CES DAMES QUI ONT TRAVERSÉ L’HISTOIRE...

“L’ESPIONNE AUX SEINS MASQUÉS”

L’espionne aux seins masqués!

Elle était plus que belle-fascinante. A Lecuwarden en Hollande, sa ville natale, une partie des objets lui ayant appartenu, est offerte à la curiosité du public dans une pièce de la maison de son enfance. A travers l’impressionnante littérature qu’elle a suscitée depuis plus de quatre-vingts ans, Greta Garbo ne fut que sa première incarnation au cinéma. D’autres ont suivi et le projet le plus fou est encore à venir, il est signé David Carradine. Mais ce n’est pas notre propos... L’une des plus célèbres espionnes de l’histoire contemporaine fut fusillée en octobre 1917 et de ce dossier qui a suscité tant d’interrogations demeurées sans réponse, voilà les images ramenées au jour, telles qu’elles apparaissent aujourd’hui...

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Ils sont arrivés sans bruit, longeant un corridor où les rats couraient entre leurs jambes, un corridor qui menait à la cellule 12. Une vieille religieuse à cornette leur a ouvert la porte, désignant du doigt au commissaire du gouvernement, l’une des trois formes allongées sur les lits de fer. La condamnée, dormait entre deux détenues. “-Ayez du courage madame, le président de la République a rejeté votre recours en grâce. L’heure est venue...” Réveillée en sursaut, elle s’est dressée sur sa païllasse répétant: “Ce n’est pas possible...” Puis, elle a ouvert des yeux effarés sur les militaires. Cheveux gris, visage flétri, elle donnait l’image d’une vieille femme. Elle portait une camisole en coton qui laissait voir une poitrine flétrie. Elle était incarcérée depuis huit mois. Alors, défiant d’un sourire crispé les hommes qui l’entouraient, elle se leva: c’était sa dernière représentation. Margaretha Gertruida Zelle, quarante-et-un ans, condamnée à mort pour “espionnage et intelligence avec l’ennemi” redevenait la


Mata Hari.


L’exécution.

courtisane idôlatrée une dizaine d’années plus tôt dans les salons privés et sur les scènes de théâtre de quelques grandes capitales européennes. “Ne craignez rien ma sœur, dit-elle à la religieuse qui lui avait pris la main, je saurai mourir sans faiblesse. Vous allez avoir une belle mort!” Et c’est ce matin sinistre du 15 octobre 1917 que Mata Hari est entrée dans l’Histoire. Autrement... elle aurait sombré dans l’oubli comme les autres femmes, qui la précédèrent au poteau ou l’y suivirent. Elle n’aurait eu ni statue, ni musée. Le cinéma ne l’aurait pas


La danseuse fétiche du Tout-Paris.

