PAYSAGE POLITIQUE FRANÇAIS MULTICOLORE EN BLEU, ROSE-ROUGE-VERT

L’ÉCHEC DU PARI DE CHIRAC CONDUIT JOSPIN À MATIGNON



A Cintegabelle on attend
impatiemment les résultats.


Lionel Jospin... enfin à Matignon.


Jacques Chirac, le grand perdant en train de voter.


Lionel Jospin dans son quartier général de
Campagne, entouré de Bernard Kouchner, Ségolène Royal,
Dominique Strauss-Kahn, Martine Aubry, Jean-Marc Ayrault,
Catherine Trautmann et Jack Lang.

Coup de poker, coup de folie, la dissolution de l’Assemblée nationale dix mois avant la fin de son mandat, le lancement d’une campagne législative resserrée et sans tonus, l’abstentionnisme des Français (32%) au premier tour, leur sursaut tardif au second, semblent être passés à côté des réalités tout terrain laminant les forces conventionnelles, béates de satisfaction. Les 12,8% des chômeurs de la population active représentant 3,1 millions de travailleurs - bien que leur nombre ait décru au cours des trois derniers mois - traduisent les inquiétudes des Français déçus par les promesses non tenues, sans accès à la finalité des réformes entreprises, rejetant un surcroît d’austérité en prévision de l’euro et cristallisant leurs rancœurs sur un personnage central de la République: Alain Juppé, le Premier ministre le plus impopulaire de la Ve République contesté dans son propre camp et dont Chirac dit qu’il est “le meilleur d’entre nous.” L’Assemblée nationale dissoute le 21 avril par Jacques Chirac sur les conseils d’Alain Juppé et c’est la catastrophe. Les Français ne l’ont pas comprise et ont sanctionné ses auteurs. Cela fait penser, toutes proportions gardées, au référendum lancé par le général de Gaulle un an après mai 1968 et qui portait sur son projet de régionalisation et de réforme du Sénat. Le pari risqué du général de Gaulle était hors de propos. Il l’a perdu et il a démissionné mettant fin à sa carrière politique. C’était le 28 avril 1969.

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L’EXTRÊME-DROITE FOSSOYEUR DE LA DROITE MODÉRÉE?
Départ de Chirac qui vient de subir une très lourde sanction? Non. Selon une enquête de Sofres effectuée au lendemain du second tour, 61% des personnes interrogées pensent que Chirac doit rester au pouvoir. Par contre, pour 58% le vrai chef doit être le Premier ministre et 48% estiment qu’une cohabitation est positive, mais qu’elle n’est pas promise de durer cinq ans. En revanche, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, qui a réussi à faire admettre à l’Assemblée l’un de ses candidats Jean-Marie Le Chevalier, maire de Toulon et dont la formation a obtenu près de 15% des suffrages au premier tour, réclame, comme il l’a fait la veille du 25 mai, le départ de Chirac. “Jacques Chirac a joué à quitte ou double. Il a perdu. Il est battu deux fois, à la majorité des suffrages au premier, des sièges au second.” Il doit “remettre son mandat au peuple qui lui a refusé la confiance (...) La majorité recueille les fruits de sa diabolisation du FN, de sa stratégie de Front républicain.” “La défaite de Chirac a encore soutenu Jean-Marie Le Pen sous les feux des médias qui l’ont longtemps tenu en quarantaine, est celle d’un système corrompu dans lequel gauche et droite se partagent les échecs. Il faut changer de route sous peine du pire”. Et enfin, il s’est prononcé pour une “politique nouvelle, populaire, sociale et nationale.” L’impact de Jean-Marie Le Pen tourné en dérision, par la classe politique, porte sur un électorat qui prend de l’extension, aux dépens d’une droite modérée dont il a été le fossoyeur. Le FN devenu le troisième parti de France, a maintenu ses candidats dans 133 circonscriptions et empêché dans les 75 triangulaires la droite de gagner. Pourtant, le scrutin uninominal à deux tours n’a porté à l’Assemblée qu’un de ses élus soutenu par les voix de quelque quatre millions d’électeurs.

