
Avec une “diplomatie tranquille”, M. Bahije Tabbara, ministre
de
la Justice, parle de toute question judiciaire, sans être embarrassé
d’aucune manière. Nous l’avons rencontré à son bureau
au ministère de la Justice, où il a bien voulu nous entretenir
des projets de lois élaborés par son département,
à commencer par le projet de loi sur les loyers, pour finir par
celui relatif à la loi électorale, le rapport de la commission
des droits de l’homme des Nations Unies (qui condamne le gouvernement libanais),
la justice sociale et l’état des prisons.

Bahije Tabbara: “Le plus cher souhait de tout gouvernement
est de pouvoir assurer la justice sociale à tous les administrés”.
|
ENTRETIEN AVEC LE MINISTRE
DE LA JUSTICE
BAHIJE TABBARA: “PAS
DE RELATION ENTRE L’AUTORITÉ POLITIQUE ET LA MAGISTRATURE”
COMMENT PALLIER L’INSUFFISANCE DU NOMBRE DES
MAGISTRATS?
A propos des moyens à mettre en œuvre pour pallier le
nombre insuffisant de ma-gistrats, M. Tabbara émet ces réflexions:
“C’est un problème découlant de la guerre durant laquelle
il n’a pas été possible de procéder à la nomination
de juges, alors que bon nombre de ces derniers ont démissionné
ou ont été mis à la retraite pour avoir atteint la
limite d’âge. “Bien que cent trente magistrats aient été
désignés au cours des quatre dernières années,
le nombre des juges est, actuel-lement, de 357 sur les 515 requis. Le nombre
des juges du Conseil d’Etat s’élève à trente-deux,
alors qu’il devrait être le double selon le cadre établi.
“Ces chiffres ne reflètent pas la véri-table situation dans
les tribunaux, car ils ne prennent pas en considération la présence
de cinquante magistrats répartis entre les divers services du ministère
de la Justice (de législation et du contentieux, de la direction
générale, etc...), l’Organisme d’inspection judiciaire et
d’autres postes de l’administration étatique. “Le problème
réside, moins dans le nombre des juges, que dans la contexture du
corps judiciaire. En dépit de cela, les tribunaux fonctionnent d’une
façon par-faite dans toute la république, car les ma-gistrats
s’activent pour répondre aux besoins des justiciables dont le nombre
ne cesse de croître chaque année. De là, le retard
mis par les différentes juridictions à trancher les procès
dont elles sont saisies”. Aussi, le ministère de la Justice a-t-il
élaboré trois projets de lois destinés, à son
avis, à apporter des solutions à tous les problèmes.
TROIS PROJETS ÉLABORÉS
Le premier projet habilite le mi-nistère à engager
des juges parmi les membres du Barreau ayant de l’expé-rience, sans
les soumettre au concours, l’ancienneté devant être prise
en consi-dération pour déterminer l’échelon. Une précédente
expérience tentée en 1994, a permis d’embaucher trente-neuf
juges choisi parmi les avocats.
Le second projet prévoit le maintien des magistrats ayant
atteint la limite d’âge (68 ans), pendant une période temporaire
expirant en l’an 2001, le Conseil supérieur de la magistrature et
le Conseil d’Etat étant les instances appelées à statuer
sur cette question, à condition que le magis-trat concerné
donne son accord. D’ici à l’an 2001, près de trente-cinq
magistrats supérieurs seront admis à faire valoir leur droit
à la retraite.
Le troisième projet tend à supprimer les tribunaux
de première instance et à les remplacer par des juges uniques;
soit à revenir au système judiciaire qui était en
vigueur au Liban entre 1950 et 1960. Il existe, actuellement, dix-sept
tribu-naux de première instance. Cela suppose la création
de trente-quatre nouveaux tribunaux, sans augmenter le nombre des juges,
à dater du 1er octobre 1998. “Si ces trois projets étaient
ratifiés par la Chambre, ajoute M. Tabbara, nous pourrions remédier
à l’insuffisance du nombre des membres du corps judiciaire et accélérer
l’examen des procès, ce dont se plaignent les justiciables. “D’autre
part, je me propose d’amé-liorer les conditions de vie du ma-gistrat,
beaucoup de nos juges ayant démissionné pour travailler dans
le secteur privé qui leur offre des con-ditions plus avantageuses.
