“Notre survie en tant que Chypriotes turcs est assurée grâce à la Turquie”, nous dit M. Raouf Denktash.

ENTRETIEN AVEC RAOUF DENKTASH À PARIS
“L’INTRANSIGEANCE GRECQUE-CHYPRIOTE A FAIT ÉCHOUER L’INITIATIVE DE L’ONU VISANT À RÉGLER LE PROBLÈME DE L’ÎLE”

Troisième grande île de la Méditerranée, Chypre se trouve, géographiquement, en Asie et fut, depuis le Moyen-Age, le point de rencontre entre l’Orient et l’Occident. C’est un lieu de croisement de plusieurs cultures et civilisations: assyrienne, perse, achéenne, égyptienne, phénicienne, ptoléméenne, romaine, byzantine, arabe, franque, vénitienne, ottomane, etc. Elle fut livrée, lors des Croisades, par Richard Cœur de Lion aux Lusignans et devint ainsi, pendant trois siècles environ, un royaume franc, imprégnée de l’esprit et de la culture française. Au XIVème siècle, elle passa entre les mains des Gênois; puis, des Vénitiens. Durant 400 ans, la population de l’île était composée, majoritairement, de chrétiens catholiques: de latins venus d’Occident et de maronites venus du Liban et de Syrie. Ces derniers ont atteint, sous les Lusignans, 125.000 personnes, selon l’historien Georges Hill et le père Etienne de Lusignan. Au XVIème siècle, elle fut attaquée par les Ottomans qui y chassèrent les Vénitiens et les autres habitants catholiques, au prix de terribles massacres. Les Ottomans procédèrent, alors, au repeuplement de l’île par des orthodoxes de l’Empire ottoman (les Rayah) et renforcèrent leur Eglise en attribuant, notamment, à l’évêque orthodoxe le titre d’Ethnarque (chef de communauté), dans un souci d’empêcher sa reconquête par les catholiques chassés du pays. Les orthodoxes réinstallés dans cette île, adoptèrent le grec non seulement, comme langue liturgique en communion avec le monde grec-orthodoxe mais, aussi, comme langue courante commune. Sous la pression ottomane, bon nombre de catholiques survivants aux massacres, se convertirent à l’Islam pour fuir, également, les persécutions des orthodoxes. A la fin du XIXème siècle, les Ottomans cédèrent Chypre aux Anglais qui l’intégrèrent à la Couronne britannique lors de la Première Guerre mondiale.

L’INDÉPENDANCE ACCORDÉE EN 1960
En 1960, les Anglais ont accordé l’indépendance à cette île, donnant naissance à la République de Chypre, garantie par la Turquie, la Grèce et, bien entendu, la Grande-Bretagne. L’Etat chypriote a, de ce fait, été fondé sur l’égalité politique des deux communautés chypriotes grecque et turque. Pourtant, ces premiers prétendant que le système ne fonctionnait pas, ont voulu amender la Constitution en treize points, de manière à modifier l’égalité politique des communautés. Les Turcs chypriotes n’étaient pas d’accord avec ce projet d’amendement. Des hostilités éclatèrent dans le pays et les Turcs chypriotes boycottèrent le régime. Pendant la période allant de 1963 à 1974, l’année où la Turquie est intervenue militairement à Chypre, les Turcs chypriotes vivaient dans des enclaves dont la superficie couvrait 8% de l’île, en créant leur propre administration.

SÉCESSION EN 1983
A l’issue du coup d’Etat téléguidé par les colonels grecs contre Monseigneur Makarios, ethnarque et président de la République, en 1974, la Turquie a proposé à l’Angleterre une intervention commune afin d’améliorer la situation. La Grande-Bretagne ayant refusé cette proposition, la Turquie a fait usage de son droit d’intervention prévu dans le Traité de garantie, dans le but de sauver les Chypriotes turcs d’un éventuel génocide. Elle y est intervenue militairement. Mais cette intervention a vite été condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU qui appela, alors, les parties à laisser les armes et à résoudre leur problème par voie d’entretiens. Dès lors, des négociations furent engagées pour trouver une solution interne entre les deux communautés et opérer le retrait de l’armée turque. En 1983, la communauté chypriote turque a proclamé la zone où elle se trouve “République turque du Nord de Chypre”, sécessionniste de la république originelle de 1960. Cette dernière est considérée par la communauté internationale comme le seul régime légal. Seule la Turquie a reconnu la République du Nord de Chypre. Depuis quelques années, en 1991, Chypre a présenté une demande d’adhésion à l’Union européenne. Mais les instances de l’Union, notamment certains pays faisant partie de cette dernière comme la France, par exemple, préfèrent voir le règlement interne de la question chypriote avant de parvenir à cette intégration. Le 12 juillet dernier, les deux dirigeants chypriotes, MM. Raouf Denktash et Glafcos Cléridès, ont entamé une nouvelle rencontre pour envisager un règlement définitif de cette question, à New York, sous les auspices du secrétaire général des Nations-Unies.