immortalisée sous les traits de Garbo, de Dietrich et de Jeanne Moreau. Et pourtant... elle n’était pas plus un génie de l’espionnage qu’une virtuose de la danse. Elle pratiquait l’amateurisme jusqu’à dans la prostitution. Au moment de son arrestation, c’était une mythomane vieillissante qui profitait de ses derniers charmes pour séduire contre argent comptant! Fille d’un marchand de casquettes, divorcée de Rudolf Mc Leod, un officier ventru, moustachu et vite cocu qui lui avait fait deux enfants, Margaretha Gertruida Zelle avait connu Paris en 1904. Elle avait vingt-huit ans et logeait dans un modeste meublé de la rue Bonne-Nouvelle. “Ses faibles ressources la lancent dans la galanterie et dans la pose pour quelques peintres...” note-t-on dans un rapport de la police. Mais les amants lui réussissent mieux que les peintres, lesquels lui reprochent sa poitrine plate. Greta Zelle tiendra compte de la remarque et n’enlèvera jamais le haut, lors de ses strip-tease. Elle montrera le reste, mais dissimule ses seins derrière des coupelles d’argent- l’espionne aux seins masqués - en laissant se propager l’histoire de son téton, tranché d’un coup de dent par son mari jaloux! Elle s’invente aussi une enfance indienne, sur fond de temple arrosé par le Gange. L’exotisme, le Paris début du siècle en raffole! L’érotisme, le Paris Belle-Epoque en redemande! Et la jeune femme propose les deux, dans les salons privés où elle séduit, recommandée par de vieux messieurs à la barbiche friponne. Aussi, emprunte-t-elle sa chorégraphie au Kama-Sutra. Tout un programme... En mars 1905, l’industriel Guimet la propulse sur les devants de la vie parisienne en lui organisant une soirée dans son musée d’Art oriental, place d’Iéna. “Lady Mc Leod” cède alors la place au personnage de Mata Hari et elle s’exhibe alors nue, avec de beaux gestes à la fois osés et chastes, écrit la presse, devant un parterre d’ambassadeurs, d’hommes politiques, d’industriels béats d’admiration. Elle danse ainsi devant le baron de Rothschild, devant Cécile Sorel, le Roi du chocolat... Mata Hari s’épanouit. Son impresario obtient des engagements dans trois ou quatre villes d’Europe. Des compositeurs tels Puccini et Massenet s’intéressent aux déhanchements de la jeune femme dont Colette l’écrivain, dira un jour: «Elle ne dansait guère... elle savait se dévêtir progressivement et mouvoir son long corps bistre, mince et fier». En 1906, Mata Hari vit à Berlin, où l’a installée un officier de hussard de Westphalie, voyage, s’exhibe en Autriche, en Hollande, où cigarettes et biscuits portent son nom. Elle est de retour à Paris en 1908 aux bras d’un banquier amoureux fou, qui l’installera rue Windsor à Neuilly. Mais elle rate son come-back: elle n’est plus la seule à danser nue! Aussi se réfugie-t-elle dans un rôle de femme du monde fréquentant les champs de courses et les maisons de couture et... de femme galante, en se glissant de temps à autre dans une maison de rendez-vous. Entre-temps, Mata Hari avait fini par se résoudre à ne plus se produire nue sous ses voiles - qu’à Neuilly, dans le jardin d’un hôtel particulier que louera jusqu’à sa banqueroute, le banquier Rousseau. Mata Hari repart pour l’Allemagne et si le déclenchement de la guerre bloque ses projets artistiques, il ne bloque pas ses aventures galantes, en 1914 à Amsterdam où elle est retournée. Mais Paris lui manque. En décembre 1915, elle y revient pour un mois. Dès son arrivée, Mata Hari écrit à son impresario pour postuler un engagement dans les ballets russes. Echec. Elle a plus de succès avec les clients du Grand Hôtel, place de l’Opéra. Des militaires pour la plupart. «J’aime les officiers, dira Mata Hari au cours d’un de ses interrogatoires. Je les ai aimés toute ma vie. J’aime mieux être la maîtresse d’un officier pauvre que d’un banquier riche...» Et c’est précisément à cause de cette passion pour l’uniforme que la Hollandaise va devenir suspecte. Un de ses amants, Jack de Beaufort, hollandais de nationalité américaine, est considéré par la police française comme «individu douteux» et lorsque pour le revoir elle réapparaît en France en 1916, Mata Hari sera suivie par les agents du contre-espionnage. Judicieuse initiative. Effectivement, elle est venue espionner en France! Car, un mois plus tôt un nommé Kramer, agent consulaire d’Allemagne à Amsterdam lui a remis 20.000 F. en échange de renseignements de tous ordres.

