L’entretien avec Walid Joumblatt, ministre des Déplacés, commence à partir des affaires de son département dont les portes risquent de se fermer, non seulement à cause de la faillite de sa caisse, mais pour s’être trouvé dans l’embarras, n’étant pas en mesure d’assurer le retour des sinistrés à leurs villages, retour attendu depuis le déput de la IIème république.
La conversation avec le leader druze choufiote se transforme, rapidement, en un dialogue englobant les problèmes de l’heure. Elle ne manquait pas de vivacité, surtout quand il évoque le “maronitisme politique”, réaffirmant la rancune historique qu’il lui voue, l’accusant d’avoir contraint à l’exode les druzes de la montagne et fait mainmise sur leurs biens au XIXème siècle. “J’ai des comptes difficiles à oublier”, dit-il, qualifiant de “mensonge” la relation historique entre chrétiens et Bani Maarouf.
Faisant assumer aux trois présidents la responsabilité de financement de la caisse des déplacés, il demande à ce qu’il soit traité sur le même pied d’égalité que le Conseil du Liban-Sud.
Le leader du PSP détecte des implications d’ordre politique à la crise politico-financière actuelle, “l’horizon du régime étant maintenant bouché”. Il doit utiliser 80 pour cent des recettes à servir la dette publique, à couvrir les dépenses administratives et à assurer les traitements des fonctionnaires. Aussi, estime-t-il nécessaire de reconsidérer l’ordre des priorités du gouvernement et d’opter pour l’austérité au lieu d’imposer de nouveaux impôts et surtaxes.
M. Joumblatt reconnaît qu’il y a du gaspillage dans son département et invite les autres à le reconnaître, tout en révélant l’adoucisse-ment de sa relation avec l’institution militaire, dont il apprécie la posi-tion et se pronon-ce en faveur du renforcement de sa capacité comba-tive.
Il ne manque pas, d’autre part, de s’en prendre à Mme Madeleine Albright, pour s’être arrogé le droit de donner des leçons aux ministres et aux hommes politiques rassemblés au “Forum de Beyourth.” “Ils auraient dû plutôt se respecter, au lieu d’écouter la leçon”. De plus, il a mis en garde contre le danger renouvelé d’une éventuelle escalade américano-libanaise interne contre les réalisations de Taëf.
L’entretien s’est étendu au problème gouvernemental, à l’échéance présidentielle, au “coût” de la comédie de la reconduction, si elle venait à se rééditer, sans manquer de mentionner sa relation avec le ministre des Affaires étrangères (qu’il n’a pas cité nommément) ou sans se ravaler à son niveau.
 

PRENANT UNE FOIS DE PLUS POSITION ENVERS LES PROBLÈMES DE L’HEURE
WALID JOUMBLATT: 
“LA RELATION HISTORIQUE ENTRE LES CHRÉTIENS ET LES DRUZES EST UN MENSONGE”
 

- Qu’en est-il du sort des déplacés en l’absence du financement de la caisse vide du ministère?  
“Au départ, le retour des déplacés était considéré comme l’une des priorités. Avec le temps, il ne l’a plus été et l’alimentation de la caisse a été opérée d’une manière classique: avance sur le Trésor de 70 ou 60 milliards, annuellement, je crois. Le montant s’est situé autour de cinquante milliards depuis deux ans, provenant de la vente de bons du Trésor à l’étranger. La somme ne suffit pas et je souhaite que les trois présidents nous offrent la solution.” 

- Certaines propositions de financement ont été suggérées:ne répondent-elles pas au besoin ou bien sont-elles liées à d’autres propositions inacceptables? 
“De quelles propositions s’agit-il?” 

- Celle relative aux domaines maritimes, par exemple.  
“J’ai entendu le dialogue entre (le député) Wadih Akl et le responsable beyrouthin des domaines maritimes, en présence de Serge Nader qui a émis un avis valable. Il semble qu’ils soient disposés à payer. Cependant, il s’agit d’évaluer le montant de la contravention ou de l’amende. Le point de vue de Wadih Akl traduit le nôtre en tant que front. Toujours est-il qu’il importe de déterminer le montant de l’amende et non de procéder à un arrangement, tel que le suggère Auguste Bakhos. L’important est de déterminer la proportion.” 