INITIATIVE ONUSIENNE
A l’issue de cette rencontre et de sa récente visite en France, nous avons interrogé M. Denktash sur ces pourparlers et sur l’objectif de sa visite à Paris.

- Comment qualifiez-vous votre dernière rencontre avec Glafcos Cléridès à New York?
“Comme vous le savez, il s’agissait d’une rencontre en vue de trouver un règlement définitif à la question chypriote, fondé sur les résolutions de l’ONU relativement à ce problème; à savoir la création d’une fédération chypriote composée de deux Etats fédérés, l’un grec et l’autre chypriote turc . “Malheureusement, l’intransigeance grecque chypriote a fait échouer cette initiative onusienne, placée sous l’égide de M. Kofi Annan, secrétaire général des Nations Unies. “Alors que nous prônons l’égalité politique et de droit avec les Grecs chypriotes, co-fondateurs de la République de Chypre, ces derniers veulent nous soumettre à un système où nous serions considérés comme une minorité jouissant de moins de droits qu’eux. C’est pourquoi, nous exigeons notre reconnaissance comme peuple chypriote turc, placé sur un même pied d’égalité avec les chypriotes grecs, avec un droit à l’autodétermination”.

JURISTE DE FORMATION
- Préalablement à cette rencontre, vous vous êtes rendu à Paris. Quel était l’objectif de votre visite en France? S’agissait-il d’une visite officielle qui vous a permis de rencontrer les autorités françaises, étant entendu que la France joue un rôle important sur la scène internationale, en particulier au Proche-Orient?
“Je suis venu en France pour inaugurer une exposition d’œuvres artistiques de peinture et de photographies. D’ailleurs, j’ai participé en tant que photographe à cette exposition. La France est un grand pays qui n’est pas, exclusivement, reconnu pour sa place politique internationale mais, aussi, pour être un centre de croisement de cultures et d’art.

- Etes-vous photographe de formation?
“Non. Je suis juriste de formation, comme vous, mais j’aime beaucoup la photographie. Comment ne pas être séduit par des paysages sublimes tels que ceux de Chypre? J’ai, en effet, reproduit beaucoup de paysages et de personnes de mon pays. “A part cette exposition, j’ai donné une conférence sur Chypre à l’Institut français des relations internationales. J’ai, aussi, profité de cette visite pour rencontrer certaines personnalités politiques et des responsables français.”

QUESTION DE REPRÉSENTATIVITÉ
- Sur quoi ont porté vos discussions?
“Bien entendu, sur la question chypriote. Je pense que ce sujet est mal reçu par la communauté internationale, y compris la France. En effet, je suis considéré comme le représentant d’une communauté chypriote, la turque. J’aurais aimé qu’on considère de la même façon les dirigeants chypriotes grecs en tant que représentants de leur communauté et non comme ceux de l’ensemble des Chypriotes. En effet, depuis 1963, suite à une série de massacres perpétrés contre les chypriotes turcs, à l’instar de ceux qui ont été commis en ex-Yougoslavie par les orthodoxes serbes contre les musulmans bosniaques, notre communauté a boycotté le gouvernement chypriote. Ce dernier n’est resté, désormais, composé que de Chypriotes grecs uniquement. Il a donc perdu sa légitimité et ne représente pas l’ensemble de la population de l’île.”

- Pourtant, ce gouvernement est le seul reconnu par la communauté internationale. Il est donc le seul régime légal...
“Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre: la communauté internationale bafoue le droit. Comment se fait-il que dans votre pays, le Liban, elle reconnaît le régime illégal imposé par la Syrie qui occupe votre pays, illégalement, car je présume que l’intervention syrienne au Liban n’est pas justifiée constitutionnellement, comme à Chypre, par un traité de garantie qui permet à la Syrie d’intervenir à l’instar du traité de garantie à Chypre qui a permis à la Turquie d’intervenir? En même temps, cette société internationale ne reconnaît pas notre régime instauré, grâce à l’intervention de la Turquie dans le but de procurer à notre peuple le droit à l’autodétermination, un principe reconnu internationalement?”

