de la classe moyenne, ce recentrage spectaculaire est une façon de contrer les Conservateurs, qui ont vite assimilé la nouvelle recette et le nouveau danger, associant irréversiblement l’adversaire travailliste à une aggravation des dépenses et des impôts. En 1992, Bill Clinton avait, lui aussi, inventé le concept du «nouveau démocrate» et juré de «réinventer le gouvernement». La recette a fait école. Prudence donc, claironnent les partisans de Tony Blair: Faire de la réforme de la sécurité sociale un tremplin tout en refusant de chiffrer le salaire minimum, de revaloriser les retraites et de revenir sur la marginalisation syndicale opérée par Margareth Thatcher ne donnera guère envie à la clientèle d’aller voter travailliste. Avec l’engagement solennel de ne pas lever d’impôt, la rénovation du système éducatif ne sera pas des moins faciles. Quid de l’Europe? Le leader travailliste promet d’avoir avec elle une relation nouvelle et constructive. Mais de quelle Europe s’agit-il? Celle de Maastricht, avec sa politique monétaire et sa logique supranationale, ou bien d’une zone de libre-échange façonnée à l’air du temps, conservant à la Grande-Bretagne, un confortable statut d’extraterritorialité à propension isolationniste? A toutes ces interpellations, Tony Blair devra donner impérativement une réponse nette et claire. Enfin, Tony Blair sera-il en mesure de mettre fin dans son propre ménage, à la guerre des anciens et des modernes? Son ambition à réconcilier compétitivité et socialisme mériterait qu’on lui fasse confiance, l’avenir nous le dira.

(1) Tony Blair, chef du parti travailliste et candidat au poste de Premier ministre.
(2) Les membres du parti conservateur.


«Ce n’est pas le parti travailliste que je vais changer, c’est l’Angleterre»


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