“A cet effet, le cadre des magistrats a été séparé
du cadre des autres fonction-naires, en vertu d’une loi promulguée
en 1994. Puis, les crédits alloués au fonds de soutien aux
juges ont été quadruplés, malgré la politique
d’austérité suivie par l’Etat. Ceci a permis de mieux couvrir
les frais d’hospitalisation du juge et des membres de sa famille, de même
que la scolarité de ses enfants. “Nous nous employons à assurer
de nouvelles ressources permettant d’ac-corder aux juges des prêts
à long terme, moyennant des taux symboliques, afin qu’ils puissent
s’approprier un appar-tement. J’espère obtenir, prochaine-ment,
les crédits nécessaires à cet effet d’un certain nombre
de Fonds arabes”.
QUID DU MOUVEMENT JUDICIAIRE?
- On parle d’un mouvement judiciaire qui serait décrété
d’une manière subite. Est-ce exact?
“Un tel mouvement ne peut être opéré d’une manière
subite, car il est décrété d’habitude à la
fin des vacances judiciaires. Dix personnes, le président et les
membres du Conseil supérieur de la magistrature le pré-parent,
en coopération avec les pre-miers présidents de Cours d’appel,
dans les districts et l’Inspection judi-ciaire, après avoir pris
connaissance des besoins des tribunaux et consulté le ministre de
la Justice, lequel dispose de données précises”.
- Que peut faire un juge face aux ingérences politiques?
“Nous devons renforcer le pouvoir judiciaire du point de vue matériel,
les nominations de magistrats ou leur per-mutation ne devant intervenir
qu’avec l’accord de l’instance qualifiée, c’est-à-dire le
Conseil supérieur de la magis-trature et le Conseil d’Etat. “Puis,
le magistrat ne devrait pas être exposé au risque d’être
sanctionné ou muté, s’il venait à rendre une sentence
conformément à sa conviction, toute mesure le concernant
requérant l’appro-bation des instances mentionnées”.
- Ne considérez-vous pas que l’autorité politique voit
dans le Pouvoir judiciaire une instance placée sous sa tutelle?
“J’entends tenir souvent de pareils propos qui ne sont pas exacts.
L’autorité politique n’a aucune relation avec la nomination des
juges, lesquels sont choisis parmi les éléments ayant suivi
une formation à l’Institut des études juridiques, sous la
supervision du Conseil supérieur de la magistrature. L’autorité
politique promulgue le décret de leur nomination, contrairement
à ce qui se passe en France où les magistrats attachés
aux Parquets généraux sont nommés par le ministre
de la Justice. “En France, le Conseil supérieur de la magistrature
est présidé par le chef de l’Etat ou le Garde des Sceaux,
alors que chez nous, cette haute instance est totalement autonome et le
ministre de la Justice n’assiste pas à ses réunions”.
PAS D’INGÉRENCE POLITIQUE AU PALAIS
DE JUSTICE
- Il est question, aujourd’hui, d’une immixtion flagrante de la politique
dans la magistrature, en dépit de la séparation des Pouvoirs;
preuve en est l’affaire de l’arrestation de deux syndicalistes (Elias Abou-Rizk
et Yasser Nehmé), le second ayant été élargi
peu avant minuit, suite à une intervention du chef du gouvernement
connu pour avoir des liens amicaux avec le secrétaire général
de la CGTL. La loi permet-elle une telle entorse?
“La magistrature chez nous jouit de l’indépendance et les juges
s’acquittent de leurs charges en dépit des pressions qui sont exercées
sur eux et du grand nombre de dossiers qu’ils ont à étudier.
Je ne suis pas d’avis avec ceux qui soutien-nent que les membres du corps
judiciaire sont influencés par des considérations politiques.
“En ce qui concerne l’arrestation des deux syndicalistes, je tiens à
préciser que M. Yasser Nehmé n’était pas en état
d’arrestation, celle-ci requérant une décision du juge d’instruction.
Dans le cas de M. Nehmé, le magistrat-instructeur a agi après
s’être assuré que celui-ci se présentera devant lui
le lendemain matin. Par la suite, il a été laissé
en liberté, parce que le magistrat instructeur n’a trouvé
aucun motif de le maintenir en état d’arrestation préventive,
à l’instar du leader de la CGTL, lequel n’était pas impliqué
dans la même affaire. “En ce qui concerne l’usurpation de titre,
M. Abou-Rizk a été arrêté sur base d’un procès
intenté par le président de la centrale ouvrière,
qui n’a pas engagé des poursuites contre M. Nehmé”.
VERS LA RÉVISION DE LA LOI RÉGISSANT
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL?
- Comment jugez-vous l’invalidation par le Conseil constitutionnel
du mandat de quatre députés, étant donné que
les arrêts rendus par cette haute instance judiciaire ont été
critiqués par certains responsables, le président de la République
en tête?