- Vous avez proposé, en autres moyens d’alimenter la caisse, d’instituer une taxe sur les boissons alcooliques et d’autres produits...  
“Sur les boissons alcooliques, le tabac et la publicité. Mais il n’existe pas une loi régissant la publicité au Liban. C’est au législateur, c’est-à-dire à la Chambre d’en décider. Naturellement, il faut que quelqu’un présente une proposition de loi. 
“Je fais assumer la responsabilité aux trois présidents et souhaite qu’ils prennent ce fait en considération.”  

- Cela signifierait la dissociation de la caisse des déplacés du budget général joint à l’annexe fiscale de financement?  
“Elle n’était pas dissociée. On a proposé qu’un montant de dix milliards soit octroyé à la caisse; je l’ai refusé. Une somme de 50 à 60 milliards est accordée en permanence, d’une manière urgente, au Conseil du Sud; pourquoi la même proportion n’est-elle pas accordée à la caisse des déplacés, comme c’était le cas lors de sa création?”  

- D’aucuns ont pensé, en vous entendant annoncer la fermeture du ministère des Déplacés, après le rejet du “plan des 800 millions de dollars”, que vous agissez à votre guise. Qu’auriez-vous à leur répondre?  
“Ce n’est pas exact, mais que peut faire le ministre des Déplacés sans financement, sinon enregistrer les plaintes? Ces gens se plaignent, mais comment puis-je les servir si je ne dispose pas d’argent?” 

- On constate que vous flirtez, ces temps-ci, avec le chef du gouvernement qui a commenté en ces termes votre annonce relative à la fermeture du ministère, à savoir que vous avez votre façon de parler. Cela signifie-t-il que le président du Conseil voudrait fermer, actuellement, le ministère ou ne pas rompre les ponts avec vous?  
“Le président Hariri a proposé une taxe sur certains projets, ceux du Sud, des déplacés, du développement rural et l’acquittement des factures des hôpitaux. C’est une catastrophe, mais nécessaire. Il a proposé la taxe sur l’essence et on s’y est opposé. Nous aboutirons, maintenant, à une autre taxe: nous parlions de la surtaxe sur l’essence qui a été refusée et on envisage de majorer la taxe sur la mécanique.” 

- Vous avez émis un avis à propos de la taxe sur la mécanique, mais non sur la surtaxe sur l’essence...  
“Il ne faut pas que la taxe sur la voiture du pauvre soit équivalente à celle  du riche, selon la puissance du moteur. Voilà toute l’affaire. Les voitures luxueuses des nantis doivent acquitter une taxe supérieure sur la mécanique. On peut réviser cette taxe, mais il semble que nous soyons dans une impasse. 
“D’abord, nous parlons d’une politique de taxes et non d’une politique fiscale. Or, la taxe affecte toujours les classes moyenne et pauvre ou le fonctionnaire et le salarié. 
“Ensuite, il faut reconsidérer la “philosophie” de la taxe.” 

- Comment expliquez-vous la position du président de la Chambre envers la crise économico-financière et son opposition à l’augmentation des impôts et taxes?  
“Qu’ai-je à faire dans ce sujet? Posez-lui la question. J’ai un point de vue que j’ai exposé.” 

- Il est étrange que le ministre socialiste approuve le principe de l’imposition des taxes...  
“Le socialisme n’est-il pas en faveur des impôts? J’ai précisé qu’il existe une différence entre la taxe et l’impôt. Nous avons renoncé à la surtaxe sur l’essence et opté pour les impôts; c’est du pareil au même. Nous ne pouvons persévérer dans la politique des taxes, ni dans le même train des dépenses au niveau de l’Etat. Actuellement, je veux une solution et je n’en dispose pas.” 

- Où est donc la solution, si chacun renvoie la balle à l’autre?  
“Pouvons-nous procéder à une réforme administrative? Ceci exige une grande décision politique. Où est cette décision?” 

- La troïka peut-elle entreprendre une telle réforme?  
“Posez-leur la question.” 

- Votre menace de fermer le ministère des Déplacés, donne l’impression qu’elle est dirigée contre les chrétiens...  
“Elle n’est dirigée ni contre les chrétiens, ni contre les autres. Le citoyen tant chrétien que musulman a le droit au retour, à l’indemnisation, à la reconstruction, au dédommagement aux parents des martyrs. Les bombes à Aley n’ont pas distingué entre le quartier chrétien ou druze à Bayssour, Aïtate, Souk el-Gharb à majorité chrétienne; Keyfoun et Komatiyé à prédominance chiite et les localités druzes. Ce fut une terre brûlée. Les bombes n’ont pas établi de distinction entre Barja et Jieh.” 

