Editorial


Par MELHEM KARAM 

 

“MÉMOIRES” ABONDANT EN CRITIQUES, 
EXASPÉRATION ET PROPHÉTIES

GORBATCHEV... ET LA RÉÉDITION DE L’HISTOIRE 

Début 1991, j’ai adopté une position intermédiaire entre deux extrémismes: de gauche et de droite, essayant de protéger le système contre le danger de tomber sous la coupe des “extrémistes” de l’un ou l’autre bord et ne pas être à la merci de leurs intérêts. Deux stratégies s’affrontaient sur la scène: la première visant à torpiller et à dissoudre l’Union soviétique et, la seconde, tendant à rétablir l’Etat unitariste, basé sur la centra-lisation absolue” (Mémoires” de Gorbatchev). 
Le fait établi dans la rédaction des “Mémoires” - ce sur quoi sont d’accord deux grands historiens, Jules Michelet et Jacques Bainville - est que celui qui écrit sur lui-même ne peut être réaliste. Il ne peut que travestir l’Histoire, même s’il est au summum de l’objectivité et de la neutralité. Cependant, il reste la référence, si ses contemporains et ses adversaires n’écrivent pas l’Histoire, comme c’est le cas chez nous de cheikh Béchara el-Khoury; lui seul a consigné dans ses “Mémoires” l’étape de l’indépendance et de son sexennat. 
Les “Mémoires” de Gorbatchev, parus depuis quelques jours en France et distribués par la maison d’édition du “Rocher”, ont eu un impact que n’a produit auparavant aucun autre ouvrage, occupant la première place dans les bulletins d’information, dans les pages politiques et culturelles. Gorbatchev y paraît évolué, par rapport à l’immobilisme brejnévien auquel il était opposé; de même que par rapport à ses visites en Occident qui lui ont ouvert les yeux sur un autre monde et un train de vie différent. Il semble pressé, donnant l’impression de pourchasser l’Histoire et essayant de la réédifier. Il se présente en tant que chef d’un grand Etat démocratique, réalisant sa position en tant qu’un des grands hommes de notre Histoire contemporaine ayant transformé le monde de fond en comble, partant d’une conviction, sans être à la solde de qui que ce soit. 
“Avec une grande et profonde douleur, j’observais la situation dans les républiques soviétiques: ruine économique, guerres, violence, recrudescence de la criminalité, violation des droits des citoyens et des minorités. Faire face à tout cela, exige un prix qu’un leader ambitieux est tenu d’acquitter par un acte courageux responsable, quelle que soit la proportion de l’aventure dans son action. Il doit entreprendre de confronter la situation aux fins d’opérer un changement dans la société et l’Etat en faveur des grandes réformes et, partant, des transformations grandioses souhaitées”. 
C’est ce que dit dans ses “Mémoires” le dernier président d’Union soviétique. Il y jette un  regard dur et critique sur la situation à laquelle a abouti la seconde superpuissance mondiale. Puis, il justifie la “perestroïka”, c’est-à-dire les réformes, lesquelles n’ont pas été planifiées pour brûler les républiques soviétiques socialistes. 
Ces réformes ont réalisé des fins nobles: la liberté, la démocratie et les droits les plus importants de la citoyenneté. De même que la “glasnost” ou la transparence dont il a payé le prix de son crédit et de sa gloire. 
Gorbatchev qui s’est rendu en compagnie de son épouse Raissa à Paris pour y signer son livre, a répondu à plusieurs questions posées par les journalistes.” Je m’exprime, dit-il, en ma qualité d’absent (la tierce personne), parce que je fais allusion à d’autres qui parlent de moi et non pour une autre raison. Soyez persuadés que je ne suis pas affligé de la maladie du dédoublement de la personnalité, je ne suis pas un schizophrène”. 
A la question: Vous dites dans vos “Mémoires” que les Russes sont prisonniers de leur passé. Ceci s’applique-t-il à votre personne?”, il répond avec le sourire: “Je me considère comme un homme libre, mais la liberté n’est pas absolue. Oui, j’étais libre dans le choix de la décision, sans être libre du cadre dans lequel je la prenais”. 
Il enchaîne: “L’Occident ne s’est pas encore affranchi du complexe de la peur et de l’obsession du retour de “l’empire rouge”, la contagion de l’isolement s’étant transmise à lui de Moscou. L’Occident se trompe quand il s’imagine avoir remporté la guerre froide. Puis, il doit enlever de sa tête un rêve, celui d’avoir occidentalisé le monde. 
L’Histoire condamne les Etats-Unis et l’Europe croit avoir résolu ses problèmes; c’est pourquoi, elle tourne la Russie en dérision. Si elle n’a pas compris la leçon, c’est un indice de courte vue. “J’entends parfois parler des amis Clinton, Kohl et Chirac... sans voir de résultats”. 
Du transfert des restes de Lénine et de l’ancienne famille tsariste - les Romanoff - à des cimetières chrétiens, Gorbatchev émet ces réflexions: “Staline jouait une carte politique, lorsqu’il a refusé d’inhumer Lénine, comme l’a souhaité sa femme, près de sa mère à Saint Pétersbourg. Mais tant qu’il existe un cercueil en verre, que Lénine y reste. Laissons passer deux générations; par la suite, nous parlerons des tombes et de l’enterrement”. 
