Tribune


Par RENE AGGIOURI.

L’ÉTAT DES CLIENTÈLES

MM. Hariri et Berri sont contents. Qui a dit que la “troïka” était morte? Monsieur le président de la République, quant à lui, pourrait difficilement, en effet, remettre en question l’élection syndicale qui vient de se dérouler dans les conditions que l’on sait, dans un échange de bons procédés entre les deux autres chefs du pouvoir tripartite. D’avance, le chef de l’Etat avait dit: neutralité. La sienne propre apparemment, laissant aux autres toute liberté. Ainsi, les lois et règlements, inter-prétés selon le bon plaisir du ministre des Affaires sociales, colistier de M. Berri et adversaire de M. Abou Rizk aux législatives, ont été respectés. M. Abou Rizk, qui dérangeait toute la République et particulièrement M. Hariri, est évincé de la présidence de la C.G.T.L. Tel qu’on le connaît, il se battra encore. L’affaire est sans doute loin d’être terminée, ne serait-ce que parce qu’elle laisse une blessure difficile à refermer et qui peut s’envenimer. En l’espace de quelques jours, l’Etat a réussi à saper l’effort poursuivi pendant sept années, à coups de discours et de slogans, pour donner au bon peuple l’illusion qu’on lui reconstituait un Etat de droit, des institutions démocratiques. Les élections municipales renvoyées aux calendes grecques, les élections syndicales faussées. Les masques sont tombés. C’est toujours le même système: donne-moi de la rhubarbe, je te donne du séné.

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Sur la confiance de qui peut encore se fonder l’exercice du pouvoir? On ne peut pas réduire un pays à un assemblage de clientèles. M. Berri a les siennes et M. Hariri égale-ment. Mais leur association ne constitue pas tout le pays. Et les clientèles, on sait bien ce qui les attache à un leadership. Prétendre gérer les affaires publiques sur cette seule base, c’est faire fi du pays dans son en-semble. Il fut un temps où l’on a pu dénoncer un Etat transformé en une “ferme pour une famille”. Puis, on avait dénoncé les “fromagistes” et leur fromage. On sait où cela nous avait conduits. Aujourd’hui, que ce soit pour deux ou trois familles associées au lieu d’une, ne change rien à la nature du problème. Il y a un peuple qui n’est pas constitué uniquement de clientèles et aspire à être traité selon les règles du droit; un peuple qui a besoin de placer sa confiance dans une gestion respectueuse des libertés publiques et de l’égalité des citoyens devant la loi. De promesses non tenues à des promesses non tenues, ce peuple a perdu toute confiance dans une direction qui le traite par le mépris de son intelligence.

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On nous dit: Les programmes de construction et d’infrastructures se poursuivent bien. Certes, ils sont nécessaires et offrent des perspectives séduisantes de développement et de modernisation. Ils sont, d’ailleurs, conduits au prix d’un endettement qui pèse lourd et suscite beaucoup d’interrogation. Quoi qu’il en soit, c’est une erreur dramatique de s’imaginer qu’on peut bâtir la confiance sur la seule promes-se de progrès matériel. Après plusieurs années de guerre civile, qui avait profondément ébranlé la foi des Libanais dans leur identité et dans leur avenir, ce dont ils avaient besoin en priorité, c’était de retrouver la confiance dans le fonctionnement de l’appareil de l’Etat. C’est bien ce qui leur était annoncé et promis. Et c’est le contraire qui leur est donné à voir. Construire un réseau routier moderne, bâtir des centrales électriques et changer les canalisations d’eau et d’égouts, ce n’est pas exactement le genre d’action qui peut, à lui seul, répondre à l’attente d’une population attachée, viscéralement, aux principes d’égalité devant la loi et de liberté dans le choix de ses options. On ne gouverne pas un pays comme le Liban par la tromperie, la condescendance et le mépris.

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L’ingérence des pouvoirs publics dans les élections syndicales a provoqué une grave scission dans le monde du travail. C’est la conséquence la plus tragique d’une politique à courte vue. Alors qu’au lendemain de la guerre, il n’était question que de réconcilier les Libanais et de refaire l’union nationale sur la base d’un consensus autour d’un Etat des institutions, voilà qu’une nouvelle division est provoquée délibérément par le gouvernement lui-même. Pourquoi? Pour réduire au silence un syndicaliste trop remuant? La confédération générale du travail, qu’est-ce que c’est? N’est-ce pas l’une des institutions fondamentales de l’organisation sociale du pays et de la régulation des rapports sociaux? En la divisant, on n’a fait que rouvrir des brèches dans tout le tissu national. Et les élections municipales qui n’ont pas eu lieu depuis trente ans? On n’a pas eu le temps, en six ou sept ans, de préparer une loi acceptable pour les organiser? Comment croire que ce qui apparaît comme une erreur ou une simple défaillance ou peut-être une faute de calcul, ne relève pas, en réalité, d’une politique délibérée et parfai-tement perverse?


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