- Certains considèrent que le retour à la montagne passe à travers Bkerké... 
“Qui l’a dit?” 

- Du moins par rapport aux déplacés de confession chrétienne...  
“Qui soutient ce point de vue? Le retour des déplacés s’effectue sans passer par Bkerké. Des milliers ont réintégré la montagne sans la bénédiction de Bkerké, sauf dans le cas des réconciliations où un prélat était présent, sa fonction étant de pure forme, comme les autres représentants des instances spirituelles. Au ministère, nous œuvrons en coopération avec les comités des villages.” 

- Il y avait coordination par rapport à ce dossier avec le siège patriarcal maronite et vous l’avez annoncé plus d’une fois lors de vos visites au patriarche Sfeir.  
“Lorsque je me suis rendu à deux reprises à Bkerké, nous avons annoncé que le sujet des déplacés figurait parmi les priorités, ni plus ni moins. Il n’y a pas eu de coordination. Nous coopérons avec des archevêques et des moines, là où une telle coopération s’impose. Mais en ce qui concerne l’action quotidienne, je ne communique pas avec Bkerké par fax et ne lui fournis pas chaque jour les détails de mon action.” 

- Certains pensent que la crispation qui caractérise vos relations avec quelque fraction chrétienne provient du dossier des déplacés... 
“Le sujet est différent. Le patriarche (Sfeir) veut parler de politique et nous lui répondons de la même manière. Il veut parler de religion et de théologie, ce n’est pas mon affaire.”  

- Les prises de position du cardinal Sfeir ne sont pas nouvelles; elles sont connues et stables. Ses positions politiques peuvent être qualifiées de traditionnelles et il les rappelle en permanence.  
“Alors, nous sommes en conflit avec le patriarche Sfeir sur la présence syrienne et sur la formule de l’identité libanaise. Nous sommes en conflit avec lui d’une façon radicale sur ces sujets; que puis-je faire?” 

- Votre campagne contre Sa Béatitude et les chrétiens, suite à la visite à Beyrouth de Mme Albright, porte atteinte selon certains, d’une manière ou d’une autre, à la partie syrienne...  
“Je ne crois pas que tous les chrétiens s’alignent sur les positions du patriarche Sfeir. Puis, l’Eglise est une chose et la chrétienté en est une autre.” 

- Mais par rapport à tous les Libanais, Bkerké reste la référence et le recours.  
“Une instance spirituelle parlant de politique? Il ne devrait pas le faire, car cela entraînerait des répliques à ses déclarations. S’il accédait à la demande de services occidentaux et élevait la voix autour du retrait syrien, nous ne l’approuverions pas, car nous sommes contre ce retrait.” 

- Avez-vous été invité à rencontrer Mme Albright au “Forum de Beyrouth”? Et dans la négative, y auriez-vous répondu si elle vous avait adressé une invitation?  
“Ne parlons pas de suppositions. Ainsi, si le nez de Cléopâtre avait été plus long, le visage du monde aurait changé.” 

- Certaines déclarations laissent croire que la guerre verbale a repris; ne peut-on pas y mettre un terme comme ce fut le cas pour la guerre des armes?  
“Oui, la guerre des armes a pris fin, mais on ne peut nier qu’il existe un conflit politique dans le pays.” 

- CNN a effectué une enquête autour de la présence syrienne au Liban: elle vous a interrogé en même temps que certaines parties libanaises, au lendemain de la visite de Mme Albright. Ce timing aurait-il quelque signification?  
“La station de TV américaine a effectué son enquête deux semaines avant la tournée proche-orientale de Mme Albright. J’ai été le dernier à être informé de la venue du chef du département d’Etat dont la visite a été préparée par les hautes sphères, en bas. Si l’enquête et la visite ont eu lieu à des dates rapprochées, il n’y a pas de différence, du moins en ce qui me concerne.” 
Et d’enchaîner: “L’important est moins la venue de Mme Albright, que le fait pour ceux qui se sont rendus au “Forum de Beyrouth” de se respecter. En quelle qualité Albright s’adresse-t-elle aux chrétiens, aux musulmans et aux druzes, de la même façon où elle parle avec la radio israélienne? 
“Puis, les Etats-Unis ont-ils décidé de dénoncer l’accord de Taëf? Et placent-ils sur le même pied d’égalité la présence syrienne et l’occupation israélienne? 
“Mme Albright parle à l’instar de Philip Habib et Schultz; elle nous rappelle les propos qu’ils tenaient en 1982, comme si rien n’avait changé.” 