Il dit encore: “Oui, Eltsine est vil, déloyal, saboteur et cow-boy. C’est un bolchevik sans conscience qui m’a beaucoup déçu. J’ai essayé au début de le changer, vainement. Mais je ne suis pas un vengeur, étant tolérant par nature. Puis, la traîtrise figure parmi les constantes humaines. Le Christ était plus fort que moi et ils l’ont trahi, trompé et crucifié. Les manigances géo-politiques ont repris, preuve en est l’encerclement de l’Ukraine et du Kazakhstan par l’Occident. 
“L’idée de notre entrée dans une ère nouvelle de l’ordre mondial, a inspiré mon discours. Je parlais de la communauté internationale qui doit être formée d’Etats de la loi et du droit, Etats ayant une politique extérieure édifiée sur des bases légales.” Il était satisfait des applaudissements à lui réservés aux Nations Unies, qu’il commente en ces termes: “La longue ovation ayant suivi mon intervention ne m’a pas paru comme étant de la complaisance”. 
D’autres passages des “Mémoires” donnent l’impression qu’en divers domaines, Gorbatchev a perdu le contrôle d’un courant qu’il avait lancé et était incapable de freiner, après avoir tout emporté sur son passage, pour atteindre la situation actuelle de la Russie qu’il qualifie de dramatique. 
Gorbi s’adresse à ses lecteurs en tant qu’homme  ayant foi en ce que le socialisme, s’il était réformé en profondeur, pourrait libérer toutes ses potentialités, reposant sur les valeurs que sont la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. 
Autour de la répercussion de ses voyages sur son état d’âme et sa décision, il dit: “Dans le monde entier, la révolution scientifique et technique avait enregistré une évolution flagrante dans les domaines de la productivité, de la moralité et des communications, en plus des transformations radicales que cela produit dans la vie sociale. Pendant que les autres Etats étaient capables de s’adapter à ces défis imposés par notre ère, notre système privé de planification scientifique, proclamait son impuissance d’y faire face”. 
“Dix-huit millions de partisans et d’aparatchiks, observe Gorbatchev, refusaient tout changement susceptible de porter atteinte à leurs intérêts ou de modifier quoi que ce soit à leurs privilèges”. 
Son analyse des mouvements ouvriers et de la grève des mineurs, comporte bien des éléments favorables à la “perestroïka”. Puis, il va rapidement à la rencontre du camp démocratique de Boris Eltsine, pour en tirer les leçons. 
Il reste une question sans réponse, ni d’une manière franche ni à lire à travers les lignes; c’est la suivante: Gorbatchev croit-il que le système éliminé était sujet à la réforme? 
“L’exploitation de la perestroïka, dit Gorbi, avait pour but de dissiper le climat étouffant pour les citoyens, politiquement et économiquement. C’était la première étape (1985-1988), celle des expériences, des recherches et des erreurs. Puis, il y a eu l’étape de la dynamisation de la démocratie dans les institutions (1988-1990), suivie de l’étape où le conflit a atteint son paroxysme entre les forces sociales, nationales et politiques que nous avons libérées”. Jusqu’à aboutir à 1991 qu’il qualifie de dramatique et d’intenable. 
On arrive à la fin de la lecture de 940 pages de format moyen, avec l’impression de découvrir un leader sincère, ayant une vision claire, blâmant son peuple de ce qu’il ne lui ait donné que 0,01 pour cent et non 99 pour cent des voix, comme il s’y attendait, car il considère que ce qu’il a accompli au plan des réformes et de la libération de l’homme, méritait beaucoup plus. Toutefois, il avait foi en ce qu’il a fait, en son utilité et en sa portée. Il a accepté d’en supporter les conséquences, quelles qu’elles soient. Il est sûr de pouvoir, le jour où il aura à rendre compte de ses actes à son Créateur, de pouvoir l’affronter en tenant son livre à la main droite. Contrairement à bien des dirigeants imposteurs. 
Ce qu’il y a de mieux dans cet ouvrage, c’est qu’il n’est pas seulement revu, corrigé, mais réactualisé, à tel point que vous le lisez comme s’il a été écrit pour 1998 et pour toutes les années à venir, car il ne vieillit pas. C’est le document d’une vie et le legs d’un temps; vous le lisez comme un livre nouvellement édité n’ayant pas été publié auparavant. 
Le lecteur est attiré par ce qu’il relate et parcourt les neuf cents pages comme s’il lisait neuf lignes, sans s’arrêter pour prendre le déjeuner ou ingurgiter un verre d’eau. 
Il n’est à aucun moment pris d’ennui, Gorbatchev se souciant en permanence d’être un novateur, un magicien et, surtout, l’homme de son temps, de son heure et de l’instant qu’il vit. On peut donc dire qu’il a réussi et gagné son pari. 

Photo Melhem Karam

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