
“L’Etat a le devoir d’assurer les sources énergétiques
à tous les citoyens dans les meilleures conditions”, nous dit le
ministre du Pétrole.
Il y a un peu plus d’un mois,
début juillet, le ministre du Pétrole décidait de
confier à son département l’importation exclusive du gaz
oil (mazout), tout comme il l’avait fait il y a dix-huit mois pour le fuel
oïl, tout en maintenant la procédure de distribution aux sociétés
privées. De même, il accordait à certaines de ces dernières
des licences de réexportation. Ces mesures ont soulevé des
critiques et même quelques attaques virulentes. A son étude
de Bourj Hammoud, nous avons rencontré M. Chahé Barsoumian
pour en savoir un peu plus sur cette question. Tout d’abord, il réfute
toute accusation, défendant sa politique pétrolière,
insistant sur la nécessité de réorganiser ce secteur
stratégique. Membre du Tachnag, il a été élu
député en 92 et nommé ministre dans les Cabinets qui
se sont succédé depuis Taëf. En 96, il ne se présenta
pas aux législatives par décision de son parti, mais garde
son portefeuille à la tête d’un département dont il
connaît, désormais, tous les rouages.
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MINISTRE DU PÉTROLE
CHAHÉ BARSOUMIAN
JUSTIFIE LES NOUVELLES MESURES ADOPTÉES PAR SON DÉPARTEMENT
“MON OBJECTIF PRIORITAIRE: RÉORGANISER UN SECTEUR STRATÉGIQUE
POUR TOUT LE PAYS”
SÉPARATION SUPERFLUE
- Lorsque le gouvernement a décidé de diviser le ministère
de l’Industrie et du Pétrole en deux départements indépendants,
vous ne paraissiez pas être d’accord avec cette initiative. En êtes-vous
convaincu maintenant?
“Lors de la formation du Cabinet, j’avais su qu’une décision
dans ce sens allait être prise. Je me suis aussitôt rendu chez
le président de la République qui m’a donné, alors,
les raisons majeures de cette mesure. J’avais affirmé que j’étais
prêt à coopérer avec mon collègue, M. Nadim
Salem, ministre d’Etat pour les affaires industrielles. Aujourd’hui que
la séparation est faite et tout en la jugeant superflue, nos rapports
sont toujours excellents. “J’avais plutôt réagi contre certaines
voix qui se sont élevées, disant qu’on n’avait plus besoin
d’un ministère du Pétrole.”
- Ce ministère est-il réellement indispensable dans
un pays qui, jusqu’à l’heure, ne possède aucune ressource
pétrolière?
“A travers votre question, vous soulevez un vaste problème,
celui de la réorganisation et de la restructuration administrative
dans ce pays. Car il y a des ministères qu’on devrait recréer,
tel celui du Plan; d’autres auraient intérêt à être
regroupés, l’Education nationale notamment, dont la division en
trois ministères est artificielle. On pourrait avoir, par exemple,
un ministère de l’Energie qui regrouperait l’électricité
et le pétrole. “Par ailleurs, pour répondre directement à
votre question, je vous dirais qu’il est de plus en plus nécessaire
de maintenir le ministère du Pétrole, étant donné
que cette matière et ses dérivés sont stratégiques
pour toute nation, car elles sont utilisées par tous les citoyens
et sujettes à des fluctuations mondiales. Pour cela, l’Etat ne peut
pas être absent de ce secteur et doit être en mesure d’assurer
l’importation des carburants et leur emmagasinage, afin de pouvoir faire
face à toute crise.”
LE RÔLE DE L’ÉTAT M.
Barsoumian rappelle que la décision prise, il y a
un an et demi, de limiter l’importation du fuel oil au ministère
a été des plus bénéfiques.
“Il n’y a plus eu aucune pénurie et nous avons pu assurer cette
matière de façon régulière au secteur industriel
et privé, en réalisant des profits restreints. Nous assurons,
de même, le fuel oil pour le ministère des Ressources hydrauliques
et électriques, mais c’est une opération différente
de la première.”
- En date du premier juillet, vous avez décidé d’étendre
cette même mesure à un autre dérivé du pétrole:
le gaz oil ou mazout. Ce nouveau monopole que s’octroie votre ministère,
était-il nécessaire et justifiable?