- Si Albright était venue à Beyrouth via Damas et non de Chypre, votre attitude à son égard aurait-elle changé?  
“Qu’elle vienne de Damas, de Nicosie ou de Pékin, cela ne change rien à l’affaire. Elle s’est exprimée en termes très graves. Il existe un différend sur le plan interne autour de la présence syrienne; n’essayons pas de nous leurrer.” 

- Le chef de la diplomatie américaine est-elle venue à Beyrouth, via Larnaca, sans aucune coordination avec Damas? Dans l’affirmative, aurait-elle porté un message déterminé et à qui l’aurait-elle remis?  
“Ce sont des détails et nous n’attachons pas d’importance aux détails. Elle veut visiter le Liban; nous ne pouvons pas l’empêcher de venir. Mais nous ne voulons pas que les responsables libanais se tiennent en rang et écoutent la leçon. D’autant qu’aucun d’entre eux n’a pris la parole, pour rappeler les relations privilégiées du Liban avec la Syrie et l’occupation d’une partie de notre territoire par Israël. Albright n’a pas évoqué la résolution 425 et personne n’a pris la peine de la lui rappeler.” 

- Il semble qu’elle ait proposé une équation nouvelle: la sécurité à Israël, en contrepartie de la souveraineté au Liban...  
“Ainsi, nous revenons aux propos de Philip Habib qui avait annoncé cela en 1982; puis, il y a eu l’invasion israélienne. Nous revenons donc au point de départ.” 

- Vous avez participé à l’accueil du président Chirac, alors que vous avez critiqué l’accueil réservé au chef du département d’Etat US: quelle est la différence entre les parties américaine et française?  
“Le président Chirac est le premier chef de l’Etat français à venir au Liban où il a appelé à consolider l’accord de Taëf, à sortir de l’isolement, à une bonne relation avec la Syrie et pris le parti du droit des Palestiniens en Palestine. C’est un pas très avancé de la part de l’Etat français que certains Libanais appelaient la “tendre mère”. 

- Pourquoi, à votre avis, le chef du gouvernement paye-t-il le prix de la crise économico-financière?  
“Pourquoi le président Hariri doit-il payer ce prix? Nous devons tous le payer et procéder à la réforme administrative; puis, établir un ordre des priorités par rapport aux projets à exécuter. Si nous voulons édifier un Etat digne de ce nom, réformons l’administration, car un Etat sans administration qualifiée, ne peut évoluer.” 

- Que pensez-vous du rapport financier faisant état du gaspillage dans les administrations publiques?  
“Il y a du gaspillage, c’est un fait et je suis le premier à le reconnaître. Mais cela ne signifie pas uniquement un mauvais usage des fonds publics. Il importe de se demander si la construction d’un pont est plus impérieuse que le retour du village. Ce dernier est plus important à mon sens et il serait préférable si les crédits pouvaient être assurés pour le pont et le village à la fois. 
“Dans l’état actuel, le retour du village et la réconciliation doivent passer avant le pont.” 

- A l’ombre de la situation économico-financière, doit-on geler les projets de la reconstruction?  
“On ne peut bloquer de tels projets, car nous avons élaboré notre politique sur la remise en état de nos infrastructures pour attirer les investissements.” 

- Le volume des investissements a-t-il été à la dimension des prévisions?  
“Nous ne devons pas perdre de vue le fait que nous vivons dans un pays où la paix et la guerre cohabitent; c’est une grande aventure à laquelle nous assistons: il existe de la sécurité et de la stabilité et, en même temps, la guerre se perpétue dans une région. C’est pourquoi, il est difficile pour l’investisseur arabe et étranger d’exploiter une partie de ses capitaux dans nos murs.” 

- Pourtant, l’impôt sur les fonds investis est dérisoire et nous n’en profitons pas.  
“C’est ce que j’ai déjà mentionné: il faut reconsidérer la politique fiscale et ceci exige un organisme pour le contrôle des impôts. Il faut, donc, commencer par la réforme administrative. En Amérique, l’organisme pour le contrôle des impôts, connu par les initiales IRS, terrorise le monde: cent mille de ses fonctionnaires scrutent l’univers et ils en arrivent à violer les droits de l’homme.” 

