L’IMMUNITÉ DES MEMBRES DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS Par EDMOND NAÏM
Najah Wakim.
Les discussions ont atteint leur paroxysme. Monsieur le président
de la Chambre a donné son point de vue: “On ne peut pas, hors session,
poursuivre ou arrêter un député sans l’assentiment
de l’Assemblée”. D’autres, dont nous-mêmes, soutiennent le
contraire. Notre seul but est de ne pas laisser à la dérive
le sens d’un texte constitutionnel. Nous avons déjà opiné,
pour des médias, en interprétant les articles 39 et 40 de
la Constitution. Il semble que notre opinion n’a pas convaincu. Nous avons
essayé de trouver d’autres opinions et avons fini par découvrir
celle d’un grand jurisconsulte. Il n’a pas la nationalité française.
Mais il est francophone. La Constitution de son pays ressemble, dans une
très grande mesure, à la nôtre et à la Consti-tution
de la troisième république française. J’ai nommé
le belge Edmond Picard qui, à lui seul et durant toute sa vie, a
rédigé les “Pandectes belges”, œuvre monumentale de cent
trente six gros volumes. Il est utile, tout d’abord, de reproduire les
textes libanais, belges et français (de la troisième république)
qui parlent de l’immunité parlementaire.
LES TEXTES LIBANAIS REPRODUITS PAR LA REVUE
JUDICIAIRE LIBANAISE (1947)
Art. 39 - (Loi const. du 17 oct. 927 art. 15): Aucun membre
de la Chambre ne peut être poursuivi ou recherché à
l’occasion des opinions ou votes émis par lui, pendant la durée
de son mandat.
Art. 40 - (Loi const. du 17 oct. 927 art. 16): Aucun membre de la Chambre
ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ni
arrêté pour infraction à la loi pénale qu’avec
l’auto-risation de la Chambre, sauf le cas de flagrant délit.
Il y a lieu, relativement à ces deux textes libanais, de relever
que les procès-verbaux de la Chambre des représentants contient
les déclara-tions suivantes rédigées lors de la discussion
du projet de constitution:
“M. le président - Article 39. - “Aucun membre de l’une ou de l’autre
Chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l’occasion
des opinions ou votes émis par lui pendant la durée de son
mandat.”
M. Khazen - Que signifie “pendant la durée de son mandat”
M. Dammous - Par exemple, si un député constate qu’une société
fait du tort au pays et qu’il dise que cette société est
un repaire de brigands, ce député ne pourra pas être
puni.
M. Khazen - Et ceci, s’il siège dans l’Assem-blée ou
au dehors aussi?
M. Souchier - il s’agit de la durée de son mandat, n’importe
où qu’il soit.
LES TEXTES BELGES INTERPRÉTÉS
(LOI DU 7 FÉVRIER 1831)
Art. 44.: Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut
être poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions
et votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Art. 45.: Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut, pendant
la durée de la session, être poursuivi ni arrêté
en matière de répression, qu’avec l’autorisation de la Chambre
dont il fait partie, sauf le cas de flagrant défit.
Aucune contrainte par corps ne peut être exercée contre un
membre de l’une ou de l’autre Chambre durant la session, qu’avec la même
autorisation. La détention ou la poursuite d’un membre de l’une
ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session et pour toute sa
durée, si la Chambre le requiert.
LES TEXTES FRANÇAIS DE LA TROISIÈME
RÉPUBLIQUE (16 JUILLET 1875)
13. Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut être
poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions ou votes
émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
14. Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu’avec l’autorisation de la Chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit - La détention ou la poursuite d’un membre de l’une ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session et pour toute sa durée, si la Chambre le requiert.
EXTRAITS DES COMMENTAIRES DES «PANDECTES
BELGES» SOUS LES MOTS: «IMMUNITÉS PARLEMENTAIRES»
1- On appelle immunités parlementaires les privilèges
que la Constitution réserve aux membres des corps législatifs
et qui sont destinés à leur permettre d’exercer leurs fonctions
à l’abri de toute contrainte.
2- L’intérêt public exige que les représentants du peuple puissent exercer leurs fonctions et s’acquitter de leurs devoirs en pleine liberté, sans qu’ils puissent être retenus par aucune contrainte physique ou morale. Mieux vaut permettre une atteinte à des droits privés, que de mettre en péril les intérêts de la nation tout entière. Si un conflit existe entre les intérêts d’un citoyen et ceux de la nation, il faut que ceux-là soient sacrifiés à ceux-ci.
