SUR BASE DE SES RAPPORTS, LA COUR CONSTITUTIONNELLE S’EST PRONONCÉE EN FAVEUR DES ÉLECTIONS PARTIELLES

SALIM AZAR: “JE VOULAIS DONNER UNE SUITE FAVORABLE À SEPT RECOURS EN INVALIDATION”

Sur les dix-sept recours en invalidation présentés au Conseil constitutionnel, quatre ont été retenus et ont abouti à l’invalidation de quatre sièges: deux dans le caza du Akkar, un à Jbeil et un dans la Békaa-ouest. Des élections partielles ont été décidées à la demande du Conseil et prévues pour le dimanche 29 juin. Les décisions du C.C. ont soulevé de multiples réactions et commentaires. Pour en savoir plus sur les délibérations et la procédure ayant mené à l’invalidation du mandat de quatre députés, nous avons rencontré l’un des membres de cette haute instance, M. Salim Azar, dont le nom a été tiré au sort, pour être remplacé, ainsi que trois autres par de nouveaux membres en vertu des statuts du C.C. Connu pour son intransigeance, son caractère indépendant, il a été surtout pris à partie par M. Faouzi Hobeiche qui l’a accusé “d’avoir été la cause directe de l’invalidation de son élection au siège maronite de Akkar”. M. Azar se dit prêt à révéler toute la vérité sur les rapports qu’il a établis et à montrer les failles du processus dans un face-à-face télévisé avec le ministre de l’Intérieur.


JE SUIS SOULAGÉ...
- Peut-on dire que vous avez été soulagé par le tirage au sort de votre nom?
“Oui, parce que j’embarrassais les gens et j’étais moi-même assez fatigué. Eux sont soulagés et moi de même”.

- Votre indépendance expliquerait-elle la gêne que vous suscitiez?
“Je suis indépendant et je m’attache au droit, sans jamais céder. Lorsque je détecte le droit, je ne le lâche plus, sinon on serait plus ou moins un Ponce Pilate. Je ne veux pas l’être et je ne l’ai jamais été”.

- Cette charge importante vous pesait en quelque sorte...
“Même si cela me pesait, je suis habitué à vivre dans de tels climats. Toute ma vie j’ai été ainsi, combatif, refusant de céder. Parfois, je réussissais à convaincre les autres de mon point de vue et, d’autres fois, ils persistaient à ne pas l’admettre”.

- C’est ce qui explique le fait que votre départ a soulagé ceux qui voulaient des membres plus souples et plus dociles au sein du C.C.?
“La satisfaction se lisait sur leur visage. On m’a même rapporté qu’à la Chambre des députés certains ont applaudi, dont le ministre Michel Murr. Pour ma part, je ne suis pas en contact avec les personnalités de ce pays, je travaille seul et suis convaincu que la vérité est de mon côté”.

- Avez-vous subi des pressions?
“Il n’y a pas eu de pressions. Vous savez je suis comme le sac de sable sur lequel le boxeur s’entraîne. Plus il donne des coups forts, plus le sac de sable lui revient avec force. “Je n’ai jamais cédé tout au long de ma carrière de magistrat. Tous savent qu’avec moi, il n’y a rien à faire”.

LES DISSIDENCES RÉVÈLENT DES VÉRITÉS
- Avez-vous été tenté à un moment ou l’autre de démissionner?
“Jamais! J’ai hésité quelque peu au début à accepter cette fonction. D’ailleurs, je ne l’ai pas cherchée, contrairement à tous les autres. “J’ai hésité, car ayant fini ma carrière de magistrat, je voulais reprendre mon travail d’avocat. Mon épouse était de mon avis. Mais certains amis m’ont pressé d’accepter cette charge; j’ai accédé à leur désir. “Par contre, je n’admets pas la démission, car toute démission, surtout si elle n’est pas clairement motivée, est une forme de dérobade. Je pars du principe qu’il faut lutter et défendre son point de vue jusqu’au bout”.

- Etes-vous satisfait du résultat des délibérations du Conseil constitutionnel?
“Dès le départ, il y avait sept requêtes que je voulais accepter. Le Conseil a fini par en invalider quatre. J’ai maintenu mon point de vue et présenté des dissidences très fortes concernant les trois autres recours en invalidation présentés par le Dr Albert Moukheiber, MM. Issam Naaman et Habib Sadek. Mais les autres membres du C.C. ont voté contre; aussi, les trois recours ont-ils été rejetés”.

