JE SUIS SOULAGÉ...
- Peut-on dire que vous avez été soulagé par
le tirage au sort de votre nom?
“Oui, parce que j’embarrassais les gens et j’étais moi-même
assez fatigué. Eux sont soulagés et moi de même”.
- Votre indépendance expliquerait-elle la gêne que vous
suscitiez?
“Je suis indépendant et je m’attache au droit, sans jamais céder.
Lorsque je détecte le droit, je ne le lâche plus, sinon on
serait plus ou moins un Ponce Pilate. Je ne veux pas l’être et je
ne l’ai jamais été”.
- Cette charge importante vous pesait en quelque sorte...
“Même si cela me pesait, je suis habitué à vivre
dans de tels climats. Toute ma vie j’ai été ainsi, combatif,
refusant de céder. Parfois, je réussissais à convaincre
les autres de mon point de vue et, d’autres fois, ils persistaient à
ne pas l’admettre”.
- C’est ce qui explique le fait que votre départ a soulagé
ceux qui voulaient des membres plus souples et plus dociles au sein du
C.C.?
“La satisfaction se lisait sur leur visage. On m’a même rapporté
qu’à la Chambre des députés certains ont applaudi,
dont le ministre Michel Murr. Pour ma part, je ne suis pas en contact avec
les personnalités de ce pays, je travaille seul et suis convaincu
que la vérité est de mon côté”.
- Avez-vous subi des pressions?
“Il n’y a pas eu de pressions. Vous savez je suis comme le sac de sable
sur lequel le boxeur s’entraîne. Plus il donne des coups forts, plus
le sac de sable lui revient avec force. “Je n’ai jamais cédé
tout au long de ma carrière de magistrat. Tous savent qu’avec moi,
il n’y a rien à faire”.
LES DISSIDENCES RÉVÈLENT DES
VÉRITÉS
- Avez-vous été tenté à un moment ou
l’autre de démissionner?
“Jamais! J’ai hésité quelque peu au début à
accepter cette fonction. D’ailleurs, je ne l’ai pas cherchée, contrairement
à tous les autres. “J’ai hésité, car ayant fini ma
carrière de magistrat, je voulais reprendre mon travail d’avocat.
Mon épouse était de mon avis. Mais certains amis m’ont pressé
d’accepter cette charge; j’ai accédé à leur désir.
“Par contre, je n’admets pas la démission, car toute démission,
surtout si elle n’est pas clairement motivée, est une forme de dérobade.
Je pars du principe qu’il faut lutter et défendre son point de vue
jusqu’au bout”.
- Etes-vous satisfait du résultat des délibérations
du Conseil constitutionnel?
“Dès le départ, il y avait sept requêtes que je
voulais accepter. Le Conseil a fini par en invalider quatre. J’ai maintenu
mon point de vue et présenté des dissidences très
fortes concernant les trois autres recours en invalidation présentés
par le Dr Albert Moukheiber, MM. Issam Naaman et Habib Sadek. Mais les
autres membres du C.C. ont voté contre; aussi, les trois recours
ont-ils été rejetés”.
DE LA DIVULGATION DES “DISSIDENCES”
- Deux de vos dissidences relatives au Dr Moukheiber et à
M. Sadek ont été publiées dans un quotidien de langue
arabe. Est-ce permis?
“J’ai le plein droit de publier les dissidences, mais je m’abstiens
de le faire. Car je voudrais que le peuple, représenté par
ses syndicats, ses Ordres professionnels, ses chefs politiques et religieux,
revendique ce droit. S’il n’en veut pas, tant pis! “Si l’intéressé
ou l’une des parties demande une copie de cette dissidence, je la lui donne.
J’estime qu’il est de mon devoir de le faire et c’est ce qui s’est produit
avec le Dr Moukheiber et M. Sadek. Ce sont eux, par la suite, qui les ont
publiées. D’ailleurs, aucun texte de loi n’interdit la publication
de tout procès-verbal, sauf en ce qui concerne les dissidences des
requêtes concernant l’inconstitutionnalité des lois. Car le
sujet est délicat. Autrement, tous les rapports et procès-verbaux
peuvent être publiés. Mais, généralement, on
a peur des dissidences, car elles dévoilent des vérités
qui ne sont pas toujours bonnes à dire”.