“Tout d’abord, le terme de monopole n’est pas adéquat lorsqu’on
parle de l’Etat qui a le devoir d’assurer les sources énergétiques
dans les meilleures conditions à tous les citoyens. “Cette mesure
que nous venons d’adopter s’inscrit, en premier lieu, dans le cadre de
la réorganisation de ce secteur sur laquelle nous travaillons et
qui sera mise au point très prochainement. Il est connu de tous,
que deux ou trois sociétés tenaient en main l’importation
de carburants et quinze à vingt autres étaient à leur
merci; d’où la nécessité pour le ministère
de prendre les choses en main. “Deuxième raison - et ce n’est un
secret pour personne -, il est permis au ministère de s’adonner
au commerce des produits pétroliers. Aussi, compte-t-il faire bénéficier
le Trésor public de 50 à 75 mille dollars par jour, en prenant
en charge l’importation du gaz oïl.”
- Comment avez-vous résolu le problème de l’emmagasinage
des produits importés?
“Les raffineries de Tripoli et de Zahrani ayant subi de sérieux
dégâts lors des événements, ne fonctionnent
plus. Pour cela, nous avons décidé de réhabiliter
leurs réservoirs et de les agrandir, d’augmenter leur capacité
en vue de les utiliser pour l’emmagasinage. Sachant, bien entendu, que
la distribution est assurée par les sociétés privées.”
RÉORGANISATION DU SECTEUR PÉTROLIER
- Précisément, on vous reproche d’avoir accordé
l’autorisation de distribuer le mazout sur le marché local à
une quinzaine de grandes sociétés qui possèdent leurs
propres réservoirs, alors que vous en avez privé une quarantaine
de petites sociétés qui assuraient la distribution, avec
leurs camions-citernes, directement des réservoirs de l’Etat aux
consommateurs. Pourquoi cette discrimination?
“Cette mesure s’inscrit, elle aussi, dans le cadre de la réorganisation
de ce secteur qui inclut la distribution. Chaque individu qui possède
deux à trois camions-citernes ne peut quand même pas s’octroyer
le titre de société distributrice. D’autant plus que certains
conservaient le gaz oil dans leurs camions-citernes sur la voie publique
pour un bout de temps, avec tous les dangers que cela comporte, dans l’espoir
de le revendre plus cher. “Face à de tels abus qui ne tenaient que
du profit personnel, la réorganisation s’imposait. Il n’y a rien
d’officiel encore et les permis de redistribution pourraient être
octroyés à une quinzaine de sociétés, selon
leur sérieux et leur capacité de stockage, dans le cadre
d’une nouvelle restructuration”.
- Que va-t-il advenir de ces petits distributeurs?
“Une fois que le plan de réorganisation sera mis au point, je
pense que les grandes sociétés feront appel à eux
pour leur confier une part de la distribution. Je veillerai à ce
que leurs intérêts soient sauvegardés. “Il ne faut
pas croire que je favorise certains au détriment d’autres. Mais
ces grandes sociétés qui font vivre des dizaines de familles,
ont fait d’énormes investissements; on ne peut pas, du jour au lendemain,
leur demander d’arrêter leurs activités”.
QUID DES LICENCES DE RÉEXPORTATION?
- Comment pouvez-vous justifier le fait d’avoir accordé l’autorisation
à une société ou à quelques sociétés
privilégiées de réexporter le mazout importé
par l’Etat vers d’autres pays, la Turquie notamment. Ils réalisent
des bénéfices énormes, aux dépens de l’Etat
libanais?
“Laissez-moi, d’abord vous dire que l’octroi de permis de réexportation
des produits pétroliers n’est pas une chose récente ou nouvelle.
Cette procédure se pratique depuis 1989, dans le but d’alimenter
les navires qui accostaient au Liban. Je n’ai donc rien inventé
et je n’ai pas accompli quelque chose d’illégal.”
- Mais autrefois, le mazout était importé par des particuliers
qui pouvaient se permettre de le réexporter. Maintenant que l’Etat
vient de s’assurer ce monopole, est-il logique qu’il en autorise la réexportation?
“Il faut savoir, en premier lieu, une chose: les permis d’importation
et d’exportation sont, de tout temps, accordés par le ministère.
Lorsque dans le passé, le ministère avait accordé
au secteur privé le droit d’importer le pétrole et ses dérivés,
il avait renoncé à ce qui lui revenait de droit. “Ce qu’on
me reproche aujourd’hui, c’est d’avoir rétabli mon département
dans les prérogatives qui lui reviennent, à savoir: importer
le fuel oil et le gaz oil et de réaliser des bénéfices
au profit de l’Etat. “Si, réaliser des bénéfices pour
le Trésor public, est une illégalité, je suis prêt
à revenir sur ma décision.”
- Ce n’est pas cela ce qu’on vous reproche, mais d’autoriser la réexportation!