3- Le constituant belge a assuré aux représentants du peuple cette liberté nécessaire, d’abord en faisant échapper à tout contrôle l’expression de leurs opinions et l’émission de leurs votes; ensuite, en stipulant que, sauf dans des cas spéciaux, les membres des deux Chambres ne pourront, par une mise en arresta-tion, être mis dans l’impossibilité de participer aux travaux parlementaires. Nous étudierons, séparément, les dispositions constitutionnelles relatives à l’un et à l’autre point.
(...)
7- Nous avons à rechercher, d’abord, les conditions d’application de l’art. 44 (Const. belge). Pour qu’un député ou un sénateur puisse bénéficier de cet article, il faut: 1Þ qu’il ait émis un vote ou une opinion; 2Þ dans l’exercice de ses fonctions.
8- L’émission des votes ne peut donner lieu à aucune difficulté. Le mot «voter» a un sens précis qui ne laisse place pour aucune discussion. Les mots «émission d’une opinion» doivent être interprétés extensivement. Il faut entendre par là les discours, interpellations, interruptions, les rapports, en un mot, tout ce que peut dire ou écrire un député, constitue, dans le sens de l’art. 44, l’émission d’une opinion.
9- Il faut, en outre, que le député ou le sénateur ait agi dans l’exercice de ses fonctions, c’est à-dire qu’il ait été investi de son mandat public au moment ou il a émis soit une opinion, soit un vote. Il faut distinguer soigneusement ici l’homme privé de l’homme public. Un député qui, dans un meeting, prononcerait un discours provocateur pourrait évidemment être poursuivi. Le même discours, prononcé à la tribune parlementaire, ne pourrait être incriminé.
10- Il est évident qu’il ne faut point restreindre l’application de l’art. 44 au cas où le député ou le sénateur a parlé ou voté en séance publique. Il en serait de même de ce qui aurait été dit, écrit ou décidé en commission. Il en serait de même des paroles prononcées en dehors de l’enceinte parlementaire par un représentant qui ferait partie d’une commission d’enquête ou d’une députation déléguée par la Chambre pour un motif quelconque.
(...)
EMPÊCHER TOUTE ATTEINTE À LA LIBERTÉ
DU DÉPUTÉ
15- Il résulte de ce qui précède que, non
seulement le représentant ou le sénateur ne peuvent jamais
être renvoyés devant une juridiction pénale du chef
des opinions qu’ils ont développées ou des votes qu’ils ont
émis, mais encore qu’ils ne peuvent être inquiétés
d’aucune manière à leur sujet. Ils ne pourraient, par exemple,
être interrogés, à ce sujet, par un juge d’instruction.
A fortiori ne pourrait-on le soumettre à des perquisitions domiciliaires,
ou saisir leur correspondance.
(...)
23- En principe, aucun député et aucun sénateur ne peut, pendant la durée d’une session, être poursuivi ou arrêté qu’avec l’autorisation de la Chambre dont il fait partie. Telle est la disposition principale de l’art. 45. Il en contient d’autres de moindre importance et qui concourent au même but: assurer le fonc-tionnement parfait du régime parlementaire en empêchant toute attente, d’où qu’elle puisse venir, à la liberté des représentants de la nation.
(...)
28- Si l’autorisation est refusée, l’action est tenue en suspens pendant toute la durée de la session législative. Dès que celle-ci est terminée, toute entrave à l’exercice de l’action publique ou de la partie lésée dans le cas de citation directe disparaît.
29- Si la Chambre donne l’autorisation de poursuivre, on rentre dans le droit commun. Le député ou le sénateur seront soumis aux règles ordinaires de l’instruction criminelle.
(...)
33- Les principes qui viennent d’être exposés subissent une exception en cas de flagrant délit. On en donne deux raisons. Dans ce cas, il est évident que les poursuites n’ont pas été arbitrairement intentées pour restreindre la liberté de l’intéressé et, d’un autre côté, un homme dont la culpabilité est flagrante ne doit bénéficier d’aucun régime exceptionnel.
Par EDMOND NAÏM