J’AI RÉCLAMÉ L’ANNULATION DES
TROIS SCRUTINS
De même, le président Azar nous confie qu’il a
présenté trois dissidences relatives aux recours en invalidation
présentés contre MM. Henri Chédid, Emile Naufal et
Khaled Daher. “A priori, explique-t-il, les membres du C.C. étaient
d’avis pour invalider l’élection de ces trois députés
et entériner de facto l’élection de MM. Robert Ghanem, Nazem
el-Khoury et Mohamed Yéhia. J’ai contesté ce fait et présenté
trois dissidences, réclamant l’annulation du scrutin pour chacun
de ces trois sièges et l’organisation d’élections partielles
pour y pourvoir”. Dans ses dissidences, M. Azar relève dans les
rapports d’invalidation de multiples contradictions flagrantes, notamment
le fait que les procès-verbaux sur lesquels se sont basés
ces rapports, n’étaient pas pour la plupart signés et ne
contenaient pas souvent, le nom des candidats. Les rapporteurs ont travaillé
sur les copies, non sur les originaux et ce n’était même pas
les premiers procès-verbaux établis dès l’ouverture
des urnes, qui doivent être signés par le chef du bureau et
le greffier, qui sont dès lors le plus près de la vérité.
Alors que les autres procès-verbaux établis dans un deuxième
temps et copiés sur les premiers peuvent contenir des erreurs volontaires
ou involontaires. Lorsque le C.C. a demandé à voir les copies
originales des premiers procès-verbaux, il lui a été
répondu de la part du ministère de l’Intérieur qu’on
les avait brûlés ce qui a paru assez étrange! Le président
Azar ajoute: “Je suis prêt à passer en direct à la
télévision avec le ministre de l’Intérieur, M. Michel
Murr, pour un débat public, preuves à l’appui. Mais j’ai
appris que le ministre Murr a répondu à cette proposition
en me conseillant d’aller consulter un psychiatre. Ils me prennent pour
un “fou” ou un “malade” parce que je suis droit et persiste dans mon jugement,
sans pour autant être appuyé par une milice, un parti politique,
un groupe de pression ou autre. Ma seule force après Dieu, c’est
ma conscience. N’y-a-t-il plus personne dans ce pays qui ose parler? Parce
que j’ai dit la vérité dans mes rapports, on me traite “d’illuminé”.
“Ayant donc relevé de nombreuses contradictions dans les rapports
concernant l’invalidation des élections de Chédid, Naufal
et Khaled Daher, j’ai réclamé de nouvelles élections
pour pourvoir à ces trois sièges devenus vacants, en précisant
qu’elles doivent se dérouler selon les normes légales, en
vertu de l’article 41 de la Constitution. “Les membres du C.C. ont fini
par admettre mon point de vue et annuler les trois scrutins appelant à
de nouvelles élections pour y pourvoir.”
PRESSIONS ET INGÉRENCES FLAGRANTES
- Venons-en au recours en invalidation présenté par
M. Mikhaël Daher contre le député et ministre Faouzi
Hobeiche, dont vous avez vous-même établi le rapport. Comment
les choses se sont-elles passées?
“Au départ, le C.C. était plutôt d’avis de rejeter
ce recours. J’ai rédigé, alors, un rapport de cinquante-quatre
pages, où j’ai, uniquement, dénoncé toutes les pressions
qui se sont exercées de toutes parts et, surtout, de tous les services
concernés. Ce rapport n’épargne personne et je ne crois pas
que quelqu’un osera un jour le publier. Me basant sur l’effet des pressions
exercées sur les électeurs, j’ai pu évaluer, suite
aux témoignages de gens neutres, à 30.000 le nombre de voix
que Daher a perdues à cause de ces pressions. J’ai, dès lors,
proposé de reconnaître Mikhaël Daher comme élu
de facto. Les membres du C.C. n’ont pas approuvé cette conclusion
et j’ai dû admettre le vote de la majorité pour de nouvelles
élections, afin de pourvoir au siège maro-nite du Akkar.”