DE LA DIVULGATION DES “DISSIDENCES”
- Deux de vos dissidences relatives au Dr Moukheiber et à M. Sadek ont été publiées dans un quotidien de langue arabe. Est-ce permis?
“J’ai le plein droit de publier les dissidences, mais je m’abstiens de le faire. Car je voudrais que le peuple, représenté par ses syndicats, ses Ordres professionnels, ses chefs politiques et religieux, revendique ce droit. S’il n’en veut pas, tant pis! “Si l’intéressé ou l’une des parties demande une copie de cette dissidence, je la lui donne. J’estime qu’il est de mon devoir de le faire et c’est ce qui s’est produit avec le Dr Moukheiber et M. Sadek. Ce sont eux, par la suite, qui les ont publiées. D’ailleurs, aucun texte de loi n’interdit la publication de tout procès-verbal, sauf en ce qui concerne les dissidences des requêtes concernant l’inconstitutionnalité des lois. Car le sujet est délicat. Autrement, tous les rapports et procès-verbaux peuvent être publiés. Mais, généralement, on a peur des dissidences, car elles dévoilent des vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire”.

J’AI RÉCLAMÉ L’ANNULATION DES TROIS SCRUTINS
De même, le président Azar nous confie qu’il a présenté trois dissidences relatives aux recours en invalidation présentés contre MM. Henri Chédid, Emile Naufal et Khaled Daher. “A priori, explique-t-il, les membres du C.C. étaient d’avis pour invalider l’élection de ces trois députés et entériner de facto l’élection de MM. Robert Ghanem, Nazem el-Khoury et Mohamed Yéhia. J’ai contesté ce fait et présenté trois dissidences, réclamant l’annulation du scrutin pour chacun de ces trois sièges et l’organisation d’élections partielles pour y pourvoir”. Dans ses dissidences, M. Azar relève dans les rapports d’invalidation de multiples contradictions flagrantes, notamment le fait que les procès-verbaux sur lesquels se sont basés ces rapports, n’étaient pas pour la plupart signés et ne contenaient pas souvent, le nom des candidats. Les rapporteurs ont travaillé sur les copies, non sur les originaux et ce n’était même pas les premiers procès-verbaux établis dès l’ouverture des urnes, qui doivent être signés par le chef du bureau et le greffier, qui sont dès lors le plus près de la vérité. Alors que les autres procès-verbaux établis dans un deuxième temps et copiés sur les premiers peuvent contenir des erreurs volontaires ou involontaires. Lorsque le C.C. a demandé à voir les copies originales des premiers procès-verbaux, il lui a été répondu de la part du ministère de l’Intérieur qu’on les avait brûlés ce qui a paru assez étrange! Le président Azar ajoute: “Je suis prêt à passer en direct à la télévision avec le ministre de l’Intérieur, M. Michel Murr, pour un débat public, preuves à l’appui. Mais j’ai appris que le ministre Murr a répondu à cette proposition en me conseillant d’aller consulter un psychiatre. Ils me prennent pour un “fou” ou un “malade” parce que je suis droit et persiste dans mon jugement, sans pour autant être appuyé par une milice, un parti politique, un groupe de pression ou autre. Ma seule force après Dieu, c’est ma conscience. N’y-a-t-il plus personne dans ce pays qui ose parler? Parce que j’ai dit la vérité dans mes rapports, on me traite “d’illuminé”. “Ayant donc relevé de nombreuses contradictions dans les rapports concernant l’invalidation des élections de Chédid, Naufal et Khaled Daher, j’ai réclamé de nouvelles élections pour pourvoir à ces trois sièges devenus vacants, en précisant qu’elles doivent se dérouler selon les normes légales, en vertu de l’article 41 de la Constitution. “Les membres du C.C. ont fini par admettre mon point de vue et annuler les trois scrutins appelant à de nouvelles élections pour y pourvoir.”