«Les Allemands à Berlin, m’avaient confisqué des fourrures de prix, j’ai considéré qu’il serait de bonne guerre de leur reprendre d’une autre main, ce que je pourrai,» reconnaîtra Mata Hari. Huit mois de surveillance assidue et d’écoutes téléphoniques n’apporteront pourtant rien de concluant, si ce n’est la compilation de ses amants de rencontre et ses visites à une cartomancienne, Eugénie Bazin, qui ne lui a prédit «aucune rentrée d’argent - mais une mort violente...» Les rapports transmis au capitaine Ladoux, chef du Bureau d’espionnage, permettent à celui-ci de mieux contrôler les propos de Mata Hari venue le voir pour obtenir un sauf-conduit, afin de se rendre à Vittel pour - lui mentira-t-elle - y suivre une cure. En fait, c’est pour retrouver un jeune officier connu à Paris et dont elle est éperdûment amoureuse. La ville est classée zone interdite, mais Ladoux lui délivre quand même le fameux laissez-passer et tout en le lui remettant, il propose à Mata Hari de travailler pour les services français. A son retour, elle accepte. Lui a-t-elle avoué, comme elle l’a toujours prétendu pendant son procès, ses contacts avec les Allemands? Ladoux nie, mais dans son livre en 1932, il reconnaît en avoir été informé par l’intéressée. «Je suis innocente. Quel jeu joue avec moi le contre-espionnage français, puisque je suis à son service et que je n’ai fait qu’agir sur ses instructions?» s’étonnera Mata Hari dans son procès-verbal avant d’être conduite à la prison Saint Lazare. Elle avait fourni, c’est vrai un mois auparavant des informations recueillies sur l’oreiller de l’attaché militaire allemand de Madrid, concernant les mouvements des sous-marins ennemis sur les côtes marocaines et la découverte par les Allemands des codes utilisés par les services français. Mais la France traverse une période d’espionnite aiguë et de peloton d’exécution facile - plus de trois cents personnes sont fusillées entre 1914 et 1918 - et Mata Hari avait tout du bouc émissaire providentiel. Pour son malheur... Une lettre signée du général Lyautey, ministre de la guerre “soupçonne fortement la nommée Zelle, dite Mata Hari, d’être un agent au service de l’Allemagne”. Bizarrerie, l’adverbe “fortement” a été rajouté dans l’interligne du rapport. Le fait est que le 13 février 1917, trois jours après cette lettre, Mata Hari est arrêtée dans sa chambre d’hôtel de l’Elysée-Palace sur les Champs-Elysées. Cette arrestation est célébrée à Paris comme une victoire: Mata Hari est présentée comme le plus redoutable agent allemand. Elle est accusée de tous les maux. Quatre mois plus tard, le procès de Mata Hari s’ouvre en pleine crise nationale: défaitisme, désertions, mutineries, ministres accusés de trahison... Deux témoins essentiels cités par la défense ne se présentent pas. Non seulement, mais le tribunal ne les contraint même pas à se présenter: le sort de Mata Hari est scellé! Le sous-lieutenant Mornet - celui qui, trente ans après, devait réclamer la tête du maréchal Pétain et du président Laval, et auquel celui-ci le jour de l’exécution aurait craché avec mépris: “Je vous plains pour votre besogne!” - Mornet donc, magistrat mobilisé entame son réquisitoire par: “Je vais vous prouver que deux et deux font quatre”. Après deux jours d’audience et dix minutes de délibérations, Mata Hari est condamnée à mort. Mornet l’avait comparée en plein tribunal à “une Salomé sinistre qui joue avec la tête du soldat français”. Trente ans plus tard, en rééditant son exploit avec Pétain et Laval, ce même Mornet devait confier au romancier Paul Guimard que dans l’affaire de Mata Hari, il n’y avait finalement pas de quoi fouetter un chat! Aucune trace, chez cet individu de remise en question ou d’un quelconque remord... Du reste, tout le dossier ne fut que déductions, extrapolations et suppositions du magistrat instructeur. En dépit du fait que tous les documents sont unanimes à reconnaître que la Hollandaise était plus intéressée par l’anatomie des officiers que par leur “secret défense”. Le magistrat n’en aura pas moins présenté Mata Hari comme “un redoutable adversaire de la France. Nous croyons que l’inculpée a servi l’Allemagne!”. A souligner qu’il écrit “nous croyons” et pas “nous savons”... Nuance! Ce matin-là, une aube sinistre se levait sur Paris et Mata Hari réclama son cache-corset en dentelles. Au greffe de la prison, elle écrit trois lettres. A Vincennes, Mata Hari toise le peloton d’exécution du haut de son mètre soixante-quinze, au bras de la religieuse et se dirige seule vers le poteau. “Non, s’exclamera-t-elle face au soldat qui voulait lui bander les yeux. Je veux voir...” Trois balles atteindront seulement leur cible, mais l’une d’elles traversera le cœur. Il était six heures et quart, le 15 octobre 1917. Curieusement, Georges Ladoux, qui fut à l’origine de l’arrestation de Mata Hari, parle de ses espionnes comme des anges d’abnégation. Témoin ce dialogue historique entre lui et l’agent S.32: “Il est des choses capitaine, à quoi une femme ne peut consentir!” “- Marthe, pensez aux sacrifices des poilus...” “- C’est un sacrifice ignoble que vous exigez!” L’agent S.32? Plus célèbre sous le nom de Marthe Richard! Il s’agissait pour la circonstance de séduire l’attaché naval allemand à Madrid. Marthe fit néanmoins son “devoir patriotique”! Mata Hari consentit elle aussi, le même sacrifice auprès de von Kalle, autre attaché militaire allemand en Espagne. Comportements semblables, mais destins différents: Marthe Richard fut décorée - Mata Hari envoyée au poteau d’exécution! Louis Ferdinand Céline ne l’avait-il pas déjà dit, dans une formule meurtrière de son “Voyage au bout de la Nuit”: “Faire confiance aux hommes, c’est déjà se faire tuer un peu...”

CHARLES E. HANANIA


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