- Tout cela explique la vive réaction de M. Hobei-che qui
vous a rendu directement responsable de l’invalidation de son mandat de
député?
“J’ai présenté mon rapport et le Conseil a voté
pour l’invalidation. Pourquoi me rendre seul respon-sable de cette décision?
Par ailleurs, il y avait un autre argument en sa défaveur. Etant
fonctionnaire, il aurait dû démissionner de son poste six
mois à l’avance. Il ne l’a pas fait.”
UN HOMME SANS PEUR ET SANS REPROCHE
Natif de Amioun, chef-lieu du caza de Koura, Salim Azar fait ses études
du primaire jusqu’à la faculté chez les Pères Jésuites.
Il entame sa vie professionnelle comme avocat au bureau de Me Georges Béchara,
mais ne tarde pas à rentrer dans la magistrature où il fait
une longue carrière, occupant différentes charges entre les
palais de Justice de Bey-routh et de Baabda. Son dernier poste avant la
retraite, il y a environ quatre ans, était celui de président
à la Cour de cassation.
“Tout au long de ma vie professionnelle j’ai agi comme je l’ai fait
au C.C. J’ai toujours été indépendant et combatif
pour le droit. Lorsque j’étais juge d’instruction, beaucoup de person-nes
me présentaient des requêtes, sauf deux d’entre elles: Raymond
Eddé, que je respecte beaucoup et feu Kamal Joumblatt.” Appartenant
à une famille qui, autrefois, a fait de la politique, son grand-père
a été quatre fois membre du Conseil administratif sous le
Moutassarifiya; il n’en a jamais fait lui-même.
“Je n’aime pas la politique, dit-il, et je ne peux pas m’entendre
avec les politiciens”.
Marié à Rosalie Melhem, de Kfarhazir, ils ont quatre
filles: une, mariée à un Allemand et trois diplômées
en psychologie et politique, en économie et en biologie. Aucune
d’elles n’a fait le droit? “Je les ai élevées répond-il,
librement, en vertu des prin-cipes que je défends. Aussi, sont-elles
plus com-batives que moi et attachées au droit et à la vérité”.
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JE NE CONNAISSAIS PAS HOBEICHE
- Le ministre Hobeiche affirme que vous avez un grief personnel
contre lui.
“Je ne le connaissais pas. Je pensais même qu’il était
du Kesrouan. Je n’avais jamais eu à faire avec l’Inspection Centrale
et n’ai absolument rien contre lui. “Permettez-moi de vous dire que je
tire ma force morale du fait que je n’ai jamais demandé un service
ou une faveur à qui que ce soit.” - On a dit, aussi, que vous avez
si bien plaidé la cause de Mikhaël Daher, parce qu’une vieille
amitié vous lie remontant au temps de l’école... “Je ne le
connais pas de près, non plus contraire-ment à tout ce qui
se dit. Je suis élève des Jésuites et connais notamment
les Hélou. Bien sûr, je voyais Mikhaël Daher à
la télé et on se rencontrait occa-sionnellement. “Il n’y
avait pas d’échange de visites entre nous.”
PAS DE COMPROMIS
- Le fait d’invalider quatre mandats de député était-il
une forme de compromis?
“Pas en ce qui me concerne. J’ai toujours dit qu’il fallait accepter
sept requêtes et j’ai maintenu mon point de vue jusqu’au bout. Le
C.C. a invalidé quatre. “J’ai persisté en faisant des dissidences
très fortes pour les trois autres. Mais les membres du Conseil ont
refusé de les invalider, que pouvais-je faire? Soyez-en sûre,
je n’ai subi aucune pression politique, car je suis transparent et n’ai
rien à cacher”.
- Croyez-vous que l’on amendera les statuts du C.C.?
“En réalité, toutes les institutions valent ce que valent
les hommes. Ne vous y trompez pas; toutes les lois sont plus ou moins bonnes.
