14 ANS APRÈS LE DRAME DE LA MONTAGNE
LE DOSSIER DES DÉPLACÉS AVANCE À PAS DE TORTUE
POURTANT, LEUR RETOUR EST CONSIDÉRÉ COMME UNE NÉCESSITÉ NATIONALE...

Le déplacement forcé des populations arrachées à leur terre et leur foyer fut, sans aucun doute, l’un des plus graves problèmes posés par les longues années de la “guerre des autres” au Liban et certainement l’un des plus complexes. Il a commencé avec l’éclatement de ce drame le 13 avril 1975, a progressé d’année  en année pour atteindre son paroxysme à l’automne 1983, par l’exode forcé des chrétiens des cazas de Baabda, d’Aley et du Chouf au moment du retrait de “Tsahal” de la montagne; était accompagné d’odieux massacres et de virulents combats. Cet épisode poignant de la guerre demeure vivant dans la mémoire collective de la nation.
Le phénomène s’est poursuivi, mais à un rythme plus réduit dans les années suivantes, surtout avec l’exode des chrétiens de l’est de Saïda.
Aujourd’hui, sept ans après l’arrêt des armes, en octobre 90 et l’adoption des “accords de Taëf”, le problème des déplacés continue à peser de tout son poids sur la vie nationale, au risque de provoquer un véritable éclatement de la société libanaise, s’il n’est pas résolu dans les plus brefs délais, en vue de ramener chaque citoyen déplacé à son foyer.
Face à la lenteur du processus de retour, le citoyen ne peut s’empêcher de se poser une multitude de questions qui demeurent sans réponses. Et l’on se demande: le complot se poursuit-il? qui l’a planifié, qui l’exécute et dans l’intérêt de qui?”

LE RETOUR, NÉCESSITÉ NATIONALE
Même si l’on n’a pas de réponses à ces questions, il est clair que l’exode forcé visait, constamment, à frapper cette vie en commun dont le  Liban s’est toujours enorgueilli, pour créer, par contre, artificiellement des entités confessionnelles indépendantes les unes des autres. D’où l’utilisation de procédés peu habituels, la violence, notamment, pour amener les Libanais à abandonner leurs terres et s’installer en des lieux et régions où ils se sentiraient en sécurité.
Dès le départ, les Libanais foncièrement attachés à leur pays et à sa structure interne, ont eu conscience de la gravité de ce problème dont la perpétuité met en danger les composantes d’une société bâtie sur la convivialité. Plusieurs études et initiatives individuelles ou de groupe ont cherché à trouver une solution à cette question. Les députés présents à Taëf ont eu conscience des dimensions de ce problème en reconnaissant que “le retour des déplacés à leurs lieux d’habitation d’origine est le prélude à l’entente nationale; la garantie de la paix et de la sécurité civile.”
Depuis Taëf, les Libanais n’ont cessé de répéter que “le retour des déplacés est une nécessité nationale”; il ne se passe pas un jour sans qu’on lise une déclaration en ce sens dans nos médias. Pourtant, l’affaire traîne et s’enlise dans les sables mouvants de la politique. Pourquoi? Le complot se poursuit-il?
 

L’effet de l’artillerie lourde syrienne
en septembre 83 sur les villages 
de la Montagne.
 
De belles maisons en pierre 
totalement détruites.
 
Les églises n’échappent pas 
à cette force destructrice.
 
 

QUI SONT LES DÉPLACÉS ET COMBIEN SONT-ILS?
Avant d’aborder la réalité du problème, il faudrait peut-être s’entendre sur le concept même du déplacé. Car certains font une confusion entre la migration interne, due à des causes économiques ou sociales et l’exode forcé pour des raisons politiques et de sécurité. Différencier, aussi, entre l’exode provisoire pour échapper à la violence des bombardements et le déracinement forcé afin de “purifier” une région pour la rendre monocolore.
Lorsqu’on parle donc du déplacé, il faut entendre par là toute personne obligée d’abandonner son lieu de résidence d’origine, sous la menace et le risque du danger pour sa vie, pour trouver refuge ailleurs.
Partant de là, peut-on avoir un chiffre sur le nombre des déplacés? Plusieurs études ont été effectuées sur la question et on peut retenir, surtout, les chiffres avancés dans “Bilan des guerres du Liban 1975 - 1990” de B. Labaki et Kh. Abourjaili, vu le sérieux de cette recherche: 847.000 personnes ont été chassées de leur foyer, ce qui équivaut à 170.000 familles, à raison de cinq personnes par famille.
Sur le plan géographique, les déplacés se répartissent comme suit: 34,3% dans le Grand-Beyrouth; 28,9% au Mont-Liban; 19,6% au Sud; 13% dans la Békaa et 4,1% au Nord. Concernant leur appartenance confessionnelle, les études révèlent que 81% sont des chrétiens et 19% des musulmans. Cela signifie que cet exode forcé a touché beaucoup plus les régions chrétiennes; que les implications et retombées de ce problème sont bien plus dures et oppressantes pour cette communauté.
 

