Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

RENDONS À CÉSAR...

Il ne sert à rien de jouer à l’autruche, juste parce qu’on se sent allergique à Rafic Hariri. Il ne sert à rien non plus de prétendre qu’il n’est qu’une sorte d’et cetera tout au bas de la liste des Premiers ministres qui ont gouverné le Liban. L’opposition est une chose, la mauvaise foi en est une autre. L’homme est loin d’être ordinaire. Rendons-lui justice. Il est même, à bien des égards, tout à fait remarquable.
Certains rigoristes de salon, vous diront que son argent gâche tout. Que s’il était moins cousu de fric, beaucoup de choses lui auraient été pardonnées et qu’au chiffre hallucinant où plafonne sa fortune, on se sent finalement pris de nausées. Aurait-il été un meilleur gouvernant s’il avait été pauvre, squelettique et traîne-savates?
Pourquoi doit-on attacher la notion du péché à tout ce qui sort du gris de l’existence? Pourquoi faut-il que la richesse, la beauté, le bonheur, l’amour, la réussite, la gloire, la célébrité soient une offense pour laquelle on doit demander pardon à quelque mystérieuse divinité qui ne se complaît que dans la laideur et la désolation? Mais assez philosopher.
Pour en revenir à notre Premier ministre, il faut lui reconnaître d’étonnantes réussites, surtout dans le domaine international. On lui a souvent reproché d’être toujours par monts et par vaux, en train d’arpenter les tapis rouges de tous les aéroports du monde et de collectionner les distinctions honorifiques.
Il est vrai qu’il déplace beaucoup de vent. Mais il n’y a pas que des tapis rouges dans ces voyages. Du Golfe à Washington, de Ryad à Brasilia, d’Ottawa à Athènes, de Paris à Moscou, de Madrid au Vatican, de Tokyo à Hanoï, un peu partout à travers les cinq continents, il a réussi à établir un réseau d’amitiés solides au nom et au bénéfice de son pays. Faut-il prétendre que c’est simplement un hasard si Madeleine Albright a levé les interdits qui frappaient le Liban depuis George Schultz de sinistre mémoire, si le Premier ministre canadien a permis à la MEA de se poser à nouveau à Montréal, si les Jeux panarabes ont eu lieu au Liban, si Beyrouth a été choisi pour recevoir le premier sommet de la francophonie du 3ème millénaire?
Rendons donc à César... Mais - car il y a ici un mais et de taille! - cette réussite en politique étrangère n’a pas eu le moindre écho sur le plan local. Et c’est, hélas! sur ce plan-là que le faste de Haroun-el-Rachid le cède à l’indigence du Tiers Monde.
En effet, à considérer l’état lamentable de notre économie frappée d’anémie pernicieuse, la politique fiscale d’un Gargantua boulimique qui pénalise de préférence les plus démunis, les conditions salariales quelques marches au-dessous du seuil de la misère, la paralysie totale des institutions, la débandade minutieusement orchestrée des formations syndicales, le racket systématique qu’exercent l’administration et ses fonctionnaires sur les simples citoyens, les fraudes et les malversations officielles, les crimes écologiques, les atteintes aux droits de l’homme, le viol constant de la Constitution et des lois, la marginalisation d’une tranche importante de la population... et j’en passe... A considérer donc ce désastre total sur la scène intérieure, l’on se perd en conjectures sur l’action et la personnalité du Premier ministre.
L’on se demande si pour Rafic Hariri, entrepreneur, promoteur, bâtisseur, véritable Roméo de la pierre, la géographie “minérale“ seule compte au détriment de la géographie humaine, partant du principe que les monuments (qui proclament son nom) restent, alors que les gens meurent et ceux qui leur succèdent oublient?
L’on s’interroge sur l’incapacité d’un homme capable de rétablir l’équilibre entre les différentes composantes du pays sur la base d’une stricte notion de justice. L’on s’étonne du peu de cas qu’il fait de l’opinion d’autrui, de ses tentations autocratiques, de son style dictatorial, du look qu’il se donne ou qu’on lui donne, si peu charismatique, de cette autosatisfaction qu’il affiche qui prend les gens à rebrousse-poil...
Serait-ce que ses conseillers en politique étrangère soient autrement plus qualifiés que ceux qui lui soufflent sa politique intérieure? Ou bien, refuse-t-il d’écouter ce qu’il a décidé de ne pas entendre?
Non, monsieur le Premier ministre, vous n’êtes pas encore - en dépit de ce que vous imaginez-arrivé sur le faîte. Et je suis sûre que, contrairement à César Auguste, vous n’aspirez nullement à descendre. Poursuivez donc votre escalade. Mais de grâce n’oubliez pas que c’est nous, les Libanais moyens, nous la masse des anonymes, qui constituons votre filet de sécurité. Faute de ce filet, on a vu des virtuoses de l’équilibrisme finir par se rompre le cou. 

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