- Des tentatives réitérées ont été effectuées vainement depuis l’avènement de l’indépendance pour réformer l’administration étatique; quelle en est la cause?  
“C’est bien simple: on ne peut procéder à une réforme administrative à l’ombre d’un système confessionnel. Il faut sortir du confessionnalisme et séparer la religion de l’Etat, ce qui ne s’est pas réalisé.” 

- Etes-vous en faveur de l’institution de l’impôt progressif?  
“C’est, initialement, l’une des réclamations de Kamal Joumblatt et de la gauche libanaise. Un tel impôt existe, non seulement au Liban, mais en France, en Allemagne et en Amérique. Nous avons adopté l’économie libérale comme dans ces Etats.” 

- Pourquoi Sanioura s’oppose-t-il à l’impôt progressif?  
“A son avis, s’il réduit l’impôt à 10 pour cent, on ne peut empêcher le contribuable de fuir le fisc. Cependant, il importe, tout d’abord, de renforcer le contrôle pour prévenir toute fuite de la part des citoyens.” 

- Qu’en est-il des voyages officiels qui n’en finissent plus, alors que vous avez évoqué la visite du président Hraoui au Brésil qui fut une goutte dans la mer des dépenses?  
“Au lieu de parler du voyage du président Hraoui au Brésil, parlons des ambassades à l’étranger. Avons-nous besoin d’un tel nombre de missions diplomatiques. On peut le réduire.” 

- A propos de la bataille verbale qui l’a opposé, dernièrement, au ministre des Affaires étrangères, M. Joumblatt émet ces réflexions: 
“Je n’aime pas m’abaisser à ce niveau. Quand le ministre des A.E. s’excusera du Parti socialiste, pour avoir porté atteinte à l’un de ses membres et de ses cadres, Ghazi Aridy, je réfléchirai avant de citer son nom.” 

- Est-il vrai que votre brouille a pour cause la prochaine échéance présidentielle?  
“Je n’aborderai pas ce sujet.” 

- On dit que l’ouverture prématurée de la bataille présidentielle serait à l’origine de la crise politico-financière actuelle...  
“Ceci porte préjudice à la politique maintenant. Il n’est pas recommandé de parler, dès à présent, de cette échéance. Telle est ma réponse.” 

- Croyez-vous que la reconduction du mandat présidentiel, il y a deux ans, s’est répercutée, négativement, sur la situation économique?  
“Cela a coûté au Trésor 1,300 milliard de dollars qu’on aurait pu utiliser à financer des projets productifs, tels le retour des déplacés, l’aménagement de zones industrielles à Baalbeck-Hermel, au Chouf ou ailleurs. 
“Si nous revenons maintenant à cette comédie, je crois que cela nous coûtera cher. Quant à dire que cela est en rapport avec la crise politico-financière dans laquelle le pays se débat, je ne le pense pas. La crise a des implications politiques, le régime ayant abouti à une impasse, 80 pour cent du budget devant servir la dette publique et assurer les traitements des fonctionnaires.” 
“On aurait pu prévenir cette crise, si la réforme administrative avait réussi et si un plan relatif aux projets à réaliser avait été élaboré à l’avance. Nous avons entrepris de grands projets sans plan préétabli, alors que certains ont cru que la paix était à nos portes; il fallait donc, à leur avis, se hâter de remettre en état nos infrastructures. 
“Or, la paix s’est volatilisée, l’administration est inexistante et les projets sont en cours d’exécution. Que se passera-t-il, alors que les taxes augmentent?” 

- Peut-on déduire de vos paroles que vous êtes en faveur d’un nouvel ordre des priorités quant au programme gouvernemental?  
“Il faut reconsidérer l’ordre des priorités et opter pour l’austérité au niveau des administrations.” 

- Vos rapports paraissent bons, aujourd’hui, avec le chef de l’Etat?  
“Mes rapports personnels sont bons avec tout le monde, dans l’attente du conseil que donnerait l’ange en ce qui concerne la manière d’alimenter la caisse des déplacés. Jusqu’à présent, je n’ai reçu aucune promesse de la part des présidents.” 
Revenons à la visite présidentielle au Brésil: approuvez-vous l’octroi de la nationalité ou plutôt sa restitution aux émigrés libanais et posez-vous comme condition leur résidence obligatoire dans la mère-patrie pour leur reconnaître ce droit? 
“Je reste opposé à l’octroi de la nationalité de façon arbitraire. S’ils veulent se faire naturaliser au Brésil, d’autres vivant moins loin que ce pays ont le droit d’obtenir la nationalité.” 