PAS DE RETRAIT TURC AVANT UNE SOLUTION DÉFINITIVE
- Justement, vous reconnaissez l’occupation de Chypre par la Turquie, une occupation dénoncée par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Pourquoi ne réclamez-vous pas le retrait des troupes turques du territoire chypriote?
“Je regrette de dire que vous êtes tombé dans l’erreur, bien que vous soyez juriste. La Turquie est intervenue à Chypre en 1974 à la suite d’un coup d’Etat qui a menacé le statu quo établi par la Constitution. “Cette intervention, comme je viens de le souligner, a eu lieu conformément au traité de garantie, un texte à valeur constitutionnelle. La présence des troupes turques à Chypre a pour but de protéger notre communauté et d’assurer sa sécurité. Nous ne voulons pas subir le même sort que les musulmans bosniaques! Le retrait de l’armée turque interviendra quand on atteindra une solution définitive du problème chypriote.”

- Ne croyez-vous pas que cette présence turque empêche un règlement?
“Au contraire, notre survie en tant que Chypriotes turcs est assurée grâce à la Turquie. Sans cette présence turque, les Chypriotes grecs ne discuteront point avec nous et, d’ailleurs, ne nous reconnaîtront pas en tant que communauté co-fondatrice de la république chypriote. “En effet, le fond du problème est là: les Chypriotes grecs nous considèrent comme une minorité et veulent nous imposer, unilatéralement, leur volonté, en brimant nos droits et en nous considérant comme des citoyens de seconde zone. Nous ne voulons pas subir le sort des minorités non-orthodoxes en Grèce. Vous savez mieux que moi le sort réservé à ces dernières, qu’elles soient musulmanes ou catholiques. A Chypre, la Constitution reconnaît, textuellement, l’existence de deux communautés chypriotes. Pourtant, en 1963, les Chypriotes grecs ont voulu nous exclure des institutions, voire même nous exterminer. Ils ont établi un plan, à cet effet: il s’agit du “plan Akritas”; révélé par la presse grecque, il projetait notre extermination matérielle et le rattachement de Chypre à la Grèce. Cela nous a conduits, dans un premier temps, à créer notre propre administration. Il s’agissait, d’abord, de l’Administration temporaire chypriote turque surnommée, par la suite, Administration autonome turque chypriote; ensuite, quand nous avons été libérés grâce à l’intervention turque de 1974, nous avons dénommé notre zone autonome République fédérale turque de Chypre. En 1983, nous avons proclamé cette entité République turque du Nord de Chypre dont j’ai été élu président.”

POUR UNE SOLUTION JUSTE
- Mais tout le monde sait que le coup d’Etat contre Monseigneur Makarios a échoué et le statu quo s’est rétabli à Chypre. Malgré tout, vous maintenez vos craintes. Quelle est la solution pour sortir de ce dilemme?
“Nous voulons une solution juste et définitive pour la question chypriote, qui ne brimera pas nos droits, garantira notre survie et notre sécurité à Chypre. Pour cela, il faut reconnaître notre égalité de droit avec les Chypriotes grecs et parvenir à une solution basée sur un Etat fédéral, bi-zonal et bi-communautaire. Les Chypriotes grecs et turcs doivent, ainsi, partager la souveraineté chypriote. Nous partons du principe que les deux peuples chypriotes disposent de deux souverainetés égales et que les pouvoirs résiduels seront légués par les deux entités chypriotes souveraines au gouvernement central.”

- N’est-ce pas là une atteinte au fédéralisme? Ce dernier suppose l’existence d’un Etat souverain constitué par un seul peuple, le peuple chypriote. Ce que vous préconisez c’est, plutôt, le confédéralisme.
“Appelez cela comme vous voulez... Notre objectif est de partager la souveraineté équitablement et d’une manière égale avec les Chypriotes grecs qui ont, eux-mêmes, trahi la souveraineté de la république en 1963 et ont mis en cause son existence”.

LE SORT DE L’ÎLE NE PEUT SE DÉCIDER PAR UNE SEULE COMMUNAUTÉ
- Chypre est, aujourd’hui, appelée à adhérer définitivement à l’Union Européenne. Elle a déjà formulé une demande officielle d’adhésion à l’Union et s’y achemine. N’est-ce pas là une garantie suffisante pour vous?
“Justement, les Chypriotes grecs se comportent comme s’ils représentent Chypre et se prennent pour le “gouvernement de Chypre”. Sa demande d’adhésion à l’Union Européenne a été formulée sans notre accord par les Chypriotes grecs. Or, le sort de Chypre ne peut se dessiner, uniquement, par la volonté d’une seule communauté qui prétend représenter, officiellement, l’ensemble des Chypriotes. “Avant de procéder à toute demande d’adhésion, il faudra régler le problème définitivement, conformément aux résolutions de l’ONU et sous les auspices de cette organisation mondiale. Ensuite, il faudra soumettre la question d’adhésion à l’Union à un référendum populaire auquel participeront les Chypriotes grecs et turcs. Par conséquent, cette demande d’adhésion n’a aucune valeur, car elle ne concerne que les Chypriotes grecs.”

