L’ÉTAT SE DÉCIDERA-T-IL À FERMER LA CARRIÈRE (ILLÉGALE) DE CHNANIIR?

Par NELLY HELOU


La carrière dépare le flanc d’une colline boisée à quelques kilomètres de la baie de Jounieh.

Le problème de l’installation et de l’exploitation des carrières continue à se poser avec acuité à l’échelle nationale, tant que les solutions adéquates, mé-thodiques et radicales tardent à être adoptées. Parmi les innombrables victimes de ces carrières et concasseurs, un village paisible au cœur même du Kesrouan, à quelques kilomètres de la baie de Jounieh: Chnaniir. Sur place, nous avons pu observer les ravages de cette “machine infernale” et écouter les doléances des habitants.


S’étalant sur le flanc d’une colline boisée à 250 et 350 mètres du niveau de la mer, ce village est plein de charme et offre une belle vue panoramique sur la baie de Jounieh, le Casino du Liban et l’ensemble de cette côte. On y observe des maisons anciennes en pierre en voie de restauration; une grande église à deux clochers dédiée à Mar Mikhaël, des vignes, des vergers et le grand monastère restauré de Mar Antonios Khosbao, actuel siège central des moines baladites (Kaslik); au loin Notre-Dame du Liban à Harissa et, partout, des collines vertes. Depuis l’élargissement de la route et étant donné la proximité de cette localité avec Jounieh (7 km.) ses habitants - autour d’un millier ou un peu plus - y résident désormais été comme hiver; ils devraient, en principe, y couler des jours paisibles et calmes. Pour cette raison, sans doute, les Sœurs franciscaines ont choisi d’y établir leur maison de repos et un centre d’accueil pour handicapés. Quant à l’absence d’école et de centre hospitalier, elle s’explique par la proximité avec le chef-lieu du Kesrouan et de multiples établissements scolaires de la région, tout proches.


Chnaniir: un village pittoresque au
cœur du Kesrouan.


A partir de la baie de Jounieh on peut observer
l’impact de cette carrière.


Un nuage de poussière nocif se dégage
après chaque explosion.


La rencontre au café du village. De gauche à droite:
MM. Charbel Ghosn, Rony Abi-Safi,
Victor Khoueiry, Georges Nohra,
Me Emile Abi-Zeid et Nasri Abi-Nasr.

NOM D’ORIGINE SYRIAQUE
Le nom de Chnaniir, d’origine syriaque, signifie “le haut de la colline”. Dans la vallée située à la lisière du village fut édifié, dit-on, le premier couvent dédié à St Maron dont il reste encore quelques vestiges. Sur le plan socio-économique, les habitants sont fonctionnaires, commerçants, ou dans les carrières libérales. L’absence d’eau n’a pas permis de développer l’agriculture de façon essentielle. On vient, tout récemment, cependant de creuser au village un puits artésien, mais les habitants se doutent déjà que ses eaux vont être davantage draînées vers d’autres localités plus privilégiées, que la leur, dont Kfarhebab! “Tout le monde se désintéresse de notre sort”, affirment-ils avec amertume! Autrefois, du temps des Ottomans, Chnaniir dépendait de la “Moudiriyat” de Jounieh. Il y a quelques années, on y a créé une municipalité, mais faute d’élections dans le pays depuis trente-quatre ans, c’est le caïmacam du Kesrouan qui gère les affaires municipales. Quant aux quatre familles essentielles du village (les Abi-Zeid, Abi-Nasr, Nohra et Géara), elles se rattachent toutes à la famille des Daou.

AU MÉPRIS DES NORMES ÉCOLOGIQUES
Ce paisible village aux multiples atouts naturels est confronté, aujourd’hui, à un grave problème écologique, après en avoir subi d’autres au cours des trente dernières années. De fait, lorsqu’on quitte la route côtière pour s’y rendre, en passant par Sahel Alma, ses complexes touristiques et hôtels modernes, on croise plusieurs camions transportant vers le littoral des pierres, rendant la circulation dangereuse. A un moment donné, peu après les complexes de Almane, quelqu’un nous demande de ne pas aller plus loin, car une explosion à la dynamite allait s’y produire. On poursuit la route et le nuage de poussière provoqué par l’explosion, finit par se dégager pour laisser voir un spectacle désolant: tout un flanc de montagne ravagé, désertifié et décharné sous l’effet des explosifs! La fameuse carrière de Chnaniir continue à fonctionner envers et contre tout; à faire couler beaucoup d’encre et de salive face à la passivité des responsables.

DOLÉANCES DES HABITANTS
Réunis au café du village, autour du moukhtar, Jean Nohra et du curé, le R.P. Elias Khoueiry, des notables de la localité m’exposent en détail l’historique de cette carrière et de celle qui avait précédée, faisant part de leurs doléances multiples. Dans les années soixante, lorsqu’une nouvelle route fut tracée vers Sahel Alma et Chnaniir, des carrières furent ouvertes dans la région. Les habitants du village ont, durant des années, protesté et ont fini par avoir gain de cause en 1978. Mais vu la confusion qui régnait dans le pays à ce moment-là, ces carrières n’ont effectivement cessé de fonctionner qu’en 1983, suite à une nouvelle décision administrative méritoire, vu l’existence de groupes politiques et forces de facto multiples résultant de l’état de guerre. Le village n’était pas au bout de ses malheurs. Quelques années plus tard, on apprenait que des barils contenant des déchets toxiques avaient été déposés à l’endroit même où fonctionnait, autrefois, la carrière. Le nom de Chnaniir fut aussitôt lié à ce nouveau scandale écologique qui a connu son heureux épilogue.

