LA FRANCOPHONIE, UNE VÉRITABLE SOCIÉTÉ
INTERNATIONALE
Zeina el TIBI: - On connaît bien l’aspect culturel et technique
de la francophonie ou même son aspect politique. En revanche, le
volet économique de la francophonie est encore mal connu. Quel est
le rôle de la francophonie économique?
Stève GENTILI: “La francophonie économique est le troisième
pilier de la Francophonie qui est devenue depuis une vingtaine d’années
une véritable société internationale de plus en plus
dynamique. Dernier né de la francophonie, le pilier économique
créé avec la fondation du Forum francophone des affaires
par le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement réuni à
Québec en 1987, permet d’envisager un projet intégral et
particulièrement moderne. Le développement et la coopération
économiques seront, d’ailleurs, au centre des travaux du sommet
des chefs d’Etat et de gouvernement qui se réunira à Hanoï,
en novembre prochain. “L’emballement de la mon-dialisation de l’économie
et la désarticulation des structures traditionnelles conduisent
à intensifier les processus de coopération. La glo-balisation
généra-lisée des échanges ne saurait se passer
de conventions, de règle et de projets de rééquilibrage.
SIMILITUDES SOCIO-CULTURELLES
“Ainsi, alors même que l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) fixe les normes générales de la pratique commerciale
et du libre-échange international, on voit se développer
de nombreux accords régionaux, lesquels visent à former des
ensembles économiques structurés. C’est, bien sûr,
le cas de l’Union européenne ou de l’Accord de libre-échange
nord-américain (ALENA ou NAFTA), mais c’est, aussi, le cas de l’Association
de libre-échange asiatique, créée par l’Association
des nations du sud-est asiatique (ANSEA ou ASEAN), de la zone de coopération
économique de la mer Noire; de la Communauté économique
Asie-Pacifique, de l’Union économique des pays du sud de l’Amérique
latine (MERCOSUR)... Le trait commun à toutes ces organisations
est la volonté de mettre sur pied des blocs économiques bien
délimités sur le plan géographique et caractérisés
par de fortes similitudes socio-culturelles. “Dans ce contexte, l’espace
économique francophone apparaît comme une expérience
singulière. La principale particularité de cet ensemble est
qu’il est intercontinental, d’une part, et rassemble des pays extrêmement
différents, d’autre part. C’est, évidemment, une faiblesse,
mais cette faiblesse est toute relative, si l’on considère les chiffres
et les potentialités offertes par cette communauté originale
qui n’a d’égal que le Commonwealth, encore qu’elle s’en distingue
notablement.”
UN ESPACE ÉCONOMIQUE D’UN DEMI-MILLIARD
D’HOMMES
Z.T.: - Que représente l’espace économique francophone?
S.G.: “L’espace économique francophone recouvre les cinquante
Etats et communautés qui participent aux institutions de la francophonie
et siègent au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement des pays
ayant en partage l’usage du français: royaume de Belgique, communauté
francophone de Belgique, Bénin, Bulgarie, Burkina-Fasso, Burundi,
Cambodge, Cameroun, gouvernement fédéral du Canada, Canada
- Nouveau Brunswick, Canada-Québec, Cap vert, Centrafrique, Comores,
Congo, Côte d’Ivoire, Djibouti, Dominique, Egypte, France, Gabon,
Guinée, Guinée Bissau, Guinée équatoriale,
Haïti, Laos, Liban, Luxembourg, Madagascar, Mali, Maroc, Maurice,
Mauritanie, Moldavie, Monaco, Niger, Roumanie, Rwanda, Sainte Lucie, Saint
Thomas et Pince, Sénégal, Seychelles, Suisse, Tchad, Togo,
Tunisie, région autonome du Val d’Aoste, Vanuatu, Vietnam, Zaïre).
Au total, ces Etats représentent plus de 5000 millions d’hommes,
c’est-à-dire près de 10% de la population mondiale. “En termes
économiques, le poids de la francophonie est loin d’être négligeable
avec 12% de la production mondiale et 18% des échanges commerciaux
internationaux. Le PNB de l’espace économique francophone s’est
élevé en 1996, à près de 3.000 milliards de
dollars, c’est-à-dire plus de 35% du PNB des deux plus grands pôles
régionaux que sont l’espace économique européen (plus
de 8.000 milliards de dollars) et l’ALENA (plus de 7200 milliards de dollars).
“Si l’on considère que les nations membres de l’Union européenne
s’octroient près de 40% du commerce mondial, l’espace économique
francophone pèse presque la moitié en termes d’échanges
commerciaux. Cet espace affiche, surtout, un profil très exportateur,
puisque le pourcentage des exportations dans le PNB d’un Etat membre de
la francophonie se monte, en moyenne, à 30% contre 10% pour les
Etats-Unis d’Amérique ou le Japon et 20% pour des pays comme l’Italie
ou la Grande-Bretagne.