- A qui faites-vous allusion?   
“J’ai déjà mentionné les citoyens musulmans et druzes qui se sont expatriés durant les guerres successives, ayant été forcés à l’exode par le “maronitisme politique”. Ceux-ci ont droit à la naturalisation et ils sont plus près de nous, en Jordanie et en Syrie.” 

- Vous semblez vouer une rancune permanente au “maronitisme politique”.  
“Oui, j’ai de la rancune, non au chrétien mais au “maronitisme politique” et j’ai avec ce dernier des comptes historiques difficiles à oublier.” 

- Si on ne peut passer outre à ce sentiment d’hostilité, comment peut-on édifier le Liban de l’avenir auquel nous aspirons tous?  
“Tant que le confessionnalisme existe, le problème persistera. Mais si le Liban deviendra laïc, nous verrons. Cependant, du moment que son identité est ambiguë, chacun a sa propre identité. Quand la situation se clarifiera dans ce domaine, veuillez m’en aviser.” 

- Croyez-vous que la rancune se dissipera à ce moment?  
“Aucun pays n’est complètement libéré de la rancune, car on ne peut oublier son Histoire. Les Ecossais n’ont réalisé une grande victoire que lorsqu’ils ont eu une nouvelle Assemblée législative. 
“Toujours est-il qu’ils n’oublient pas leur bataille mémorable avec les Anglais.” 

- Peut-on, à votre avis, changer le Liban à l’ombre du discours politique actuel susceptible de crisper les esprits, surtout lorsqu’il émane de leaderships et d’instances confessionnelles?  
“Rien ne se produira, car la guerre des armes a pris fin, mais nous avons le droit de rappeler notre position politique et historique. Je vous ai dit que je distingue entre le chrétien et le “maronitisme politique”. En ce qui me concerne, je considère Fakhreddine el-Maani comme ayant trahi la cause arabe et islamique, lui qui était druze. C’est un traître et non un héros national. Il en est de même de Bachir el-Chéhabi. 
“Quand nous disons cela, nous ne partons pas d’un esprit confessionnel.” 

- Revenons à la question de la naturalisation; auriez-vous des statistiques précises sur le nombre des druzes établis à l’étranger? 
“La Syrie peut nous les fournir; c’est un fait très simple, car en Syrie ils ont des statistiques précises et ils ont un Etat.” 
- Pourquoi n’avoir pas accordé la nationalité à une partie d’entre eux dans la première fournée de naturalisés? 
“Parce qu’ils ont été tout simplement écartés; quatre mille d’entre eux seulement ont acquis la nationalité libanaise. Mais s’ils veulent naturaliser les émigrés du Brésil, je demanderai à revenir au XIXème siècle, au temps où ces druzes avaient émigré.” 

- Bon nombre de chrétiens croient que votre allergie à leur égard est pareille à celle de la bru et de la belle-mère, les deux parties étant forcées à cohabiter dans la montagne, en raison de relations historiques qui les rapprochent? 
“Il n’y a pas de relations historiques et ceci est un leurre. Quand les druzes ont été battus en 1860 avec les Joumblatt, Moukhtara a été transformé, grâce à l’impérialisme français et au “maronitisme politique”, en prison. Comment peut-on parler de relations privilégiées entre druzes et chrétiens lorsque les Ordres des moines ont fait mainmise sur les biens-fonds des druzes? Comment, dans ce cas, parler de relations privilégiées et historiques.” 

- Si le patriarche Sfeir vous invitait à Bkerké et ouvrait avec vous une page nouvelle, répondriez-vous à son invitation? 
“Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. Le patriarche prie et je m’adonne à la politique. Restons-en là: qu’il laisse la politique aux politiciens et se limite à parler de la religion, ce serait préférable. 
“Que Sa Béatitude approfondisse l’exhortation apostolique que les gens ont déjà oubliée. On dirait qu’ils déplorent la visite papale. Sa Sainteté leur a rappelé qu’ils sont arabes et cela leur a fait perdre la tête. Ils haïssent Mgr Puente (le nonce apostolique) en l’honneur de qui aucune réception d’adieux n’a été organisée par un moine ou une instance religieuse.” 