PRESSIONS ET INGÉRENCES FLAGRANTES
- Venons-en au recours en invalidation présenté par M. Mikhaël Daher contre le député et ministre Faouzi Hobeiche, dont vous avez vous-même établi le rapport. Comment les choses se sont-elles passées?
“Au départ, le C.C. était plutôt d’avis de rejeter ce recours. J’ai rédigé, alors, un rapport de cinquante-quatre pages, où j’ai, uniquement, dénoncé toutes les pressions qui se sont exercées de toutes parts et, surtout, de tous les services concernés. Ce rapport n’épargne personne et je ne crois pas que quelqu’un osera un jour le publier. Me basant sur l’effet des pressions exercées sur les électeurs, j’ai pu évaluer, suite aux témoignages de gens neutres, à 30.000 le nombre de voix que Daher a perdues à cause de ces pressions. J’ai, dès lors, proposé de reconnaître Mikhaël Daher comme élu de facto. Les membres du C.C. n’ont pas approuvé cette conclusion et j’ai dû admettre le vote de la majorité pour de nouvelles élections, afin de pourvoir au siège maro-nite du Akkar.”

- Tout cela explique la vive réaction de M. Hobei-che qui vous a rendu directement responsable de l’invalidation de son mandat de député?
“J’ai présenté mon rapport et le Conseil a voté pour l’invalidation. Pourquoi me rendre seul respon-sable de cette décision? Par ailleurs, il y avait un autre argument en sa défaveur. Etant fonctionnaire, il aurait dû démissionner de son poste six mois à l’avance. Il ne l’a pas fait.”

UN HOMME SANS PEUR ET SANS REPROCHE

Natif de Amioun, chef-lieu du caza de Koura, Salim Azar fait ses études du primaire jusqu’à la faculté chez les Pères Jésuites. Il entame sa vie professionnelle comme avocat au bureau de Me Georges Béchara, mais ne tarde pas à rentrer dans la magistrature où il fait une longue carrière, occupant différentes charges entre les palais de Justice de Bey-routh et de Baabda. Son dernier poste avant la retraite, il y a environ quatre ans, était celui de président à la Cour de cassation.
“Tout au long de ma vie professionnelle j’ai agi comme je l’ai fait au C.C. J’ai toujours été indépendant et combatif pour le droit. Lorsque j’étais juge d’instruction, beaucoup de person-nes me présentaient des requêtes, sauf deux d’entre elles: Raymond Eddé, que je respecte beaucoup et feu Kamal Joumblatt.” Appartenant à une famille qui, autrefois, a fait de la politique, son grand-père a été quatre fois membre du Conseil administratif sous le Moutassarifiya; il n’en a jamais fait lui-même.
“Je n’aime pas la politique, dit-il, et je ne peux pas m’entendre avec les politiciens”.
Marié à Rosalie Melhem, de Kfarhazir, ils ont quatre filles: une, mariée à un Allemand et trois diplômées en psychologie et politique, en économie et en biologie. Aucune d’elles n’a fait le droit? “Je les ai élevées répond-il, librement, en vertu des prin-cipes que je défends. Aussi, sont-elles plus com-batives que moi et attachées au droit et à la vérité”.

JE NE CONNAISSAIS PAS HOBEICHE
- Le ministre Hobeiche affirme que vous avez un grief personnel contre lui.
“Je ne le connaissais pas. Je pensais même qu’il était du Kesrouan. Je n’avais jamais eu à faire avec l’Inspection Centrale et n’ai absolument rien contre lui. “Permettez-moi de vous dire que je tire ma force morale du fait que je n’ai jamais demandé un service ou une faveur à qui que ce soit.” - On a dit, aussi, que vous avez si bien plaidé la cause de Mikhaël Daher, parce qu’une vieille amitié vous lie remontant au temps de l’école... “Je ne le connais pas de près, non plus contraire-ment à tout ce qui se dit. Je suis élève des Jésuites et connais notamment les Hélou. Bien sûr, je voyais Mikhaël Daher à la télé et on se rencontrait occa-sionnellement. “Il n’y avait pas d’échange de visites entre nous.”

PAS DE COMPROMIS
- Le fait d’invalider quatre mandats de député était-il une forme de compromis?
“Pas en ce qui me concerne. J’ai toujours dit qu’il fallait accepter sept requêtes et j’ai maintenu mon point de vue jusqu’au bout. Le C.C. a invalidé quatre. “J’ai persisté en faisant des dissidences très fortes pour les trois autres. Mais les membres du Conseil ont refusé de les invalider, que pouvais-je faire? Soyez-en sûre, je n’ai subi aucune pression politique, car je suis transparent et n’ai rien à cacher”.

