Youssef Chahine...
Lors de la soirée du lundi 4, au palais de Beiteddine, où
une partie des extérieurs du film “LE DESTIN” avaient été
tournés, Youssef Chahine a été décoré
de l’Ordre du Cèdre avec grade d’officier, par le ministre des Déplacés,
M. Walid Joumblatt au nom du président de la République.
“LE DESTIN” est une biographie du philosophe arabe Averroès quand
il fit face à la montée des intégrismes musulmans
d’alors qui brûlèrent ses ouvrages. C’était dans l’Andalousie
du XIIème siècle. Et c’est en avant-première du Festival
de Beiteddine et pour des spectateurs privilégiés que le
film a été projeté.
L’HOMME À BÂTONS ROMPUS
Qui est Youssef Chahine, ce Libanais d’Egypte, décoré
enfin pour l’ensemble de son œuvre cinématographique par les autorités
de son pays d’origine? L’homme se déclare socialiste et engagé.
Ses films se placent presque toujours dans un contexte historique afin
de faire passer un message. “Le cinéma commercial, dit-il, surtout
américain, pousse les gens dans le meilleur des cas à rentrer
chez eux et à dormir. Alors, qu’en toute modestie, j’aspire à
faire des films pour les “Arabes” qui pensent”. Il admet puiser ses ressources
de construction dramatique dans les classiques, notamment Sophocle. La
musique aussi constitue un élément très important
pour l’am-biance de ce film en particulier. Et il avoue que le “flamenco”
a très bien pu être à la source du dévelop-pement
du film lui-même. Car, - et il le démontre bien dans “LE DESTIN”
- les pensées ont des ailes et ni la censure, ni le temps n’arriveront
à les empêcher de s’exprimer. “Tenez, relève-t-il,
“L’EMIGRE” a mis plus de quarante ans pour voir le jour mais le message
est finalement passé”. En effet, il va pouvoir être radiodiffusé
en Egypte après y avoir été interdit pendant plus
de deux ans, à la suite de procès intentés notamment
par des Islamistes. Mais venons-en au sujet proprement dit. La société
de production de Youssef Chahine est située au Caire, au 3ème
étage du 35 de la rue Champol-lion, dans ce qui sert à la
fois de salle d’attente, de café et de fumoir, juste à côté
du bureau directorial. “LA MISR INTERNATIONAL FILMS” fondée par
Youssef Chahine en 1972, reste l’école de cinéma la plus
prisée d’Egypte, cela dit sans forfanterie, avec ce cachet de professionnalisme
pointilleux et d’amateurisme enthou-siaste qui en fait la seule institution
réellement indé-pendante, tant financièrement que
moralement du cinéma égyptien. “Si tu traînes dans
le milieu du cinéma et qu’il n’y a pas que l’argent qui t’intéresse,
tu finis immanquablement par tomber sur Chahine”, raconte Hassan al Gueretly,
metteur en scène de théâtre notoire. “Il donne leur
chance aux jeunes, ce qui est rare dans ce pays. Mais attention! une fois
qu’il t’a choisi, il te demande une disponibilité totale. C’est
un peu comme entrer en religion!” La preuve: Yousri Nasrallah, Ali Badrakhan,
Asma al Bakri, Nader Galal... Certains ont disparu de la circulation. D’autres
sont morts comme Atef el Tayeb et Samir Nasri... Rarement cinéaste
aura autant marqué de son empreinte une génération,
un pays! Et pourtant, il n’y a pas une “école Chahine”. “Je n’aime
pas les disciples, confesse-t-il, je ne suis pas leur père. J’ai
déjà assez de problèmes comme ça. Si j’ai pu
donner à quelques-uns l’amour du cinéma, c’est déjà
bien. Si j’enseigne c’est pour apprendre. L’éternité c’est
se perpétuer par un autre, en lui transmettant la connaissance...”
Plus qu’une technique, c’est un sens de la liberté que Chahine a
insufflé au cinéma arabe. Il a passé sa vie à
briser les tabous - à ses risques et périls - de la sexualité,
du fanatisme, du problème du “moi”... Mais au fait qui a été
son maître? Les Italiens: Fellini, Antonioni, Visconti? Les Américains?
On se perd en conjectures. Peut-être tout simplement son propre génie!
LE CINÉASTE
Quand le dénommé Youssef Chahine, ce Libanais
d’Egypte prépare un film, très tôt le matin, chez lui,
il écrit, dessine et colorie les grandes pages du cahier où
il consigne son découpage. Un peu plus tard au bureau, il s’occupe
de tout ce qui touche à l’intendance con-crète. Ensuite,
il file dans un studio d’enregistrement de la banlieue du Caire, pour discuter
serré avec le compositeur et les musiciens s’il y a lieu. Puis,
il passe faire un tour dans l’atelier où répètent
les acteurs et occasionnellement des danseurs. Après cela, il devra
encore discuter de ces problèmes qui tracassent le plus: l’argent
et le jeu politique et qui l’intéressent le moins, mais il faut
pourtant en passer par là! Après déjeuner, une courte
sieste rituelle lui dispense l’énergie de rempiler pour une après-midi
et une soirée de travail. Ainsi, il s’occupera de nouveau des tracasseries
habituelles: syndicats, chambre du cinéma et autorités...
avec lesquelles cependant ses rapports semblent s’être quelque peu
apaisés: pour la première fois depuis quarante ans, il vient
d’être convoqué par le Premier ministre, qui lui a parlé
d’art, de cinéma, de mise en scène. Et Chahine n’en revenait
pas... La cinéphilie occidentale a un peu oublié que si Youssef
Chahine fut répéré, c’est déjà en 1958
avec “GARE CENTRALE”. Car, pour aussi étonnant que cela puisse être,
de larges pans de sa carrière demeurent méconnus. Du demi-siècle
qui couvre son œuvre, seules les dernières périodes étaient,
jusqu’à il y a peu, accessibles. Pourtant, dans le cinéma
égyptien, le plus riche du monde arabe, qu’on le veuille ou pas,
Chahine occupe une place pareille à celle d’un Bergman en Scandinavie,
d’un Fellini en Italie, ou d’un Renoir en France. Il en est le mauvais
génie, le maître foisonnant et malicieux, la conscience et
le mystère!
