Il était 13 heures, quand le téléphone a sonné dans nos bureaux de Londres. La centraliste a entendu, à l’autre bout du fil, la voix d’un homme s’exprimant en “anglo-américain” et demandait à s’entretenir avec le rédacteur en chef. Celui-ci étant absent, elle l’a mis en contact avec l’un des responsables de la revue. Pour la centraliste, il s’agissait d’une communication ordinaire, pareille à des dizaines d’appels téléphoniques qu’elle reçoit quotidiennement. Mais pour nous, c’était un appel important, parce qu’émanant d’une des personnes faisant l’objet de poursuites juridiques, ayant été condamnée par contumace à la peine capitale dans un certain nombre d’affaires criminelles. Son nom figure parmi les prévenus impliqués dans l’assassinat de feu le président Rachid Karamé, dont le procès doit s’ouvrir, incessamment, devant la Cour de justice. Cependant, ce prévenu a bénéficié du droit d’asile politique aux Etats-Unis, où il réside sous un faux nom et sous bonne garde, ce qui empêche qui que ce soit de l’approcher. Nous avons nommé Ghassan Touma, ancien chef de l’organisme de sécurité des “Forces libanaises” (dissoutes). Que voulait Touma? Et pourquoi tenait-il à s’entretenir avec le rédacteur en chef, en personne, avant d’accepter de parler à un autre? Il voulait publier une lettre, en posant comme condition qu’elle soit reproduite in extenso, sans qu’on en retranche le moindre passage. L’homme prétend vouloir mettre un terme à la “mascarade” et faire part de sa décision de se livrer à la Justice, à travers une initiative qu’il désire rendre publique par le truchement de notre hebdomadaire qui lui avait pris la première interview - en même temps que notre confrère “Al-Hawadess” - en juillet 1996, dans un bar en Amérique. Touma a décidé de se livrer à la Justice libanaise sous une condition qu’il considère fondamentale, à savoir par l’entremise du Vatican. Il avait promis de téléphoner de nouveau cinq jours plus tard dans l’espoir de communiquer, directement, avec le rédacteur en chef. Il a tenu parole et voici ses déclarations.

SECOND ENTRETIEN EN L’ESPACE D’UN AN AVEC L’ANCIEN RESPONSABLE DE L’ORGANISME DE SÉCURITÉ DES F.L.  

GHASSAN TOUMA À “LA REVUE DU LIBAN”:

“JE PROPOSE DE ME LIVRER À L’ÉTAT LIBANAIS PAR L’INTERMÉDIAIRE DU SAINT-SIÈGE” 

“JE SUGGÈRE LE TRANSFERT DE GEAGEA AU VATICAN; PUIS, LA RÉOUVERTURE DE MON PROCÈS À BEYROUTH”

POURQUOI LE SAINT-SIÈGE
- Pourquoi avoir choisi le Saint-Siège? Comment l’opération s’effectuerait-elle, sous quelle condition et quel en serait le prix?
“L’opération doit intervenir par l’intermédiaire d’une partie ou d’un Etat jouissant de ma confiance et de la confiance de l’Etat libanais à la fois. Ceci m’est apparu lors de la visite du Souverain Pontife au Liban en mai dernier. “L’Etat s’imagine-t-il que je prendrais l’avion directement vers l’aéroport de Beyrouth et me présenterais en ces termes: Ghassan Touma est revenu; mettez-lui les menottes aux poignets et tirez le voile sur la série que vous avez inventée et dont vous avez élaboré le scénario? “Non, pas du tout. L’opération doit se dérouler selon un plan étudié, devant faire l’objet d’un accord préalable. J’ai cité le Vatican, parce que c’est un Etat respecté et sincère. Ses dignitaires ne mentent pas et j’ai confiance en eux. Je crois que nul ne conteste mes paroles. “Si l’Etat choisit un autre Etat, je ne m’y oppose pas, à condition que cet Etat m’inspire confiance. Car l’opération ne se limite pas à ce que je me livre, mais à transférer le Dr Samir Geagea de la prison à l’Etat auquel je me rendrais et qui me livrerait à l’Etat libanais. Ensuite, la réouverture du procès devrait avoir lieu sous le contrôle d’observateurs portant la nationalité de l’Etat médiateur.”

TOUMA, LE GRAND MANITOU... 
Puis, Touma explique son plan. “Après que l’Etat libanais eut impliqué le Dr Geagea, lequel devait être condamné à la peine capitale qui a été commuée en travaux forcés à perpétuité, la Cour de justice a justifié son jugement par le fait que Samir Geagea était omnipotent, aucune mission ni opération des “Forces libanaises” ne pouvant, alors être accomplies sans son ordre. “Ensuite, le tribunal a présenté Ghassan Touma comme étant le “lion d’Al-Borombo”, lui faisant endosser la responsabilité de la planification et de l’exécution de tous les crimes... On a dit, par la suite, que Geagea était incarcéré pour des raisons politiques. Dans ce cas, à quoi bon le maintenir en état d’arrestation?” 

- Comment Touma envisage-t-il “l’opération de troc” entre Geagea et sa personne? 
“Je me rendrais au Vatican et l’Etat livrerait Samir Geagea à un émissaire du Saint-Siège où il serait placé en résidence forcée. A mon tour, je serais pris en charge par la même personne qui aurait escorté Geagea jusqu’à Rome et rentrerais avec lui à bord du même avion à Beyrouth”. 