EXTRÊME COMPLÉMENTARITÉ
“Le fait que le commerce intra-zone ne s’élève
pas à plus de 16 ou 17% des échanges globaux de l’espace
économique francophone, est un facteur intéressant à
prendre en considération, dans la mesure où il est légitime
d’espérer que les avancées politiques de la construction
francophone, les efforts d’intégration et le renforcement de la
coopération offrent de bonnes perspectives d’augmentation des échanges.
Un très large champ reste à explorer, ce qui est fort appréciable
dans une conjoncture de crise et de stagnation des marchés traditionnels.
“Cette exploration peut se révéler d’autant plus féconde,
que l’espace économique francophone est marqué par une extrême
complémentarité. En effet, on conçoit bien les possibilités
que réservent des pays comme la Roumanie, la Moldavie, la Bulgarie,
Madagascar, le Cambodge ou le Vietnam (avec ses soixante quinze millions
d’habitants et son taux de croissance de plus de 10%) au savoir-faire et
à la technologie de pays comme la France, le Canada, le Québec
ou la Belgique. “La progression démographique des pays du sud conjuguée
à une amélioration progressive du niveau de vie, crée
une importante réserve de consommateurs potentiels. De surcroît,
certains Etats constituent de véritables têtes de pont pour
aborder de nouveaux marchés, par exemple, le Vietnam est un formidable
tremplin pour l’Asie, comme l’Afrique noire francophone pour l’Afrique
du sud ou le Liban, lui aussi en pleine reconstruction, pour le Machrek
arabe. “Parallèlement aux perspectives offertes en matière
d’exportation et de pénétration de nouveaux marchés,
il faut souligner la part que peuvent prendre la recherche et la formation.
Les membres de l’espace économique francophone doivent unir leurs
efforts pour répondre à de nouveaux défis, notamment
dans le domaine des autoroutes de l’information avec la constitution de
serveurs francophones. Pour ce qui concerne la formation, la demande est,
également, très importante comme le montrent bien la récente
création d’une HEC libanaise, l’Ecole supérieure des affaires
(ESA) de Beyrouth, gérée par la Chambre de commerce et d’industrie
de Paris, ou la vitalité du Centre franco-vietnamien de formation
à la gestion. Pour sa part, le Forum francophone des affaires a
institué un programme de stages en entreprises, afin d’initier de
jeunes diplômés des pays en voie de développement aux
techniques commerciales, financières et gestionnaires. «Tout
conduit donc à mieux intégrer le facteur francophone dans
une stratégie d’exportation et de coopération économique.
L’espace économique francophone est une réalité, mais
celle-ci doit être davantage mise en valeur et faire l’objet d’un
programme ambitieux et cohérents.»
LE FFA: OPÉRATEUR DE LA FRANCOPHONIE
ÉCONOMIQUE
Z.T.: - Depuis quelques années, vous présidez le Forum
francophone des affaires. Pourriez-vous préciser les objectifs de
cette organisation?
S.G.: «Depuis le premier sommet des chefs d’Etat et de gouvernement
en 1986, la francophonie s’est affirmée; elle a tissé des
réseaux et renforcé ses institutions dans de nombreux domaines.
Elle a, surtout, entrepris de répondre à une triple exigence:
consolider une forte charpente culturelle, faire montre d’une plus ferme
volonté politique, élargir le volet économique. Dans
cet esprit, la francophonie s’est dotée, en 1987, d’une organisation
internationale non-gouvernementale, associée au sommet des chefs
d’Etat et de gouvernement, dont la vocation est de développer les
échanges commerciaux, industriels et technologiques et d’améliorer
la coopération entre les membres de l’espace francophone. «Le
Forum des affaires francophones est l’opérateur spécifique
qui, rassemblant les principaux acteurs économiques (chefs d’entreprises,
hommes d’affaires, financiers, experts, animateurs de chambres de commerce
et d’organisations professionnelles), a pour mission de rapprocher le monde
des affaires de la francophonie, de fédérer les actions et
de dynamiser les échanges. «Son action repose sur une quarantaine
de comités nationaux et se traduit par diverses activités
que l’on pourrait regrouper autour de trois principales priorités:
1 - Former et sensibiliser par l’organisation de rencontres au niveau global
ou national (comités nationaux). Tous les deux ans, en marge du
sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, se tient le forum qui permet
aux hommes d’affaires de se rencontrer, d’échanger leurs expériences,
de réfléchir autour de thèmes concrets de préoccupation,
de définir les grands objectifs. Cet effort de réflexion
se poursuit sous forme d’actions plus ponctuelles ou thématiques
par les activités propres aux comités nationaux. L’action
de sensibilisation se traduit, également, par la réalisation
de guides d’affaires et de publications spécialisées (dont
le premier ouvrage consacré à la francophonie économique
(L’Espace économique francophone par Aymeric Chauprade, préface
de Stève Gentili, Ellipses - FFA, 1996) ou par de nombreuses manifestations
(colloques, foires commerciales, attribution du prix annuel de la francophonie
économique etc...). 2 - Communiquer et favoriser la diffusion et
la circulation de l’information entre les entreprises, grâce à
une banque internationale des gens d’affaires qui répertorie les
entreprises de la francophonie, les appels d’offres, les projets des institutions
financières internationales. Par ailleurs, afin de permettre aux
entreprises d’accéder aux sources privilégiées d’information,
en temps réel, le FFA a mis sur pied un système mondial de
transmission de données par réseau télématique
(Transit international). 3 - Coopérer en facilitant les échanges
par la création d’une bourse d’affaires, en promouvant des actions
concrètes, en développant un programme de promotion et de
développement du partenariat d’entreprises, lequel vise à
l’identification de projets, à la recherche de partenaires intéressées,
au financement des études viabilité et à la recherche
des financements nécessaires.