 
Des centaines de familles ont  
dû trouver refuge dans les écoles. 
 
 
 Première étape du processus du retour  
et de la reconstruction. 
 
 
Elles conservent la joie et l’espoir  
de la jeunesse, malgré ce qui est  
arrivé à leur village. 
 
ON S’EST PENCHÉ SUR CE DOSSIER APRÈS 1991
Sur le plan des modalités du retour, les autorités officielles ne se sont occupées de manière sérieuse de cette affaire qu’à partir de juillet 1991. Le Conseil des ministres a demandé aux déplacés des villages situés à l’est de Saïda et du littoral de Jezzine de réintégrer leur foyer, après que l’armée libanaise s’y est déployée, faisant évacuer ceux qui avaient occupé ce secteur et provoqué l’exode. Les habitants ont commencé à revenir chez eux, aidés par des associations caritatives et humanitaires et par le Conseil du Sud, pour reconstruire ou restaurer leurs maisons. Un effort fut déployé pour réhabiliter l’infrastructure dans ces régions et le retour fut estimé à 75%.
On se serait attendu à ce que le processus fût suivi, rapidement, de la même manière dans les autres régions. Mais hélas! très vite il a été ralenti par de multiples obstacles.
En octobre 91, le gouvernement confie le dossier au ministre Elie Hobeika qui, prenant l’affaire au sérieux, forme aussitôt une équipe de travail pour étudier la situation des déplacés et établir un plan de retour. Les efforts de cette équipe furent couronnés par un congrès national à l’hôtel “Carlton” en juin 92, placé sous le patronage du chef de l’Etat. Le président Hraoui s’est, alors, adressé aux congressistes en ces termes: “Vous êtes réunis aujourd’hui, non pour pleurer sur les décombres du passé, ni pour confirmer votre droit au retour, mais pour planifier ce retour. Vous avez établi un plan d’action et nous l’exécuterons”.
Les résolutions suivantes furent adoptées: demander au Conseil des ministres de consacrer par une décision ce droit du retour; créer un conseil national des déplacés; déployer l’armée dans toutes les régions où il y a eu un exode forcé, pour assurer un climat propice au retour; assurer le financement nécessaire.
Mais l’été 92 fut celui des législatives qui accaparèrent les gens du pouvoir et les résolutions demeurèrent lettre morte.

JOUMBLATT À LA TÊTE DU MINISTÈRE DES DÉPLACÉS
Le nouveau gouvernement devait, toutefois, créer le ministère des Déplacés qui fut confié à Walid Joumblatt. Beaucoup de citoyens approuvèrent cette nomination, disant que “celui qui avait largement contribué à déplacer les gens, pouvait être le mieux placé pour assurer leur retour”.
Certains, toutefois, n’ont pas tardé à déchanter en voyant que Joumblatt avait installé son ministère à l’endroit même où l’administration civile druze opérait durant la guerre. Puis, il s’était entouré de bon nombre de ses conseillers.
D’autres se demandaient comment ce retour pourrait se faire réellement, tant que des institutions de l’Etat, tel le palais de Beiteddine, résidence d’été du chef de l’Etat, le palais de l’émir Amine et le sérail de Baakline demeuraient sous le contrôle des “forces de facto” relevant du ministre des Déplacés!
D’autres affirment que “peu de mois après sa création, le ministère des Déplacés est devenu semblable au Conseil du Sud au service d’une catégorie donnée de gens”.
Et plutôt que de créer le Conseil national des déplacés, tel que cela avait été réclamé au congrès du “Carlton”, on a créé la Caisse nationale des déplacés. Depuis, on entend souvent dire: “Le ministère et la caisse sont tombés très vite d’accord pour favoriser des partisans et utiliser ces organismes étatiques à des fins politiques. Preuve en est le résultat des législatives de 96, où la liste de Joumblatt et le président de la Caisse ont été élus haut la main”.
Au-delà des critiques et des réserves formulées par les uns et les autres, qu’en est-il de l’action effective du ministère et de la Caisse? On relève, en premier lieu, que ces deux institutions ont accordé un intérêt spécial aux déplacées du Grand-Beyrouth et du Mont-Liban, où on compte 93.369 familles déplacées, dont 69.369 chrétiennes et 23.000 musulmanes. 59% de ces déplacés sont du Grand Beyrouth, 41% du Mont-Liban et, dans l’ensemble, 75% sont des chrétiens contre 25% de musulmans.
Si un intérêt moindre fut accordé aux déplacés des autres mohafazats, cela est dû au fait que le problème dans ces régions se pose de façon moins aiguë qu’à Beyrouth et dans la montagne. Certaines familles du Nord et de la Békaa ont choisi de demeurer dans leurs nouveaux lieux de résidence, alors qu’au Sud, tel que nous l’avons mentionné plus haut, le retour avait été assuré avant la création du ministère. Les esprits critiques affirment, aussi, que “l’intérêt prioritaire accordé aux déplacés de Beyrouth et de la montagne est motivé par des considérations électorales!”.
Un argument à ne pas sous-estimer!
92% des sommes furent donc dépensées à Beyrouth et au Mont-Liban pour différentes réalisations ayant nécessité le débours de 692 milliards et demi de L.L., soit 450 millions de dollars; 8% des crédits furent dépensés dans les autres régions.
On relève, par ailleurs, que plus de la moitié de ce montant fut octroyée aux évacuations et aux réconciliations, alors que la restauration a eu 27,3%; la reconstruction, 10,2%; l’infrastructure 5,1% et le déblayage plus les lieux de culte 2%.