“Le Conseil constitutionnel est une institution récente dont la
formation est prévue par la Constitution après sa révision
en 1990. C’est une instance très importante pour le système
démocra-tique, car elle fait partie de ce que nous appelons l’Etat
de droit, appelée à statuer sur les recours en invalidation
des membres de l’Assemblée. “En fait, la démission de son
président a perturbé quelque peu le climat et prêté
à des commentaires et des déductions ayant entaché
l’image dudit Conseil. Cependant, celui-ci s’est réuni de nouveau
et a pris des arrêtés que je n’ai pas le droit de discuter
ou de contester. “Le chef de l’Etat a jugé abusifs les arrêtés
du Conseil constitutionnel, disant que ce dernier n’est pas habilité
à préconiser des élections partielles. “A vrai dire,
le Conseil constitution-nel en est à ses débuts et il est
naturel de faire évoluer ses statuts et la procédure conformément
à laquelle il rend ses sentences”.
- Envisagerait-on, sérieusement, de réviser la loi
régissant le Conseil constitutionnel?
“J’imagine qu’à une prochaine échéance, celle
de la nomination de nouveaux membres du Conseil, à la place de ceux
qui en ont été exclus par tirage au sort, soit cinq juges,
y compris le président démissionnaire, il pourrait être
envisagé de procéder à la révision de la loi
mentionnée”.
IL FAUT COMBLER LES LACUNES DE LA LOI ÉLECTORALE
- Quelle est votre position envers l’idée de transformer
le Liban en circonscription unique, en votre qualité de ministre
de la Justice faisant partie de la commission chargée d’étudier
le projet y relatif?
“Avant de faire partie de cette commis-sion formée du chef du
gouvernement, des ministres de la Justice et de l’Intérieur, nous
avons étudié depuis plus d’un an le projet de loi électorale
au sein de la commission à qui est confié le soin de préparer
la modernisation des lois. “Aux termes de nos délibérations,
nous avons jeté les grandes lignes d’une loi électorale moderne.
Cependant, en plus de la circonscription, nous devons trancher d’autres
points non moins importants, notamment ceux en rapport avec l’âge
de l’électeur qui est maintenant de 21 ans, alors que l’âge
de raison est de 18. Il est illogique que le citoyen ayant atteint cet
âge ne puisse pas participer à l’action politique et électorale.
“Il y a, aussi, la carte électorale et le rôle qu’elle peut
jouer dans le scrutin. Puis, les frais qu’engage tout candidat à
la députation et les sources de financement de sa campagne.
LA CIRCONSCRIPTION UNIQUE, OBJET D’ÉTUDE
ET DE DIALOGUE
“Quant à la circonscription unique, elle doit faire l’objet
d’un dialogue le plus large possible, auquel participe-raient tous les
citoyens. Il nous sera loisible de dégager les avantages et les
inconvénients d’une telle formule et, en définitive, d’opter
pour celle qui nous paraîtra la meilleure. “La commission constituée
sous ma présidence par le Conseil des ministres depuis près
de deux mois, pour mettre au point un projet de loi électorale moderne,
poursuit ses travaux.”
- Quand le projet de loi sur les loyers sera-t-il mis au point?
“Nous nous attelons à l’étude de ce projet qui n’est
pas facile à élaborer, sinon on lui aurait trouvé
depuis long-temps la forme requise. Une commission ad hoc formée
au ministère de la Justice, s’y emploie et j’espère que le
projet sera élaboré avant la fin de l’été.
“La loi en vigueur régit les loyers conclus avant 1992. Après
le 22 juillet 92, les baux sont considérés comme libres au
Liban. Une loi régit les anciens loyers dont l’effet prendra fin
avant le 31 décembre 1997. C’est pourquoi, un projet doit être
élaboré durant l’été pour que le Conseil des
ministres puisse en entamer l’examen et le transmettre à l’Assemblée
nationale, pour ratification avant la fin de l’année courante, la
loi actuelle devant, alors, perdre son effet”.
AUTOUR DU RAPPORT DE LA COMMISSION DES DROITS
DE L’HOMME DE L’ONU
- Qu’auriez-vous à dire à propos du rapport de la
commission sur les droits de l’homme des Nations Unies diffusé dernièrement
et condamnant le gou-vernement libanais accusé de violer les droits
civiques et politiques du citoyen?
“Je n’ai pas encore eu le temps d’en prendre connaissance en détail.
Je relève, toutefois, que le rapport critique le gouvernement libanais
pour son maintien de la peine de mort, sujet que nous avons déjà
discuté avec les organisations internationales. Nous leur avons
dit que cette peine est appliquée par chaque pays selon ses circonstances
et sa situation. “Or, nous sortons d’une longue et dure épreuve
durant laquelle la vie de l’homme était déconsidérée.