- Pourquoi d’après vous? 
“Le Vatican a tenté de donner une nouvelle orientation à l’Eglise libanaise, comme aux privilèges (!) culturels, politiques et économiques; il n’a pas réussi. Nous sommes revenus aux temps révolus.” 

- Quiconque vous entend parler pense que ce pays n’a aucun espoir de se relever? 
“Il n’y a pas d’espoir de relèvement avec cette mentalité et cette situation. Je l’ai déjà dit et je le répète: ce pays est un conglomérat de tribus. Ce n’est pas une partie, mais un rassemblement de tribus.” 

- Croyez-vous qu’il restera ainsi? 
“En l’absence d’une identité nationale claire et la non-abolition du confessionnalisme politique, cette situation est appelée à durer.” 

- Comment jugez-vous la position du gouvernement après le rejet de son “plan du milliard de dollars”? 
“Puisse la rencontre tripartite s’étendre à l’ensemble du Cabinet. Taëf devait consacrer la séparation des pouvoirs; or, ce qui s’est produit, c’est la fusion entre ces derniers, à la manière de la “troïka”... Bienvenue donc à la “troïka” qui est devenue un fait accompli.” 

- Il semble qu’une relation sereine caractérise vos rapports, en ce moment, avec l’institution militaire.” 
“Dieu merci.” 

- Est-il vrai que vous vous êtes réconcilié avec son commandement? 
“Nous sommes tombés d’accord pour régler certains faits et provocations suscités par des incidents d’ordre sécuritaire interne. Nous apprécions la coopération existant entre les armées libanaise et syrienne face à Israël, de même que la confrontation de l’ennemi israélien par nos forces régulières. 
“Je suis avec le renforcement des capacités combatives de l’armée.” 

- Qu’est-ce qui avait perturbé vos rapports avec la Grande Muette? 
“Ce n’est pas le moment d’en parler.” 

- Qu’auriez-vous à dire à propos de la suggestion de l’ambassadeur américain préconisant de “déminer” les lignes de démarcation séparant les régions occupées et libérées, envers laquelle le “bloc de fidélité à la Résistance” a pris position? 
“Je n’en ai pas entendu parler. Puis, en quoi cela concerne l’ambassadeur américain? Que celui-ci continue à se distraire; il se baignait, l’autre jour, avec Elie Hobeika à Jounieh. S’il le veut, qu’il enlève les mines qu’il a lui-même fournies, notamment à Souk el-Gharb et sur les collines de Kfarmatta.” 

- Considérez-vous que sa promenade en mer avec Hobeika constitue une mine en elle-même? 
“Il y a bien des sortes de mines dans ce pays.” 

- Qu’est-ce qui peut bien rapprocher l’ambassadeur américain de Hobeika? 
“Je l’ignore; posez-leur la question. Si le diplomate US nous débarrassait de la grosse “mine” que constitue l’occupation israélienne, il nous reposerait. Il nous serait possible, alors, d’appliquer l’accord d’armistice et de nous reposer, relativement.” 

- On a constaté l’amorce d’un dialogue entre le PSP, le Baas, le Parti social national syrien (ex-PPS) et le mouvement “Amal” après la visite d’Albright: y aurait-il un lien entre cette rencontre et la visite et où ces partis se retrouvent-ils? 
“Oui, il existe un lien résultant du danger d’une nouvelle escalade américano-libanaise interne sur les réalisations de Taëf, contre la paix civile et les relations avec la Syrie. Les forces nationales arabes et islamiques se doivent donc de se rencontrer. C’est pourquoi, nous effectuons ce dialogue.” 

- On remarque ces temps-ci un rapprochement entre Moukhtara et cheikh Bahjat Ghaiss... 
“C’est un rapprochement de caractère social, sans plus. Les druzes n’ont pas, aujourd’hui, un cheikh Akl (chef spirituel) dont la désignation doit s’opérer à travers des élections populaires.” 
Enfin, M. Joumblatt répond, invariablement, par l’expression: “Je n’en ai pas connaissance”, aux questions relatives à l’état de ses rapports avec l’émir Talal Arslan, ministre des Emigrés et à un candidat que celui-ci aurait avancé pour l’instance supérieure druze... 
 

(Propos recueillis par HODA CHÉDID)

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