LES ÉVACUATIONS REÇOIVENT LA PART DU LION
Les sommes mirobolantes payées par le ministère et la caisse des déplacés pour l’évacuation sont surprenantes, voire injustifiées et continuent à soulever une multitude de questions. “La majorité des personnes occupant les maisons et ayant reçu de coquettes sommes (en  monnaie difficile) pour les évacuer, ne sont pas des déplacés, affirment des personnes bien informées de ce dossier. Ces gens sont venus investir les lieux après la fin de l’état de guerre, les évacuations et réconciliations faisant davantage figure de “bazar” injuste qui n’a fait que draîner l’argent destiné aux véritables sinistrés, paralysant leur retour en octroyant l’argent qui leur est dû à ceux qui ne le méritent pas”.
Quant aux sommes payées pour la restauration et la reconstruction, elles n’ont pas donné les résultats escomptés pour de multiples raisons. Une étude faite sur 149 villages des cazas de Baabda, du Chouf et d’Aley, où il y a eu un départ forcé d’environ 34.369 familles, montre que le pourcentage de ceux qui ont réintégré leur foyer ne dépasse pas 7,7%, en dépit du fait que 60% de ces familles aient reçu des indemnités de restauration ou de reconstruction.
Mais, d’une part, les sommes reçues étaient bien en-deça des besoins et, d’autre part, elles n’ont pas été versées dans leur intégralité, les déplacés attendant toujours les deuxième et troisième versements. Ceci sur le plan technique.
Sur le plan politique, l’Etat et ses institutions demeurent absents de ces villages où ils sont supposés assurer la protection des citoyens et les services nécessaires pour une vie digne.
Tous ces facteurs expliquent le non retour effectif. En dépit des déclarations de nos responsables, y a-t-il une véritable décision nationale pour le retour des déplacés?

QUID DE LA TRANSPARENCE?
Toutes les enquêtes, recherches et statistiques crédibles et objectives montrent que 81% des personnes déplacées sont des chrétiens, contre 19% de musulmans ou au minimum 75% contre 25%. Or, les sommes dépensées par la caisse des déplacés et le ministère, jusqu’à fin juin 1997, étaient de 43,4% pour les chrétiens, contre 56,6% pour les musulmans. Si on y ajoute les sommes payées par “Solidere” et “Elissar” pour les évacuations, la part des chrétiens tombe à 30%, contre 70% pour les musulmans.
Peut-on dire que ce comportement discriminatoire à l’égard d’une communauté qui a le plus souffert de l’exode forcé, correspond à l’esprit d’entente nationale et à la convivialité qu’on clame à tout vent?
Lorsque des voix se sont, courageusement, élevées pour dénoncer ce traitement inégal dans le processus du retour, le Conseil des ministres n’a rien trouvé de mieux que de demander au ministère et à la caisse des déplacés d’établir un nouveau rapport où les parts seraient égales entre chrétiens et musulmans.
Sur un ton triomphateur, le ministre de l’Information, Bassem el-Sabeh, a lu ce rapport à l’issue du Conseil des ministres du 4 septembre 97, pour le distribuer, ensuite, aux médias et prouver que “l’Etat est équitable”.
Les personnes parfaitement informées du dossier des déplacés ont très vite démonté ce rapport artificiel qui, de surcroît, se voulait “transparent”.
Deux mois auparavant, ce même ministère et la Caisse avaient publié des rapports où le déséquilibre au détriment des chrétiens était évident. Comment, dès lors, sous l’effet de quelle baguette magique, les indemnités sont-elles devenues égales?
Par ailleurs, il semble que des indemnités payées à des villages exclusivement druzes, sunnites ou chiites de la montagne, tels Jahiliyé, Baïssour, Sibnay, Keyfoun, etc... ont été comptabilisées dans la case des chrétiens. Est-ce cela la transparence? La caisse des déplacés est-elle en mesure de publier un rapport exhaustif sur les indemnités payées, par village et par famille, pour prouver la véracité de ses dires et de ses chiffres?
Puis, du fait que le nombre des déplacés chrétiens est au minimum de 75% face aux déplacés musulmans, ils devraient dans un rapport équitable recevoir 75% des indemnités. Trêve donc de surenchères et que l’Etat cesse de jeter de la poudre aux yeux des gens!