“Vous faites allusion à l’article du “Nahar”, auquel j’ai répondu
par écrit et qui, d’ailleurs, a été le seul quotidien
à soulever de telles questions, créant un problème
là où il n’y en a pas. “En premier lieu, ce n’est pas une
seule société qui a obtenu un permis de réexportation,
mais cinq à six autres l’ont obtenu aussi; d’autres sociétés
ont présenté des demandes, dans le même but. Je ne
fais pas de restrictions. “Les sociétés qui ont une licence
de réexportation peuvent vendre ce gaz oil là où elles
veulent, en Turquie, en Chine; ravitailler des navires, etc... Ce n’est
pas mon affaire. Mon rôle est de vendre cette marchandise au prix
décidé par le ministère, avec une marge de bénéfice
un peu plus grande lorsqu’il s’agit de la réexportation. Je suis
en train d’agir dans les limites légales pour faire entrer de l’argent
dans les caisses de l’Etat, sans me lancer directement dans la réexportation.
Où est le mal et où est le problème?”
IMPORTANTS BÉNÉFICES POUR L’ÉTAT
- Ce gaz oil importé, désormais, exclusivement par
votre ministère est destiné, après tout, à
la consommation locale. Pourquoi permettre à des sociétés
privées de le réexporter en réalisant d’énormes
bénéfices de l’ordre de 60 dollars par tonne, dit-on?
“A partir du moment où mon ravitaillement interne est assuré,
je peux avoir un surplus pour la réexportation. Quant aux bénéfices
réalisés par ces sociétés, c’est leur affaire.
Je n’ai pas vérifié ce qu’ils gagnent. Je sais, par contre,
que moi-même je réalise des bénéfices pour le
compte de l’Etat.”
- Les douanes libanaises ont refusé de faire sortir ce produit.
Est-ce à cause d’un vice de procédure?
“Non, il y a d’autres raisons à cela. Deux ou trois sociétés
lésées, sans doute par le fait que l’importation du gaz oil
est redevenue du seul ressort du ministère, sont derrière
cette affaire. “Qu’importe! Je travaille dans l’intérêt public.
Et lorsqu’à la fin de l’année, je dresserai mon bilan créditeur
et les bénéfices effectués, on pourra juger les mesures
que j’ai adoptées et mon action”.
- Les quantités de mazout destinées à la réexportation
vont passer, directement, des réservoirs du ministère à
Tripoli aux camions-citernes et sont exemptées de la taxe de 15,4
dollars imposée au k/l de mazout? Est-ce légal?
“Tout produit qui n’est pas écoulé sur le marché
local, est exempte de la taxe douanière. Les douanes savent très
bien ce qu’elles ont à faire. Moi mes fonctions s’arrêtent
à la limite de mon ministère”.
- N’y a-t-il pas un manque à gagner pour l’Etat?
“Non, puisqu’on consomme la quantité requise par le marché,
les réserves étant assurées en quantité suffisante.
Le surplus est utilisé pour la réexportation depuis huit
à neuf ans. Si la destination change, où est le problème?
Que cela aille pour alimenter un navire, ou vers un pays, quelle différence?”
JE N’AI PAS OUVERT UN MINISTÈRE À
MON COMPTE
- Vous avez fait, en somme, de votre ministère un agent d’import-export?
“Cela n’est pas interdit par la loi. En tout cas, si j’en ai fait un
commerçant c’est en faveur du Trésor public, puisqu’il est,
peut-être, le seul département à accroître les
recettes de l’Etat. On pourra ainsi changer l’adage selon lequel l’Etat
est un mauvais commerçant”.
- On vous accuse de toucher de larges commissions de ces opérations
triangulaires?
“Je les partagerais avec vous! Soyez en assurée, il n’y a rien
de louche, ni d’illégal dans ce qui se produit. D’ailleurs, seul
le “Nahar” m’a pris à partie et le fait depuis des mois. N’y a-t-il
pas un chef d’Etat, un parlement et un Conseil des ministres pour juger
de mon comportement et de mes décisions? Croyez-vous que j’ai ouvert
un ministère à mon compte? “J’ai le sens de mes responsabilités
et si les dirigeants du pays ne sont pas d’accord avec les mesures adoptées
pour la réorganisation de ce secteur, je suis prêt à
revenir sur mes décisions. Malheureusement, personne ne croit en
ce pays ou qu’il puisse y avoir des gens dévoués à
la cause publique. Parce que certains perçoivent des commissions,
ils pensent que tout le monde doit agir de la sorte. Non, il y a des gens
qui se dévouent pour leur patrie. Les citoyens le savent.”
