Chronique


De René Aggiouri 

 

LA RÉGRESSION

Uniquement pour éprouver une sorte de satisfaction intellectuelle, on peut toujours tirer une leçon des débats parlementaires. Car sur l’effet pratique de ce genre d’exercice, il n’y a pas lieu de se faire la moindre illusion: ces leçons, tant de fois tirées, sous des formes différentes, n’ont jamais servi à rien. Et actuellement plus que jamais.
Les jeux sont faits. Un moment déboussolée, la fameuse “troïka” a repris son galop, tirée par le cheval de tête, les deux autres s’accommodant parfaitement d’une situation où ils ne trouvent que des avantages.
M. Hariri est comme un roc sur lequel glissent les critiques comme l’eau sur les galets du fleuve. Rien ne l’ébranle. Il écoute (ou il n’écoute pas) et conclut toujours: “Tout va très bien; le char avance”. Tout le reste, à ses yeux, n’est que bavardages et ragots.
Suprême argument: les témoignages de confiance qu’il reçoit de l’étranger. La con-fiance des Libanais? Elle ne compte que pour des prunes.
Sûr de lui et dominateur, selon le mot célè-bre appliqué à d’autres, en d’autres circons-tances. ***

Le fonctionnement du régime parlementaire libanais est en train d’évoluer pour ressembler de plus en plus à ce type de conseil “repré-sentatif” dont les membres sont nommés par les potentats de la presqu’île arabique pour leur servir de soupape: on s’y exprime librement dans certaines limites, mais on n’y dispose pas de pouvoirs réels.
Les textes constitutionnels libanais, qui définissent la nature du régime et son mode de fonctionnement, sont faussés par une pratique déterminée, elle, par la nature des forces politiques issues d’un système électoral inadapté.
Peut-on, d’ailleurs, parler vraiment de forces politi-ques? Cette notion implique l’existence de partis, de programmes, d’une vision cohérente de l’avenir, du système social et économique, des rapports du pays avec ses voisins, etc... Ici, rien de tel. Depuis quelques années, les élections législatives ne portent à la Chambre que des notables assez fortunés pour donner à l’électeur le sentiment qu’il sera représenté pour la défense de ses intérêts locaux ou communautaires et, surtout, pour obtenir des passe-droits.
Dès lors, le jeu politique entre Exécutif et Législatif se ramène à un marchandage et se conclut par des com-promis entre des intérêts personnels. Il marginalise, forcément, un certain nombre d’irréductibles protes-tataires qui forment une minorité appelée opposition.
Un chef de gouvernement, sûr de lui-même et de ses propres objectifs, est naturel-lement porté à ignorer ce type d’opposition ou à ne lui prêter qu’une oreille dis-traite, par pure complaisance. La soupape fonctionne ainsi périodiquement à la faveur de deux ou trois jours de débats parlementaires qui ne sont que des monologues, sans autre objet que de donner l’illusion d’une démocratie parlementaire.
C’est ce qu’on appelle dans certains pays du Sud-Est asiatique “une démocratie surveillée”. Un euphémisme pour camoufler le pouvoir autoritaire d’une ploutocratie. ***

La confessionnalisation galopante de la vie politique libanaise laisse peu d’espoir d’une évolution différente. Jadis, le jeu politique se déroulait entre deux ou trois coalitions interconfessionnelles et interrégionales (les “Blocs”). Le fonctionnement du régime pouvait, alors, ressembler à un système de démocratie parlementaire du type classique. L’évolution aurait dû se produire de manière à faire émerger de vrais partis laïcs à partir de ces coalitions. La crise de 1958 a bouleversé ce schéma dont la ruine s’est achevée à la faveur de la guerre de 1975-1990.
Dès lors, derrière une façade électorale, on ne parle plus que de “troïka” et d’arbitrage exercé d’au-delà des frontières. Les quelques notables qui se regroupent et élèvent encore la voix pour tenter de redresser le cours des choses, ne font qu’agiter du vent.
Pour M. Hariri, ils empoisonnent inutilement l’atmosphère.
Pour d’autres, ils ont, au moins, le mérite de maintenir vivante l’idée d’une véritable démocratie parlementaire et une exigence de rigueur morale dont l’absence se fait dramatiquement sentir dans la gestion de l’Etat.
Quant à savoir comment, à quel moment et par quel processus cette idée pourra être traduite dans la réalité et dans la pratique, c’est pour l’instant une véritable énigme. L’éducation que reçoivent les nouvelles généra-tions les prépare-t-elle à trouver la solution? Rien n’est moins sûr, hélas!
Ainsi donc, M. Hariri, aujourd’hui, n’a pas à s’en faire. Et qui donc a dit qu’il éprouvait ce genre de souci?
Il n’y a qu’à admirer sa mine épanouie pour garder confiance dans la “troïka”. 

 
 
 


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