
Les mesures économiques adoptées lors
du Conseil extraordinaire des ministres du 10 juin ayant abouti, au plan
agricole, à l’interdiction d’importer de nombreux produits, ont
soulevé de multiples réactions et craintes. Le pays serait-il
en train de s’orienter vers le dirigisme économique? Le ministre
de l’Agriculture, Chawki Fakhoury, se défend de cette attaque affirmant
son indéfectible attachement à l’économie libérale,
mais rationnelle. Il explique dans le cadre de cette interview, le pourquoi
de ces mesures, leur portée et les modalités de leur application,
affirmant que “l’objectif de base est de relancer le secteur agricole qui,
depuis l’Indépendance, a été totalement négligé
et traité en parent pauvre.

Fakhoury à Nelly Hélou: “Notre objectif
prioritaire est de consolider le secteur agricole”.
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SE PRONONÇANT CONTRE
LE DIRIGISME ÉCONOMIQUE
CHAWKI FAKHOURY:
MINISTRE DE L’AGRICULTURE: “LES MESURES ADOPTÉES
SONT UNE INJECTION DE VITAMINE POUR RELANCER LE SECTEUR AGRICOLE”
RÉACTIONS HÂTIVES DES COMMERÇANTS
ET DES CITOYENS
- Monsieur le ministre, nul n’est contre le fait que l’économie
nationale ait comme fondement essentiel l’agriculture; ni contre le fait
de protéger la production agricole. Le problème se situe
à un autre niveau et la question que se pose le citoyen est la suivante:
avant de prendre de telles mesures qui semblent improvisées, n’aurait-il
pas fallu établir une véritable politique agricole?
“Tout d’abord, laissez-moi vous dire que les mesures adoptées
en Conseil des ministres n’étaient nullement improvisées.
C’est, plutôt, la réaction des citoyens et des commerçants
qui a été hâtive, avant même qu’ils aient pris
la peine de lire, attentivement, ces résolutions. En Conseil des
ministres, nous avons discuté et adopté les grandes lignes
d’un projet dont les modalités d’exécution restent du ressort
du ministre concerné. Il y avait certains produits à protéger;
d’autres qui l’étaient déjà et il me revient, à
partir de ce schéma directeur, de mettre les choses au point, surtout
concernant l’industrie agro-alimentaire. Je dois en discuter avec le ministre
en charge de ce département et avec les industriels. “Aucune liste
définitive n’est encore établie et on s’est accordé
un délai de quatre mois pour discuter de tous les détails
à propos de chaque produit: de la quantité, de la qualité,
des besoins du marché. A cet effet, douze commissions sont chargées
de mettre les choses au point”.
80% DE CES PRODUITS ÉTAIENT DÉJÀ
PROTÉGÉS...
- Des commissions, formées de qui?
“Certainement de fonctionnaires du ministère et d’experts. Ils
vont établir des contacts avec les agriculteurs, les commerçants,
les industriels et tous ceux qui sont concernés par ces mesures
pour les clarifier. Car, tel que je l’ai dit, la réaction a été
trop rapide. Si seulement, on se donnait la peine de lire la liste des
produits protégés, on se rendrait compte que 80% de ces produits
étaient déjà interdits d’importation depuis deux ou
trois ans, notamment les bananes, les pommes, les agrumes, le raisin, les
légumes verts à feuilles”...
- Pourquoi dès lors tout ce remue-ménage?
“Selon ma conception d’une politique agricole saine, je considérais
qu’il fallait consacrer ces mesures en Conseil des ministres et ne pas
les laisser à la seule volonté du ministre concerné.
Si je cherchais le prestige, j’aurais continué à prendre
seul les décisions. J’ai voulu que ce soit mis dans un cadre de
politique générale. Et lorsque trente opinions discutent
d’une question, il y a beaucoup moins de risque qu’elle soit arbitraire
sujette, tel que je l’entends dire, au clientélisme et au favoritisme...”
CRAINTES INJUSTIFIÉES
- Mais n’est-ce pas une première étape sur la voie
du dirigisme économique, à l’heure où à l’échelle
mondiale, on cherche à abolir les barrières douanières?
“Toutes ces craintes exprimées ces derniers jours me paraissent
injustifiées et sans fondement. D’abord, 80% des produits figurant
sur les présentes listes étaient déjà interdits
depuis deux ou trois ans et personne n’avait protesté. Par ailleurs,
toute économie, aussi libérale soit-elle, en Amérique,
en Europe et au Japon, impose des barrières de protection, surtout
lorsque cela touche à des productions nationales. Ils imposent de
même toutes sortes de taxes avant que le produit arrive au consommateur.”