- Croyez-vous que l’on amendera les statuts du C.C.?
“En réalité, toutes les institutions valent ce que valent les hommes. Ne vous y trompez pas; toutes les lois sont plus ou moins bonnes. Il s’agit de savoir les interpréter et les appliquer. Il faut trouver des per-sonnes suffisamment courageuses, indépendantes, ayant un certain degré de culture; c’est l’essentiel. “Ce sont les personnes qui font les institutions. Ainsi, en France, on disait que le régime féodal était à bannir. Mais lorsque ce même régime a été présidé par Louis IX ou Saint Louis, qui rendait la justice équitablement sous le bois de Vincennes, le féoda-lisme a pris un visage clément. “Qu’est-ce que la démocratie de nos jours? C’est, finalement, un régime qui assure aux citoyens, une certaine équité, en plus de la légalité. Sinon quelle valeur aurait-elle?”

- Le ministre de l’Intérieur, Michel Murr, affirme que les élections de 96 étaient parfaites. Qu’en pensez-vous?
Il part d’un rire franc et ajoute: “Je ne répondrais pas à cette question, laissant aux rapports et dissidences du C.C. le soin d’en témoigner”.

- Il rejette la faute sur les chefs de bureaux et leurs adjoints... “Mais qui nomme ces derniers, n’est-ce pas le ministère de l’Intérieur?”
- Pensez-vous que les partielles du 29 juin se-ront plus conformes aux normes démocratiques? “Je l’espère! Je crois que le peuple est aujour-d’hui, en partie, débarrassé de son complexe de la peur. Cette crainte devrait se transposer du côté du gouvernement qui s’est rendu compte, après tout, que le C.C. n’est pas une plaisanterie”. - Les invalidations ont, en quelque sorte, réhabilité cette institution! “Le fait d’avoir demandé de refaire les élec-tions pour quatre sièges devenus vacants, est déjà pas mal, même si ce n’est pas assez”.

LA CONSTITUTION PROTÈGE L’ÉTAT ET LES CITOYENS
- Les raisons invoquées pour invalider quatre mandats parlementaires ne s’appliquent-elles pas à l’ensemble du scrutin?
“En principe oui, mais faudrait-il encore le prouver. Trois des quatre mandats invalidés, l’ont été d’après les rapports établis par mes collègues, à partir des procès-verbaux. Pour ma part, j’ai démontré les infractions à la loi; l’ingérence de l’Etat et des agents des forces publiques qui ont altéré le résultat du scrutin. “Je ne peux pas, dès lors, dire que s’il y a eu ingérence et infraction dans des cas précis et pour tel député, cette même ingérence s’est produite avec la même intensité pour d’autres députés”.

- Vous n’êtes donc pas d’avis qu’il fallait invalider toutes les élections de 96?
“J’ai répondu à cette question dans la requête de Habib Sadek qui demandait d’invalider toutes les élections. J’ai répondu, carrémment, par la néga-tive, pour la bonne raison que si je le faisais, on tomberait dans le chaos. Il n’y aurait plus d’Etat; ce serait le vide et cela se répercuterait, dangereu-sement, sur l’ensemble de la société libanaise. Pour moi, la Constitution est faite pour protéger l’Etat et la société, non le contraire. Si, en appliquant les textes de la Constitution, je fais tomber l’Etat, eh! bien, je refuse une telle logique. Car la Constitution n’est pas un but en soi, mais un moyen pour protéger l’Etat, la société et les citoyens. “J’ai clairement dit tout cela dans mon rapport sur Habib Sadek”.

L’ARRESTATION D’ABOU-RIZK, UNE FARCE!
- Croyez-vous en l’avenir du C.C.?
“Il faut que les Libanais luttent. S’ils se découragent, il n’y a rien à faire. Tenez, ils ont incarcéré le président de la C.G.T.L. Elias Abou-Rizk; c’est une farce. C’est honteux pour la Justice, car il n’y a pas un texte de loi permettant de le mettre en prison. Il est président de la Centrale syndicale qui n’est pas un organisme officiel, ni une fonction publique. Le texte de loi est clair sur ce point. “Au peuple libanais représenté par ses leaders, de revendiquer ses droits. On ne peut pas lui donner la démocratie au biberon. Il faut qu’il la réclame avec force, sinon elle finira par mourir”.

NELLY HÉLOU


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