- Et que se passerait-il après cela?
“Je comparaîtrais devant la Cour de justice et si je parvenais à la convaincre de mon innocence, le dossier serait clos. En revanche, si j’étais reconnu coupable, Geagea serait ramené du Vatican à Beyrouth et nous purgerions la peine à laquelle nous aurions été condamnés”. Et de poursuivre: “Si l’Etat libanais est réellement désireux de faire toute la lumière sur les crimes perpétrés durant les douloureux événements: les attentats contre l’église de Zouk, contre Dany Chamoun et sa famille, le président Rachid Karamé et la tentative d’assas-sinat de Michel Murr, il se doit d’accepter ma proposition. “Les chrétiens en ont assez de l’op-pression et de tant d’épreuves qu’on leur fait subir et le Dr Samir Geagea ne doit plus être maintenu dans une cellule obscure, pour des raisons que chacun connaît. Sans perdre de vue les injustices m’ayant affecté avec mes anciens compagnons des “Forces libanaises” qui souffrent de l’exode”.

GEAGEA ET LES F.L., OBJETS D’UN COMPLOT 
- Dans un précédent entretien, vous avez évoqué maintes affaires crimi-nelles dont la responsabilité a été attribuée aux “Forces libanaises”. Voudriez-vous nous entretenir des chefs d’accusation qui vous ont été imputés, ainsi qu’aux F.L. spéciale-ment en ce qui concerne les atteintes à la sécurité de l’Etat et l’attentat manqué contre Michel Murr?
“Nous n’avons aucun rapport avec ces opérations. La tentative contre le ministre Murr, nous en avons appris les circons-tances et les détails à travers les moyens d’information. Cependant, certains pê-cheurs en eau trouble qui n’ont pas vu d’un bon œil le fait pour les F.L. d’avoir aidé à mettre fin à la guerre, à assurer le succès de Taëf et du désarmement des milices, ont ourdi des complots contre le Dr Geagea et ses compagnons de lutte, en insinuant que ceux-ci ne voulaient pas voir l’Etat supplanter les milices, ni tendre la main aux adversaires de la veille et favoriser l’entente nationale”. Et d’enchaîner: “D’aucuns ont dit à Michel Murr que c’était un coup monté par les Forces libanaises. Celui-ci a, alors, exigé la livraison de deux de nos camarades soupçonnés d’avoir exécuté l’attentat. Mais le Dr Geagea a refusé de les livrer, d’autant que M. Murr voulait les arrêter sans être muni d’un mandat d’arrêt en bonne et due forme. Là a été le point de divergence entre nous. “Cela dit, je tiens à préciser que l’organisme de sécurité des F.L. avait mis fin à toutes ses activités avant l’attentat. Il nous a été possible, par la suite, de connaître les auteurs de cet acte criminel et en avons informé M. Murr en personne”. 

- Qui a donc perpétré l’attentat?
“Le ministre Murr connaît la vérité; il est libre de la révéler ou pas. Malheureu-sement, il a prêté l’oreille à ceux qui avaient intérêt à écarter les Forces libanaises, d’autant que les renseigne-ments dont il a été saisi touchent certains de ses amis”.

LES “AMIS” DE MURR ONT PERPÉTRÉ L’ATTENTAT “PAR ERREUR”
- Est-il possible qu’un des amis de Murr planifie et exécute l’attentat contre sa personne?
“La voiture piégée qui a explosé à son passage, ne le visait pas, ainsi que l’ont prouvé nos investigations entreprises avec nos faibles moyens, surtout après la dissolution de notre organisme de sécurité; il visait plutôt les ministres Georges Saadé et Roger Dib, tous deux habitant au Metn: le premier à Naccache et, le second, à Mtayleb. “Saadé et Dib devaient emprunter le même chemin pour participer au premier Conseil des ministres. Ainsi, le Parti so-cial national syrien (ex-PPS), en colla-boration avec les gens d’Elias Hobeika, tous deux ayant les mêmes objectifs au plan national ont perpétré l’attentat, par erreur”. 

- Comment cela s’est-il produit?
“Le Dr Georges Saadé, leader des Kataëb, se déplaçait à bord d’une “Mer-cédès 500” de couleur bleue, pareille à la voiture de Michel Murr, à l’époque. “Ce jour-là, MM. Saadé et Dib avaient été priés par le palais présidentiel de se rendre à Baabda, pour un entretien avec le chef de l’Etat avant le Conseil des ministres. Les deux ministres ont em-prunté un chemin autre que celui qu’ils avaient l’habitude de suivre. Aussi, les auteurs de l’attentat ont-ils fait exploser la voiture piégée au passage d’une “Mercédès” bleue qu’ils croyaient être celle de M. Saadé, alors que c’était celle de M. Murr. Mais ce dernier n’a pas attaché de crédit à notre version”. 

- S’il en est ainsi, qui a bien pu attenter à la vie du président Rachid Karamé, en faisant exploser à distance l’hélicoptère qui le ramenait de Tripoli? 
“Si certains services de renseignements ont la capacité et le “talent” de mettre au point des scénarios aussi bien conçus et élaborés, tout en leur préparant les “héros” à l’avance, suis-je naïf au point de révéler la vérité avant la réouverture du procès? “Heureusement que je ne me trouvais pas à Paris le jour où la princesse Diana a trouvé la mort dans un accident de voiture; ils m’auraient fait assumer la responsabilité de l’accident”... 


Home
Home