Nous avons dû ren-forcer les sanctions pour supprimer la mentalité
que la guerre a fait naître. Aussi, le président de la République
s’est-il abstenu de commuer les sentences rendues par les tribunaux en
prison à perpétuité. “Tel est le passage du rapport
qui a retenu mon attention; il me faut étudier les autres points
qui y sont consignés pour être fixé sur les griefs
formulés contre le Liban et pouvoir émettre une opinion en
connaissance de cause. “Si les arrêts de la Cour de justice sont
sans appel chez nous, il faut savoir que cette haute juridiction est formée
des plus hauts magistrats. Ils sont appelés à statuer sur
des affaires déterminées en rapport avec la sécurité
de l’Etat. Sa garantie réside dans le fait qu’elle groupe cinq magistrats
du plus haut grade; la Cour de justice ne peut donc être soumise
au contrôle d’un organisme supérieur.
PRÉSENCE SYRIENNE ET JUSTICE SOCIALE
- Le rapport de la commission des droits de l’homme de l’ONU indique
que, parmi les faits empêchant l’appli-cation de la loi et le respect
de la con-vention internationale des droits de l’homme, figure la présence
de forces non-libanaises sur le territoire national...
“Ceci est devenu un sujet politique. Une partie de notre territoire
est occupée (au Sud et dans la Békaa ouest) et si les Nations
Unies partent de ce point de vue qu’elles veuillent appliquer la résolution
425 du Conseil de Sécurité exigeant le retrait inconditionnel
des troupes israéliennes. “En ce qui concerne les forces sy-riennes,
celles-ci stationnent sur notre territoire en vertu d’un accord avec le
gouvernement libanais. Les Nations Unies et la commission des droits de
l’homme n’y sont pas concernées.”
- La justice sociale est-elle assurée à tous les Libanais
et les citoyens sont-ils traités sur le même pied d’égalité
au plan des droits et des obligations?
“C’est un objectif que tout être hu-main veut atteindre, non
seulement chez nous, mais dans tous les pays du globe. Tout gouvernement
aspire à y parvenir et se considère satisfait dans la mesure
où il garantit la justice sociale à tous ses administrés.
“Je ne crois pas qu’un Etat au monde ait atteint cet objectif jusqu’à
ce jour.”
LES PRISONS SOUS LA SUPERVISION DE LA JUSTICE
- La situation défectueuse des pri-sons suscite des plaintes
permanen-tes. Comptez-vous améliorer le ré-gime pénitentiaire?
“D’après la loi, le ministère de la Justice doit prendre
en charge la direction des prisons et non le ministère de l’Intérieur;
il existe un texte légal en ce sens. Aujourd’hui même, j’ai
reçu du Conseil de la fonction publique des observations à
propos du projet que nous soumettrons au Conseil des ministres, pour approbation
avant sa mise en application. “C’est un pas dans la bonne direc-tion, visant
à confier à des spécialistes la gestion des prisons.”
- Les procès du Dr Samir Geagea sont considérés
par la majeure partie des chrétiens, S. Em. le cardinal Sfeir en
tête, comme étant de caractère po-litique plus que
judiciaire, partant du fait que d’autres “princes de la guerre” assument
maintenant des responsabilités officielles, sans avoir jamais eu
à rendre des comptes de leurs actes. Qu’auriez-vous à répondre
en tant que ministre de la Justice?
“Il existe un dossier ayant trait à l’assassinat de Dany Chamoun
et des membres de sa famille, où sont impli-qués le Dr Geagea
et d’autres pré-venus, contre lesquels un arrêt a été
rendu par la Cour de justice. C’est un arrêt de caractère
judiciaire et non politique. “La Cour de justice a, également, rendu
des arrêts contre d’autres accusés, notamment dans l’assassinat
de cheikh Nizar Halabi, l’explosion de Balamand, l’assassinat du secrétaire
de l’ambassade jordanienne”.
- Est-il possible que le Dr Geagea bénéficie d’une
amnistie à plus ou moins brève échéance?
“L’amnistie spéciale est soumise à une procédure
définie par la loi. Elle commence par une demande de l’intéressé,
laquelle est transmise au Parquet général près la
Cour de cassation, pour avis; puis, à la commission des grâces
relevant du Conseil supérieur de la magistrature. “Enfin, le dossier
est soumis au pré-sident de la République pour qu’il prenne
la décision adéquate, en vertu du droit que lui confère
la Constitution.”
(Propos recueillis par HODA CHÉDID)
|