OUVERTURE D’UNE NOUVELLE CARRIÈRE
Aujourd’hui, le destin s’acharne de nouveau sur Chnaniir avec l’installation d’une nouvelle carrière depuis moins d’un an. “Tout d’abord, expliquent mes interlocuteurs, cette carrière est illégale et ses propriétaires ne disposent que d’un simple permis pour l’aménagement du terrain octroyé, sous des conditions précises et pour une durée de trois mois, en date du 14 novembre 96 par le caïmacam du Kesrouan”. La chronologie des faits est la suivante: suite à la fermeture des carrières d’Abou-Mizane dans le Haut Metn, M. Rouchaïd el-Khazen, député de la circonscription et son associé, Zakhia Nasr, décident d’ouvrir une carrière dans leur bien-fonds à Chnaniir (enregistré sous le Nº713), pour assurer la matière première au projet de Nahr el-Kalb. En date du 7 novembre 96, l’un des fils de la localité, Nasri Abi-Nasr adresse une lettre de protestation au caïmacam du Kesrouan. Ce dernier la transmet aux FSI, le jour même. Entre-temps, il octroie, en date du 11/11/96, une autorisation à M. Rouchaïd el-Khazen confirmée le 14/11/96, en vue de l’aménagement du terrain. Une patrouille des FSI ne se rend sur les lieux que le 16/11/96. Elle interroge l’associé de M. el-Khazen, Zakhia Nasr, qui réfute les accusations. En date du 26/11/96, le moukhtar et les habitants de Chnaniir adressent au caïmacam une nouvelle lettre de protestation. Après un constat sur les lieux, les FSI établissent un rapport demandant l’arrêt des travaux (dans le bien-fonds Nº713), car ils ne sont pas conformes au permis octroyé par le caïmacam. Le bureau d’urbanisme de Jounieh émet un avis similaire, mais rien n’est fait. Le ministre de l’Environnement réclame, par la suite, la fermeture de cette carrière, menace de démissionner, sans résultat. Bénéficiant de plus d’une couverture officielle, la carrière continue à fonctionner. “Nous avons établi des dossiers complets sur la question, disent les habitants, que nous avons présentés au chef de l’Etat, au président de la Chambre et au Premier ministre. Mais nul ne semble se préoccuper de notre sort; à commencer par nos propres députés. Est-ce parce que nous ne sommes que 300 à 400 électeurs?”

MÉFAITS ET DÉGÂTS IRRÉMÉDIABLES
En plus du fait qu’elle est absolument illégale, cette carrière cause de multiples torts à Chnaniir et à sa région. Tout un flanc de montagne verte et boisée a subi, en dix mois, des ravages équivalant à dix années d’exploitation. La poussière qui se dégage après chaque explosion est nocive pour la santé. Avec chaque dynamitage, un bruit assourdissant envahit les lieux et les maisons subissent, jour après jour, des fissures. Les camions remplis de pierres qui sillonnent la route par dizaines à longueur de journée, vers le concasseur, lui aussi illégalement installé sur l’autoroute, près de Nahr el-Kalb, sont un danger public permanent. Le prix du terrain, évalué plus loin dans d’autres localités sur la côte à 300 ou 400 dollars, le mètre carré, est en baisse permanente à Chnaniir et ses environs; qui viendrait s’installer près d’une carrière? Amers, mes interlocuteurs poursuivent: “Est-ce parce que nous sommes des gens pacifistes, que nous ne voulons ni descendre dans la rue pour manifester, ni recourir à la violence et que nous réclamons l’application de la loi, que nul ne s’intéresse à notre sort? Cela fait dix mois que nous poursuivons cette affaire; tout le monde est au courant et nul ne réagit. Le mal est déjà fait et il est irrémédiable. Si le propriétaire de la carrière a un projet d’autoroute à terminer, doit-il le faire aux dépens de notre village? “Puis, qui nous dédommagera des dégâts que nous subissons?” Entre eux, ils s’interrogent sur les démarches à entreprendre, pour obtenir gain de cause. Certains proposent, comme ultime tentative, le recours à la justice. Car ils considèrent que cette carrière cause, non seulement du tort à leur localité et à ses environs, mais à l’ensemble de cette région du Kesrouan classée zone touristique par excellence avec sa baie, son casino, les sept collines environnantes, Notre-Dame du Liban à Harissa, les complexes hôteliers et touristiques, les plages, etc... Pourquoi donc l’Etat demeure-t-il impassible face à cette requête largement justifiée? L’intérêt de certains doit-il prévaloir sur celui de la collectivité? Où est cet Etat de droit dont on nous rabache les oreilles? Les responsables attendent-ils, pour fermer la carrière de Chnaniir, que l’autoroute soit achevée et, par voie de conséquence, toute une montagne ravagée?


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