EN GUISE DE CONCLUSION
Toutes les données révèlent que le dossier épineux des déplacés n’est pas traité de façon équitable en vue de consolider l’entente nationale et la convivialité et qu’il n’est pas prêt d’être clos dans un proche avenir. Pourtant, il constitue une priorité et ceci a été clairement dit à Taëf.
Si, aujourd’hui, l’Etat est vraiment désireux de clore ce dossier de façon juste et équitable, il devrait sans hésitation adopter une série de mesures capables de mener cette affaire à son heureux épilogue: exercer un contrôle direct et efficace sur les dépenses du ministère et de la caisse des déplacés, créer le Conseil national des déplacés décidé en Conseil des ministres début 1993 et demeuré lettre morte, afin que cet organisme puisse programmer et contrôler, efficacement, ce retour.
L’Etat pourrait, aussi, reprendre ses biens expropriés par des forces de facto; charité bien ordonnée commence par soi-même, après tout...
...Et, en définitive, opter pour une réelle transparence afin que le Liban de la convivialité redevienne une réalité.
 
 
RÉGIONS CHRÉTIENS NOMBRE MUSULMANS NOMBRE
Grand Beyrouth Chrétiens déplacés des quartiers de Beyrouth-ouest et de la banlieue-sud de Beyrouth (de 1975 à 1988) 175.000 
 
Chiites, sunnites et druzes déplacés des quartiers de Beyrouth-est et des banlieues-est et Nord de Beyrouth 115.000 
 
Mont-Liban Déplacement de la population chrétienne des cazas du Chouf, Aley, Baabda entre 1975 et 1987 240.000 éplacement des habitants sunnites de Laklouk dans le caza de Jbeil en 1976, d’Iklim el-Kharroub en 1983 et de Tarchiche 3.000 
 
Liban-Sud Déplacement des habitants chrétiens des cazas de Jezzine, Saïda, Nabatiyeh Khyam et Rachaya Fakhar, de 1976 à 1987 125.000 Déplacement de chiites de la bande frontalière des cazas de Jezzine et Nabatiyeh de 1976 à 1978 40.000 
 
Liban-Nord Déplacement des chrétiens de Tripoli et de certains villages des cazas du Akkar, Bécharré, Zghorta, Batroun et Koura, de 1975 à 1986 30.000 Déplacement de musulmans sunnites de Batroun, Koura, Tripoli, entre 1975 et 1986 2.000 
 
Békaa Déplacement des chrétiens des cazas de la Békaa-ouest, de Baalbeck, en 1975 et 1986 110.000 Déplacement des sunnites de Haouch el-Omara (caza de Zahlé) 7.000 
 
TOTAL Chrétiens 680.000 Musulmans 167.000
 
 

LA GUERRE DE LA MONTAGNE EN CHIFFRES 
En septembre 1983, s’est produit le drame le plus poignant de la guerre. Suite au retrait subit des troupes israéliennes de la montagne, les blindés syriens aidés de leurs acolytes libanais, dont le P.S.P., ont déferlé sur les villages chrétiens des cazas d’Aley, de Bhamdoun, du Chouf et de Baabda semant sur leur passage la mort, la destruction totale et l’exode de près de 300.000 citoyens, dont 100.000 ont dû franchir à pied, durant plusieurs jours, des monts et des vallées pour se réfugier à Deir el-Kamar. 
Les Forces libanaises ne pouvaient stopper ce déchaînement de violence, alors que l’Armée libanaise qui cherchait à consolider ses positions à Khaldé, Dahr el-Wahch, Aramoun et Souk el-Gharb, fut la cible de pilonnages à l’artillerie lourde. 
Aujourd’hui, 14 ans plus tard, tant que tous les chrétiens, n’auront pas réintégré la Montagne, épine dorsale du Liban, tant que la véritable convivialité n’y est pas rétablie, on ne peut pas dire que la paix est instaurée au Liban. 

RÉPARTITION DES DÉPLACÉS 
Tableau de la répartition des déplacés selon l’appartenance géographique et confessionnelle tiré de “Bilan des guerres du Liban - 1975 - 1990”. 

Par NELLY HÉLOU



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