CATHOLIQUE DE NAISSANCE
Né catholique, ses grands-parents paternels étaient
libanais - ceux qu’on appelait “levantins”. Son père étant
parti s’établir à Alexandrie, c’est là-bas qu’il est
né. Son grand-père maternel est grec et sa grand’mère
maternelle syrienne... Un cosmopolitisme typiquement alexandrin. Chahine
enfant, dans cette ville, entendait parler toutes les langues. Evidemment,
Alexandrie est la première clé du monde de Chahine. Il en
a d’ailleurs fait le thème de sa trilogie: “Alexandrie pourquoi?”,
“La Mémoire” et “Alexandrie encore et toujours”. Cette ville l’a
pétri jusqu’au plus profond de l’âme: ses contradictions splendides,
son babélisme, le chaos particulier de ses cultures composites et
son melting pot ont fusionné et coulé dans le sang de son
cinéma.
DIALECTIQUE ORIENTALE
A 17 ans, il part apprendre le métier d’acteur à
Los Angles. Quelque temps après son retour, il remplace au pied
levé un metteur en scène qui se désiste et tourne
ainsi son premier film... Avec ce coup de manivelle, il a trouvé
sa vocation et sa carrière, dès lors, est tracée...
A 70 ans, ce qui étonne encore plus Chahine, c’est le regard préférablement
occidental que l’on porte sur lui et sur son œuvre. “Quand je lis quelque
chose sur moi, j’ai toujours l’impression que l’on parle d’un autre. Plus
je suis lucide, plus je suis sévère. J’ai longtemps travaillé
dans l’inconscience et il y a tellement de choses que je ne savais pas.
Voltaire, par exemple, je l’ai découvert à 60 ans! C’est
une honte!”. Pour exprimer ses sentiments, il sait faire jouer une dialectique
orientale - levantine - qui se promène de paradoxes, en byzantinisme
et en trouvailles. Mais non sur la question de fanatisme et des intolérances:
“Je n’aime pas ce mot. J’aime les autres... Tolérer me fait l’effet
d’un dédain du haut duquel on accorde quelque chose... Tenez, je
connais très bien le Coran. Je le lis et je l’étudie. Je
ne suis pas religieux, mais je suis croyant”. Il précisera son point
de vue d’une façon plus bru-tale: “Les fanatiques américains,
(types milices mili-taires ou fascistes) me semblent bien plus monstrueux
que les nôtres. Pourquoi le cinéma américain n’en parle-t-il
jamais? Les Etats-Unis, pays le plus riche du monde, dispose d’une pléthore
d’universités et c’est aussi le pays qui a refusé d’éduquer
son peuple”. Youssef Chahine rejoint sur ce point le prophétique
Alexis Carrel: “l’Amérique est un pays qui est passé de la
barbarie à la décadence, sans passer par la civilisation”.
HUMANISTE
Par ailleurs, Chahine est un humaniste et un pacifiste absolu
qui hait tout genre d’uniforme - ce qui l’a rendu suspect à plus
d’un titre et à plus d’un clan. “Je m’excuse, mais on ne sort pas
du ventre de sa mère pour devenir soldat ou milicien!” Pacifiste
donc à tous crins, si l’on peut dire.. mais pas soumis! “Si je n’avais
pas subi des coups d’une effarante brutalité, comme la défaite
de 1967 et mon opération à cœur ouvert, je n’aurais pas évolué
comme je l’ai fait. A 70 ans, je ne regarde pratiquement jamais en arrière...”
Aussi, Chahine déteste-t-il revoir les gens qu’il a connus quand
il était jeune... “Comme je ressens les mêmes élans
qu’à 17 ans, je ne veux pas en atténuer la ferveur. Dans
la rétrospective des quarante films de sa vie, les audaces politiques,
les tributs payés à la liberté d’opinion et les plus
beaux personnages fé-minins du cinéma arabe, se partagent
la vedette. Surtout à travers le triptyque autobiographique d’Alexandrie,
auquel répond peut-être, mais pas pour les mêmes raisons,
comme un pâle reflet “LE QUATUOR D’ALEXANDRIE” de Lawrence Durrell,
où Chahine, lui, raconte sa jeunesse et dresse le bilan d’une passion
pour la ville de son enfance. On y entend, comme en filigrane derrière
la beauté des images, la voix de Chahine parler à la ville
de son enfance: “Alexandrie, tes cafés-trottoirs, ta mer, tes amoureux
dans les “hantours” où l’on pleurait, où l’on s’aimait...
Et puis tes noctambules invétérés pissant dans tes
plaques d’égoût. J’aime ton vieux phare et mes réveils
sur les dunes de sable de banlieue, tes réverbères à
gaz éteints, dans les ruelles oubliées de ta municipalité...
Lorsque, Alexandrie, je te revois de loin et que je pense aux rires de
tes jolies filles, combien tu ressembles au chagrin! Mais il suffit d’un
seul de mes regards récompensé par tes images, pour que tu
renaisses et cela me rassure, je ne mourrai jamais: ma jeunesse rentre
en moi, comme une reine déchue, mais une reine toujours retrouvée!”.
Une authentique histoire d’amour!
C.E.H