L’ÉCONOMIE LIBÉRALE IMPOSE DES
BARRIÈRES
“Lorsque, poursuit M. Fakhoury, nous avons engagé des pourparlers
en vue des accords euro-méditerranéens, les membres de la
Communauté européenne étaient nettement explicites:
Nous sommes pour l’ouverture, disaient-ils, mais il y a certains produits
à interdire parce qu’ils touchent à la base de notre agriculture
nationale. Ils voulaient que nos marchés leur soient ouverts et
eux posaient des conditions; aussi, les pourparlers ont-ils été
rompus. “Dans les pays qui se respectent, l’agriculture constitue un élément
de base de l’économie nationale. C’est une réalité
qu’on n’a jamais voulu comprendre au Liban. Je ne m’étonne donc
pas de la réaction des gens face à toute mesure de protection
agricole. En cinquante ans d’indépendance, les dirigeants qui se
sont succédé au pouvoir, ont tous misé sur le seul
secteur des services en négligeant les autres.”
UN BUDGET INSUFFISANT
C’est précisément là où le bât blesse
et les Libanais en sont désormais conscients. Pour cela, pourquoi,
en tant que ministre de l’Agriculture, n’avez-vous pas établi une
véritable stratégie agricole, basée sur les crédits,
l’irrigation, la création de coopératives, l’orientation,
au lieu d’adopter ces mesures?
“Croyez-moi, j’ai déjà établi une stratégie
agricole à l’échelle nationale et les plans sont prêts
à être appliqués. Mais les fonds demeurent l’obstacle
majeur à la mise sur pied de ce plan. Car lorsque vous allez exécuter
des projets d’irrigation, accorder des crédits, ou entreprendre
des recherches pour diversifier la production, orienter les agriculteurs,
créer des coopératives,... tout cela coûte. Je ne cesse
de lutter pour obtenir les fonds nécessaires afin de faire démarrer
un plan d’ensemble. Malheureusement, étant donné la situation
financière de l’Etat libanais, j’ai la malchance d’être ministre
de l’Agriculture. Le budget de notre ministère est de 0,5% du budget
global, alors que dans les pays qui se respectent l’agriculture à
18,20 ou 22% du budget national. “Après un long combat, on a accepté
d’augmenter de 50% le budget de mon ministère, dont le chiffre global
a été porté de 30 à 45 milliards de L.L. (30
millions de dollars environ). Mais quel projet peut-on réaliser
avec une telle somme? On ne peut même pas irriguer une région!”
- Mais il y a un ministère des Ressources hydrauliques; que
fait-il en ce do-maine?
“Presque tout son budget va à l’eau potable et à l’élec-tricité
considé-rées comme prioritaires. Pour cela, l’agri-culteur
nous blâme. Vous ne m’accordez, dit-il, aucune aide; au moins, protégez
ma production agricole. Ce n’est ni un protectionnisme absolu, ni socialiste.
Mais est-il logique d’importer des produits agricoles et alimentaires pour
un milliard et demi de dollars? Tous les produits comestibles ou presque
sont importés; ceux inclus dans la liste constituent 20% de ces
produits”.
- Vous allez donc taxer les quatre-vingts autres?
“Non, nous allons augmenter les taxes sur la deuxième liste, celle
des laitages, car on est sur la voie d’une importante production laitière.
Une grande usine va être montée dans la Békaa, une
autre au Akkar et des centaines de petites entreprises produisant différents
laitages. Ne faudrait-il pas les protéger? Nous allons étudier
chaque produit à part et voir dans quelle mesure il supporte une
légère taxation, en parfaite concertation avec les importateurs
et les producteurs, dans l’intérêt du consommateur”.
PAS DE FLAMBÉE DES PRIX
- En adoptant ces mesures, vous avez cherché à apaiser
certaines craintes des citoyens, disant que vous serez en mesure de contrôler
le prix et la qualité des produits protégés. Est-ce
vraiment avec vingt ou trente contrôleurs que vous allez pouvoir
le faire?
“J’ai deux exemples concrets à donner: lorsque j’ai interdit
l’importation des bananes, il y a eu un tollé général.
