Tribune


Par RENE AGGIOURI.

LES ALLIÉS DE L’AMÉRIQUE

En pénétrant en territoire irakien, l’armée turque s’inspire d’un précédent toujours actuel: l’agression israélienne contre le Liban dont une portion du territoire est toujours occupée depuis vingt ans. Les prétextes, dans les deux cas, se ressemblent: l’armée turque pour-suit les Kurdes qui la harcelaient aux confins de l’Irak; l’armée israélienne a, d’abord, pourchassé les Palestiniens au Liban et main-tenant le Hezbollah. Ce processus qui vise, en défi-nitive, à provoquer le démembre-ment des Etats multi-confession-nels et multi-ethniques, dont l’existence dérange l’Etat juif, est le même, quoique le problème kurde soit différent de celui, hier, des Palestiniens du Liban et de celui, aujourd’hui, des Libanais qui font de la résistance à une occupation qu’aucun prétexte ne peut plus justifier. Mais, dans les deux cas, il y a un facteur commun: les deux puissances qui entrepren-nent ces actions militaires dont la finalité est subversive, la turque et l’israélienne désormais liées par un pacte de coopération, sont les alliées des Etats-Unis. Autrement, elles ne se permettraient pas de bafouer les lois internationales. Ce que veut la Turquie, ce que veut Israël, on le voit facilement. L’Irak est menacé dans son unité. Le Liban est l’objet d’une pression continue dans le même but. La Syrie, à son tour, commence à se poser des questions sur la sécurité de sa frontière turque, pendant que son Golan est colonisé par Israël. L’eau et le pétrole sont en jeu. Mais que veulent les Etats-Unis?

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Washington a cru pouvoir récemment réconcilier les divers clans kurdes dont le territoire, en Irak, bénéficie d’une certaine autonomie depuis la guerre du Golfe. Ce fut un échec pour des raisons variées. D’une part, l’Amérique n’a rien fait pour consolider cette autonomie. Le territoire autonome était l’objet d’un embargo de la part du gouvernement de Bagdad et l’Amérique ne lui a pas apporté le soutien financier qui aurait pu lui permettre de s’organiser. D’autre part, l’obstination d’Ankara à refuser aux Kurdes de son territoire la moindre reconnaissance de leur identité culturelle, a entretenu dans les régions limitrophes de l’Irak, un état permanent de rébellion. Les conséquences ne devaient pas tarder à se produire: les luttes intestines entre fractions kurdes ont repris, attisées tantôt par Bagdad, tantôt par Téhéran. Barazani et Talabani, tantôt réconciliés, tantôt en lutte ouverte, se trouvent, maintenant, également, menacés par l’armée turque. Le Kurdistan, comme on le sait, couvre un territoire qui déborde du Nord de l’Irak sur trois pays voisins: Syrie, Turquie et Iran. Sa population est formée de guerriers farouchement attachés à leur indépendance depuis la plus haute antiquité (Xénophon déjà le constatait dans son fameux récit de la retraite des «Dix mille»). L’armée turque qui n’a pas réussi jusqu’ici, à pacifier la région kurde de son territoire, comment pourra-t-elle mieux y parvenir en s’enfonçant dans les montagnes du Kurdistan irakien? L’aventure qui vient de commencer risque fort de s’éterniser avec pour conséquence une menace de complication tragique et de déstabilisation dans toute la région.

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Que peut signifier encore, devant cette menace, la prétention de la diplomatie américaine et de la diplomatie européenne d’instaurer une ère de paix et de développement pour tout le Proche-Orient, à partir d’une normalisation des rapports israélo-arabes? Le «processus de paix» en Palestine est bloqué depuis plusieurs mois. Rien n’indique qu’on pourra le relancer. Et c’est au moment où l’Egypte et la Jordanie, prenant le relais de l’Amérique, tentent un déblocage, que la Turquie déclenche une opération qui ressemble à une véritable guerre d’extermination (déjà 1400 morts en une semaine), jetant l’alarme et la suspicion dans tous les pays voisins. Si les Etats arabes, aujourd’hui, une fois de plus, déçus dans leur volonté de paix, ne sont pas en situation de demander des comptes à l’Amérique, en revanche, celle-ci n’a-t-elle pas à répondre devant ses partenaires européens dont les intérêts sont aussi en jeu, du gâchis que ses alliés locaux sont en train de provoquer dans toute la région? Est-ce cela le «nouvel ordre mondial»: une super-puissance qui peut se permettre toutes les erreurs de jugement pendant que le monde muet assiste aux conséquences?


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