Il s’agit de savoir les interpréter et les appliquer. Il faut trouver
des per-sonnes suffisamment courageuses, indépendantes, ayant un
certain degré de culture; c’est l’essentiel. “Ce sont les personnes
qui font les institutions. Ainsi, en France, on disait que le régime
féodal était à bannir. Mais lorsque ce même
régime a été présidé par Louis IX ou
Saint Louis, qui rendait la justice équitablement sous le bois de
Vincennes, le féoda-lisme a pris un visage clément. “Qu’est-ce
que la démocratie de nos jours? C’est, finalement, un régime
qui assure aux citoyens, une certaine équité, en plus de
la légalité. Sinon quelle valeur aurait-elle?”
- Le ministre de l’Intérieur, Michel Murr, affirme que les
élections de 96 étaient parfaites. Qu’en pensez-vous?
Il part d’un rire franc et ajoute: “Je ne répondrais pas à
cette question, laissant aux rapports et dissidences du C.C. le soin d’en
témoigner”.
- Il rejette la faute sur les chefs de bureaux et leurs adjoints...
“Mais qui nomme ces derniers, n’est-ce pas le ministère de l’Intérieur?”
- Pensez-vous que les partielles du 29 juin se-ront plus conformes
aux normes démocratiques? “Je l’espère! Je crois que le peuple
est aujour-d’hui, en partie, débarrassé de son complexe de
la peur. Cette crainte devrait se transposer du côté du gouvernement
qui s’est rendu compte, après tout, que le C.C. n’est pas une plaisanterie”.
- Les invalidations ont, en quelque sorte, réhabilité cette
institution! “Le fait d’avoir demandé de refaire les élec-tions
pour quatre sièges devenus vacants, est déjà pas mal,
même si ce n’est pas assez”.
LA CONSTITUTION PROTÈGE L’ÉTAT
ET LES CITOYENS
- Les raisons invoquées pour invalider quatre mandats parlementaires
ne s’appliquent-elles pas à l’ensemble du scrutin?
“En principe oui, mais faudrait-il encore le prouver. Trois des quatre
mandats invalidés, l’ont été d’après les rapports
établis par mes collègues, à partir des procès-verbaux.
Pour ma part, j’ai démontré les infractions à la loi;
l’ingérence de l’Etat et des agents des forces publiques qui ont
altéré le résultat du scrutin. “Je ne peux pas, dès
lors, dire que s’il y a eu ingérence et infraction dans des cas
précis et pour tel député, cette même ingérence
s’est produite avec la même intensité pour d’autres députés”.
- Vous n’êtes donc pas d’avis qu’il fallait invalider toutes
les élections de 96?
“J’ai répondu à cette question dans la requête
de Habib Sadek qui demandait d’invalider toutes les élections. J’ai
répondu, carrémment, par la néga-tive, pour la bonne
raison que si je le faisais, on tomberait dans le chaos. Il n’y aurait
plus d’Etat; ce serait le vide et cela se répercuterait, dangereu-sement,
sur l’ensemble de la société libanaise. Pour moi, la Constitution
est faite pour protéger l’Etat et la société, non
le contraire. Si, en appliquant les textes de la Constitution, je fais
tomber l’Etat, eh! bien, je refuse une telle logique. Car la Constitution
n’est pas un but en soi, mais un moyen pour protéger l’Etat, la
société et les citoyens. “J’ai clairement dit tout cela dans
mon rapport sur Habib Sadek”.
L’ARRESTATION D’ABOU-RIZK, UNE FARCE!
- Croyez-vous en l’avenir du C.C.?
“Il faut que les Libanais luttent. S’ils se découragent, il
n’y a rien à faire. Tenez, ils ont incarcéré le président
de la C.G.T.L. Elias Abou-Rizk; c’est une farce. C’est honteux pour la
Justice, car il n’y a pas un texte de loi permettant de le mettre en prison.
Il est président de la Centrale syndicale qui n’est pas un organisme
officiel, ni une fonction publique. Le texte de loi est clair sur ce point.
“Au peuple libanais représenté par ses leaders, de revendiquer
ses droits. On ne peut pas lui donner la démocratie au biberon.
Il faut qu’il la réclame avec force, sinon elle finira par mourir”.
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