PAS DE DIRIGISME ÉCONOMIQUE
- Le ministère envisage-t-il dans un troisième temps
de devenir l’importateur exclusif de l’essence?
“Pour pouvoir prendre les dispositions nécessaires concernant
le fuel oil et le gaz oïl, nous avons mis un certain laps de temps,
un an et demi entre une démarche et l’autre. Pour l’essence, la
procédure est plus longue, car il faut garantir les capitaux nécessaires
pour couvrir la consommation locale, assurer les réservoirs et maintenir
une réserve stratégique. La consommation de l’essence est
un peu plus du double du mazout.”
- S’achemine-t-on vers un dirigisme économique?
“Pas du tout! S’agissant de matières stratégiques, il
faut bien que l’Etat puisse avoir un contrôle et une emprise nécessaire
sur ce secteur, sans écarter pour autant le rôle des sociétés
privées. “Il est important de savoir que l’importation, même
si elle est effectuée par l’Etat, se fait par l’intermédiaire
de sociétés privées dont on n’a jamais négligé
le rôle. Le pays a, de tout temps, été pour l’économie
libérale et le demeurera. On ne peut pas, non plus, oublier que
le secteur privé a joué un rôle primordial durant les
années de guerre. “Il s’agit donc d’une question de réorganisation.
L’Etat doit avoir une politique stratégique dans le domaine pétrolier,
sans exclure l’apport des bénéfices et le rôle des
sociétés privées”.
LES RAFFINERIES DE TRIPOLI ET ZAHRANI, UTILISÉES
COMME DÉPÔT
- Que va-t-il advenir des raffineries de Tripoli et Zahrani?
“On sait que ces deux raffineries ont été fondées
du fait de l’acheminement du pétrole brut vers la Méditerranée.
Les pipelines ont cessé depuis longtemps de pomper l’essence, d’une
part et, d’autre part, les deux raffineries ont été durement
affectées par la guerre. Celle de Zahrani n’est plus en état
d’être réhabilitée et celle de Tripoli coûterait
plus cher qu’une nouvelle raffinerie. “Pour l’instant, on utilise ces raffineries
comme dépôt d’emmagasinage, procurant ainsi du travail aux
ouvriers et employés”. “Certes, la réinstallation de nouvelles
raffineries ne figure pas parmi les priorités de l’Etat; n’empêche
qu’on étudie la possibilité de confier à des sociétés
privées la construction de nouvelles raffineries à Zahrani
et Tripoli, soit pour la base du BOT ou d’une coopération entre
l’Etat et des sociétés étrangères, qui ne coûterait
rien au Trésor”.
JE POURRAIS ÊTRE UN MINISTRE CONTESTATAIRE!
Le ministre du Pétrole évoque de même
la réunion qu’il a tenue à Beyrouth, avec son homologue syrien,
afin de renforcer la coopération entre les deux pays dans ce secteur.
Une coopération qui semble être à sens unique, le Liban
important de la Syrie l’asphalte, le fuel oil et l’essence, (l’essence
syrienne constitue 35 à 40% de l’ensemble de la consommation locale).
“Cette coopération se traduit, aussi, par une prospection pétrolière
dans les régions libanaises. Qui sait, un jour on finira par en
trouver!”
- Ma dernière question est personnelle: peut-on vous considérer
comme un ministre opposant au sein du Cabinet haririen?
“On ne peut pas être ministre-opposant, quand on fait partie
d’une même équipe de travail. Sinon, on n’a qu’à démissionner,
si on veut faire de l’opposition. Mais, à l’intérieur des
institutions, on peut avoir son avis et en discuter sur une base démocratique.
Mais je le concède, ce climat démocratique est loin d’être
respecté et souvent des décisions sont prises auxquelles
il faut souscrire. Je ne crois pas pour autant qu’on puisse résoudre
nos problèmes en adoptant une attitude négative et en se
plaçant hors du Cabinet ou de la Chambre. C’est de l’intérieur
qu’on peut changer les choses. Je crois qu’il faut donner son avis et aller
jusqu’au bout pour le défendre. Vous pouvez me qualifier de ministre
contestataire mais non d’opposant. “Quant au principal grief que je formule
contre le gouvernement, c’est que les décisions du Cabinet sont
souvent prises d’une manière improvisée, sans une étude
approfondie et maintes fois, à cause de cette improvisation, il
a fallu revenir sur les décisions”. M. Barsoumian félicite,
en conclusion, tous ceux qui ont coopéré pour la fermeture
du dépotoir de Bourj Hammoud, si nocif pour la santé publique.
Par ailleurs, il espère que la communauté arménienne
aura bientôt sa radio privée.
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