L’U.E. MÉCONNAÎT NOS DROITS
- Pensez-vous que la France a un rôle important à jouer dans le règlement de la question chypriote?
“La France est membre de l’Union Européenne et se soumet à la politique concertée de l’Union. Or, tous les membres de l’Union Européenne adoptent une attitude injuste à notre égard en méconnaissant nos droits. Ils considèrent le gouvernement grec chypriote comme le “gouvernement légitime de Chypre” et négocient, à cet effet, l’adhésion de Chypre à l’Union uniquement avec les Chypriotes grecs, en nous excluant de ce processus. “La France devra donc œuvrer au niveau de l’Union en vue de la reconnaissance de notre droit à l’égalité avec les Chypriotes grecs. Elle devra faire prévaloir, au sein de l’Union, une vision plus juste et plus équitable de la question chypriote, conformément à la position qu’adopte l’ONU à ce sujet. La France qui est, également, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU devra, sans s’ingérer directement dans nos affaires internes, faire en sorte que le problème chypriote soit résolu sous les auspices du Secrétaire général des Nations Unies, conformément à la politique onusienne relative à notre question qui traite sur un même pied d’égalité les Chypriotes grecs et turcs. “J’espère que la France fera en sorte que l’Union Européenne ne commettra pas l’erreur de discuter de l’adhésion de Chypre à l’Union avec les Chypriotes grecs en tant que gouvernement chypriote, ce qui nous conduira à prendre des mesures pour assurer notre protection. “Nous prendrons les mesures nécessaires pour la protection de notre communauté en l’intégrant, définitivement, à la Turquie”.

NOUS NE SERONS PAS DE NOUVEAUX BOSNIAQUES
- Je ne comprends pas votre démarche. En effet, l’adhésion de Chypre à l’Union assurera la protection des Chypriotes turcs, comme celle des Chypriotes grecs...
“De quelle manière? Est-ce de la même manière dont l’Union assure la protection des minorités en Grèce qui est membre, à part entière, de l’Union? “Je le répète: nous ne voulons pas être de nouveaux Bosniaques, ni subir les vexations que subissent les minorités non-orthodoxes en Grèce. Notre souci est d’assurer notre sécurité et notre survie à Chypre”.

- Cela créera beaucoup de problèmes, en particulier avec l’émergence du fondamentalisme religieux, notamment en Turquie. Nous avons vu l’arrivée au pouvoir des islamistes à Ankara avec M. Erbakan. Cela pourrait se transmettre à Chypre.
“Je ne pense pas du tout que la Turquie ira vers le fondamentalisme, la laïcité étant bien incrustée dans ce pays. Quant à Chypre, je pense que nous sommes beaucoup plus loin du fondamentalisme que ne le sont les orthodoxes. Chypre ne sera pas touchée par l’islamisme. D’ailleurs, je plaide depuis toujours en faveur de la laïcité dans mon pays.”

DÉÇU PAR LES ARABES
- Comment qualifiez-vous le rôle des pays arabes à votre égard?
“Nous avons espéré que les pays arabes adopteraient à notre égard, la même attitude de solidarité qu’ils ont adoptée à l’égard du problème palestinien, bien que cette solidarité ait été déjouée avec le temps en faveur d’une politique d’intérêts. Je ne comprends pas du tout l’attitude de ces pays: ils ont toléré la politique de Monseigneur Makarios qui a armé les chrétiens pour s’attaquer aux musulmans à Chypre, de la même manière qu’ils ont toléré les massacres des Bosniaques. “Les pays arabes maintiennent, malheureusement, une relation d’intérêt avec les Chypriotes grecs et nous délaissent, complètement, pour ne pas heurter la susceptibilité de ces derniers. Chaque fois que j’accorde un entretien à la presse arabe, mon entretien n’est pas publié, car les gouvernements de ces pays l’interdisent. Cela laisse croire que la solidarité islamique dont se prévalent ces pays est plutôt à sens unique”. n

Propos recueillis par ELIE HATEM


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