FAUT-IL PARLER D’UN SÉISME?
Faut-il parler d’un “séisme politique”, comme l’a soutenu TFI? Les chiffres sont éloquents. La droite (RPR, UDF, DVD) totalise 256 sièges dans la nouvelle Assemblée et en perd, par conséquent, 222 depuis son raz-de-marée historique de 1993. La gauche qui avait accusé un échec tout aussi historique en 1993, a obtenu 319 sièges (répartis entre PS, PC, Verts et DVG). Bien plus, la dissidence commence à se manifester dans les rangs de l’ancienne majorité basculant dans l’opposition l’espace d’une soirée électorale et les mots recomposition, refondation, reconstruction, rénovation reviennent dans le discours de ses principaux ténors. Alain Madelin donne le ton et déclare: “Je me sens un homme libre”, tandis que Edouard Balladur invite à “tirer les leçons du passé, revoir notre organisation politique, concevoir des messages cohérents, compréhensibles par tous et adaptés à notre temps, reconquérir la confiance de ceux qui nous ont quittés. Voilà nos tâches pour l’avenir, poursuit-il, c’est la mission de renouveau à laquelle je souhaite désormais me consacrer.” “C’est tout notre système politique qui est en crise”, indique Philippe Séguin, réélu à Epinal (et qui promet plus tard “une recomposition au couteau” de la droite). Mais “vainqueurs, vaincus ajoute-t-il, on ne sait pas encore qui est à plaindre.” “Les Français ont exprimé leur “quête éperdue d’une politique qui réponde aux besoins du pays”, soutient Charles Pasqua, tandis que Nicolas Sarkozy affirme que “ce ne sont pas nos idées qui ont été battues, mais la manière dont elles ont été défendues”. Stoïquement, Alain Juppé réélu à Bordeaux reconnaît la défaite “Depuis quatre ans, nous avons accompli un travail en profondeur. Nous n’avons pas su convaincre les Français. Nous devons en tirer les conséquences.” Conséquences sur le terrain: huit ministres sortants sur vingt-cinq dont six RPR (notamment Jacques Toubon et Anne-Marie Couderc) sont battus. La droite qui recueille 52% des voix parisiennes, perd sept des dix circonscriptions. Mais Jean Tibéri, maire de la ville de Paris, conserve son siège de député.

LA GAUCHE S’EST REFAIT UNE SANTÉ
Au cours de sa traversée du désert après avoir été minée par les affaires et les scandales, la gauche s’est remise en question, restructurée et refait une santé. De sorte que l’occasion en or qui lui fut présentée par la dissolution tout à fait inattendue et inopportune de l’Assemblée nationale, lui a permis de s’investir sur le terrain en tenant le langage séduisant des promesses qui rassurent. Quoi de plus alléchant que de promettre 700.000 emplois aux jeunes et la réduction du temps de travail à trente-cinq heures sans réduction de salaires? L’auteur du programme économique du PS, Dominique Strauss-Kahn a fait de la lutte contre le chômage une priorité à laquelle répondra la «Conférence nationale sur les salaires, l’emploi et la durée du temps de travail «qui sera convoquée par Lionel Jospin à partir de ce mois. Cette conférence devrait porter le patronat et les syndicats au partage de la valeur ajoutée au sein de l’entreprise. Une loi-cadre serait initiée par le gouvernement et permettra en l’espace de trois ans de limiter à trente-cinq heures l’horaire de travail. Par ailleurs, le gouvernement favorisera une baisse de la TVA, comme le réclame le PC; il réunira les Etats généraux de la santé et prononcera peut-être l’arrêt de la privatisation de France Télécom qui touche notamment Thomson-CSF, Aerospatiale-Dassault et Air France. Dans ses perspectives immédiates: les priorités du gouvernement seront l’emploi, la santé et l’éducation. Mais attention, «on ne peut pas donner tout, tout de suite aux Français, précise Lionel Jospin, premier secrétaire du PS qui vient de recevoir le premier appel de félicitations de Tony Blair, à Cintegabelle en Haute-Garonne où il a été élu. «Le sentiment fort que m’inspire cette élection très importante est celui d’une exigence très profonde. C’est une exigence réelle dans la durée pour les Françaises et les Français moins favorisés, exigence de justice, exigence d’une politique sociale, d’une rénovation de notre vie politique et de notre démocratie, exigence de réorientation de la construction européenne à laquelle nous tenons».