Pourtant, il était indispensable de protéger cette production
vitale, surtout pour le Sudiste. Cela fait deux ans qu’on mange des bananes
libanaises. Y a-t-il eu une flambée des prix? J’ai tout simplement
mis en garde les cultivateurs contre toute hausse, au risque de rouvrir
le marché à l’importation. Ce fut ma seule condition et le
moyen le plus efficace pour contrôler les prix. “Il en a été
de même avec l’interdiction d’importer le poulet. Pourtant, cela
a bien fonctionné et trois mille fermes au Liban sont en pleine
prospérité, alors qu’avant l’interdiction elles étaient
au bord de la faillite. J’ai utilisé les mêmes arguments pour
contrôler les prix Idem pour les olives. “Aujourd’hui, je continuerai
à utiliser la même tactique pour contrôler à
la fois les prix et la qualité, tirant la sonnette d’alarme au moment
opportun et menaçant d’autoriser à nouveau l’importation
de tout produit protégé, s’il y a une flambée des
prix et une baisse de la qualité. Je maintiens une sorte d’épée
de Damoclès”.
CERTAINS MINISTRES PRÉOCCUPÉS
PAR LE SECTEUR DES SERVICES
- Les mesures adoptées ont été contestées,
non seulement par les commerçants et les citoyens mais, aussi, par
des ministres. Comment l’expliquez-vous?
“Cette affaire a produit plus de bruit qu’il le fallait. Tous ceux qui
contestent ces mesures n’en ont pas compris le sens et l’esprit. Certains
ministres ont affirmé qu’ils étaient pour le libéra-lisme.
De fait, ils sont uniquement préoccupés par le secteur des
services, afin qu’il reste toujours prédominant. Je ne soutiens
pas le contraire. Ce secteur doit demeurer important, car il incarne l’image
du Liban. Mais on ne peut pas, pour autant, délaisser totalement
le secteur agricole et provoquer un déséquilibre social dans
le pays. Les gens désertent la campagne pour la ville à la
recherche d’un emploi. D’où un chômage grandissant et une
crise sociale latente”.
UN PREMIER PAS...
- Mais ce ne sont pas les mesures adoptées qui vont régler
le problème!
“Je reconnais que c’est un premier pas, mais il fallait commencer quelque
part pour redonner un minimum de confiance aux agriculteurs, maintenir
les gens sur place et encourager les investissements. “Par rapport à
notre économie, c’est une question de priorité et de choix.
Si l’on veut que le Liban demeure, exclusivement, un pays de services,
autant clore tous les autres dossiers, sans se casser la tête et
promettre monts et merveilles aux agriculteurs. S’il en est autrement et
que l’on veuille équilibrer les différents secteurs économiques,
mettons-nous tous à la tâche. “En cinquante ans d’indépendance
c’est, sans doute, la première fois qu’un Conseil des ministres
consacre une séance de cinq heures aux problèmes économiques:
on est en train, dirait-on, de prendre conscience qu’on se trouve au seuil
d’une grave crise sociale. L’économie doit donc reposer sur ses
trois piliers et ce premier pas au niveau du secteur agricole devra être
suivi par d’autres, si l’on veut vraiment renforcer l’agriculture. J’ai
agi selon ma conscience et je lutterai jusqu’au bout, au moins j’aurais
fait bouger les choses”.
LES DÉCISIONS: “UNE INJECTION DE VITAMINES”
- Avez-vous effectué les concer-tations nécessaires avant
de prendre ces mesures?
“Nous avons travaillé durant huit mois dans des “workshops” avec
des agriculteurs et des industriels de l’agro-alimentaire, ainsi qu’avec
des experts du secteur privé, avant d’adopter les décisions
proposées par les commis-sions. “Aux responsables et au peuple de
faire leur choix aujourd’hui. Il faut accorder les crédits nécessaires
au secteur agricole et à l’industrie agro-alimentaire. A titre d’exemple,
en 1996, les crédits accordés par les banques étaient
de 52% au secteur des services et de 15% aux secteurs industriels et agricoles,
dont 1,5% seulement à l’agriculture. Il est temps de corriger ce
déséquilibre et d’accorder des crédits pour l’industrie
agro-alimentaire. Les décisions prises ne sont qu’une injection
de vitamine pour permettre au secteur agricole de se mettre sur pieds.
Les choix, dès lors, sont à faire.”
- Qu’en est-il des crédits ou subventions à l’exportation
réclamés par les agriculteurs?
“Ils sont totalement justifiés, car notre production coûte
cher et ne peut pas être exportée parce que non compétitive.
Cela nécessite des fonds, mais où les trouver? Quand on les
réclame, on nous dit que le Trésor est en déficit.