PARTENARIAT ÉCONOMIQUE ENTRE FRANCOPHONES
Z.T.: - Quels sont les résultats pratiques des activités
du FFA?
S.G.: «La multiplication des actions concrètes a conduit
à l’avènement d’un véritable partenariat économique
entre francophones. Elle a, également, permis de mieux cerner les
besoins et les potentialités: la promotion des pays en retard, la
modernisation accélérée des structures agricoles ou
industrielles défaillantes, l’élaboration de projets adaptés,
la construction d’infrastructures... «Beaucoup d’hommes d’affaires
ont découvert que la francophonie n’était pas une aimable
vue de l’esprit, mais une forte réalité qui ouvre de très
larges horizons et mérite d’être intégrée dans
les futures stratégies. Désormais, les acteurs du monde économique
estiment que l’espace francophone pourrait bien représenter un projet
nouveau et enthousiasmant pour le XXIème siècle, celui de
constituer l’un des grands ensembles de la recomposition du paysage économique
de la planète. «A une époque caractérisée
par la morosité, la jeune francophonie économique est pleine
de promesses. Elle laisse entrevoir des voies nouvelles en matière
de coopération, d’investissement, de commerce et, par conséquent,
d’emploi. Elle propose de multiples chantiers qu’il importe de mettre en
valeur, en faisant montre de plus d’esprit d’initiative et de plus d’imagination.
Elle constitue une chance qu’il faut savoir exploiter. A titre d’exemple,
il faut indiquer que, si l’on tient compte de la croissance actuelle des
échanges (entre 7 et 8% par an), il suffirait de doubler la coopération
interfrancophone, très en-dessous de ses possibilités, pour
parvenir à une augmentation des échanges d’environ cent vingt
milliards de francs par an. «Dans ce domaine, comme partout ailleurs,
rien ne remplace la volonté. Il importe d’aller de l’avant, sans
frilosité excessive. Il importe, aussi, que les dirigeants politiques
accordent à la francophonie toute l’attention quelle mérite
et l’inscrivent comme une priorité. On peut espérer que,
sous l’impulsion du président Chirac qui a su rénover et
redonner un souffle à la diplomatie française, le sommet
des chefs d’Etat et de gouvernement de la francophonie de novembre 1997,
à Hanoï, sera celui de la montée en puissance d’une
organisation qui élira, à cette occasion, un secrétaire
général permanent, lequel lui donnera une voix et un visage
sur la scène internationale. (Le nom de Boutros Boutros-Ghali est
le plus fréquemment cité pour occuper ce poste. ndlr).
Z.T.: - Quelle est la place du Liban dans l’espace économique
francophone?
S.G.: «Le dynamisme et la compétence des Libanais en matière
économique et commerciale n’ont plus besoin d’être soulignés.
Par ailleurs, la place qu’occupe le Liban dans la francophonie est importante
et tout le monde connaît l’attention particulière que porte
la France à ce pays ami. Tout concourt donc à ce que les
hommes d’affaires libanais jouent un rôle de premier plan dans l’espace
économique francophone, d’autant plus qu’ils sont présents
dans de nombreux pays et sur tous les continents. “Il existe un comité
national libanais du FFA. Personnellement, je souhaiterais qu’une grande
réunion de la francophonie, au niveau ministériel et, pourquoi
pas, qu’un prochain sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, se tienne
un jour à Beyrouth”.
(Propos recueillis à Paris
par ZEINA W. El-TIBI)
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