UNE TROISIÈME COHABITATION
Ils sont drôles «ces Français qui changent de politique à chaque élection. C’est un peu bizarre. C’est comme l’essuie-glace, un peu à gauche, un peu à droite», a ironisé un journal allemand. En effet, les Français se sont prononcés pour l’alternance pour la sixième fois consécutive depuis 1981 et vont expérimenter pour la troisième fois la cohabitation. La première avait imposé le Premier ministre Chirac au président Mitterrand en 1986-1988 et ne fut pas très harmonieuse. La seconde avait conduit Edouard Balladur à Matignon de 1993 à 1995 et s’est distinguée par des rapports courtois qui ont permis de gérer la France dans la cohérence. Pierre Mazeaud, président de la Commission des lois de l’Assemblée sortante et député RPR réélu en Haute-Savoie, a pu confier: «J’ai été le seul à m’opposer publiquement à la dissolution et j’ai toujours été contre la cohabitation. Mais des hommes dans la courtoisie et la tolérance peuvent gérer la France... Le président est légitimé par le peuple au suffrage universel. Il doit gérer la cohabitation qui n’est peut-être pas dans l’esprit de nos institutions. Elle a été déjà vécue à deux reprises. La France ne s’en est pas mal sortie.» Le lundi 2 juin, au lendemain du second tour - qui a vu arriver, entre autres, à l’Assemblée nationale 62 femmes, 7 verts pour la première fois et 38 députés PC - un scénario préétabli a été suivi à la lettre. Arrivée à l’Elysée du Premier ministre sortant Alain Juppé qui a présenté sa démission au chef de l’Etat; entretien de cinquante minutes suivi de l’accueil de Lionel Jospin lequel à sa sortie du palais de l’Elysée déclare simplement «le président m’a proposé de me nommer Premier ministre et j’ai accepté», annonçant «dans la semaine» et «rapidement» la formation de son équipe gouvernementale. Au cours de sa campagne, Lionel Jospin, 59 ans, un protestant connu pour son austérité et sa rectitude, avait indiqué que son gouvernement serait «ramassé, gage d’efficacité et de cohérence», qu’il se limiterait à une quinzaine de ministres excluant le cumul des fonctions, l’implication avec la justice et les recalés aux législatives et qu’il accorderait une place importante aux femmes. Le mardi 3 juin, la passation de pouvoirs s’est effectuée à 11 heures, à Matignon. Une ère s’achève que même le ticket Séguin-Madelin - dont l’apport fut décisif au candidat Chirac lors de sa campagne présidentielle n’a pu sauver du naufrage - et une autre commence. Celle-ci est pleine d’incertitudes, car le PS ne dispose pas de la majorité absolue qui est de 289 sièges. Il devra, en quelque sorte, cohabiter avec les communistes qui effectuent une très belle performance et les Verts moins encombrants. S’il dispose d’une sorte d’état de grâce à ses débuts, il se heurtera, à terme, à cette cohabitation intérieure qui pourra déplaire à de nombreux Français. La France est, désormais, le 13e pays européen à être gouverné par les socialistes. L’Internationale chantée devant la mairie de Paris, c’est un chant qu’on n’avait pas entendu depuis quelque temps. Il y a loin entre les promesses et la réalité. Jacques Chirac serait-il tenté de dissoudre encore une fois l’Assemblée? Il sera en mesure de le faire dans un an pour avoir les coudées franches jusqu’en l’an 2002, où prend fin son septennat. Mais ce serait peut-être trop en demander aux Français! En attendant, marche forcée sur des cailloux, la cohabitation est en cours. Il faut bien prendre le train en marche aussi amère que soit la défaite.

LES RÉSULTATS DES LÉGISLATIVES FRANÇAISES EN CHIFFRES
Tels que affichés par le ministère de l’Intérieur.
Inscrits: 38.487.205 Votants: 27.353.998 ( 71,07%) Exprimés: 25.626.329 (66,58%) Abstention: 11.133.207 (28,92%)

sortants Elus
Extrême-gauche 0 0
Parti communiste 24 38
Parti socialiste 57 240
Parti radical socialiste 5 12
Divers gauche 13 21
Ecologistes 0 7
Divers 0 1
RPR 246 135
UDF 203 108
Divers droite 29 14
Front national 0 1
Extrême droite 0 0
Total 577 577

EVELYNE MASSOUD