Il faut qu’il y ait un ordre de priorités. La Banque Mondiale a
promis un crédit d’un million, pourquoi ne pas l’octroyer à
l’agriculture, à l’industrie et stopper quelque peu tous ces projets
d’infrastructure?”
- Pourriez-vous revenir sur les mesures adoptées, si la contestation
grandit?
“En Conseil des ministres, nous avons adopté une ligne générale
et il me revient de mettre au point les modalités d’application
de ces mesures. Je ne vois donc pas la nécessité de revenir
sur ces décisions qui sont davantage une ligne d’action.”
CONTRE LE DIRIGISME ÉCONOMIQUE
- C’est ainsi que commence le dirigisme!
“Je suis contre le dirigisme et l’économie socialiste à 200%.
Je suis pour un régime d’économie libérale avec des
normes; contre le chaos, le laisser-faire et le laisser-aller qui ont caractérisé
notre système. Il faut opter pour une économie libérale
rationnelle.”
LE LOUP DANS LA BERGERIE
- Quelles répercussions ces me-sures vont-elles avoir sur
les accords euro-méditerranéens et à l’heure du Gatt?
“Toute crainte de répercussions négatives en ce domaine
est injustifiée, car les mesures adoptées visent, au contraire,
à réactiver et à consolider le secteur agricole, afin
de rendre notre production compétitive dans le cadre de tels accords.
Sinon et dans l’état actuel de notre agriculture, on serait totalement
anéanti par le libre-échange, en faisant entrer le loup dans
la bergerie. Un plan quinquennal nous aiderait à nous relever”.
- Qu’adviendra-t-il des échanges agricoles actuels?
“Ces échanges se limitent presque à certains pays arabes.
Quelques-uns d’entre eux importent nos produits agricoles, sans poser ni
contraintes, ni conditions. Avec d’autres, la balance commerciale est constamment
à leur avantage et nous cherchons à l’équilibrer”.
ARRÊTER TOTALEMENT LA CONTREBANDE EST
IMPOSSIBLE
- Reste la question cruciale que je me permets de vous poser: ces
mesures adoptées, dit-on, servent l’intérêt de la Syrie,
car vous ne pouvez contrôler, ni la frontière légale
ni militaire, ni combattre la contrebande?
“Je vais, de mon côté, vous répondre en toute franchise
et réalisme. Tous les jours, nous luttons contre la contrebande
par tous les moyens dont nous disposons; douanes, gendarmes, services de
sécurité de l’Etat et, même il y a quelques mois, on
a tiré sur des contrebandiers au village de Kaa. Mais arrêter
totalement la contrebande est impossible. Les frontières sont trop
vastes et s’interpénètrent par endroits. “Le ministre syrien
de l’Agriculture doit venir dans les prochains jours au Liban; nous discuterons
de tous ces problèmes ensemble et solliciterons l’aide de la Syrie
pour lutter contre la contrebande. “Il existe, aussi, un autre phénomène
qu’il est assez difficile de stopper: les voitures-taxis ou privées
qui passent la frontière, transportant dans leurs coffres, des bananes
et autres fruits, des légumes pour les écouler au Liban.
Là aussi, à la douane, il est difficile d’instituer un contrôle
strict sur chaque véhicule. Sinon les passagers resteront des heures
à la frontière. Cette contrebande ne nous menace pas dangereusement,
même si elle nous cause du tort. Par contre, je peux vous assurer
d’une chose: aucun camion transportant des fruits et des légumes
ne passe par la voie légale ou autre. Cela se faisait autrefois.
Avec l’accord des Syriens, nous y avons mis un terme”.
- Une dernière question: pourquoi a-t-on pris des décisions
relatives aux taxes sur les voitures à ce Conseil des ministres
consacré, exclusivement, aux problèmes agricoles?
“J’ai été moi-même très surpris par cette question
qui fut ajoutée à l’ordre du jour d’une séance consacrée
aux problèmes agricoles. Cette affaire des voitures n’avait aucune
relation avec le dossier qu’on était en train de discuter et a perturbé
nos délibérations. J’ai voté contre ces taxes imposées
aux voitures, affirmant qu’il fallait orga-niser, au préalable,
les transports en commun. “En tant qu’ex-ministre des Trans-ports, je considère
qu’il faut, non seulement augmenter le nombre d’autobus, mais étendre
les lignes à desservir à tout le pays. Cette décision
n’était pas à sa place et il faudra sans doute la rediscuter”.
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