Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

CE 22 NOVEMBRE

D’un seul coup, nous nous sommes retrouvés en train de tourner en rond comme un chat derrière sa queue. Nous nous sommes vus chassés des rues, interdits des grandes artères, expulsés des parkings, repoussés hors des places publiques, bannis des centres commerciaux, surcompressés dans des ruelles exiguës, jetés, klaxons déchaînés, dans des embouteillages cauchemardesques, le tout avec une brutalité frisant la paranoïa.
Cette mini-apocalypse dura dix jours. Que s’était-il passé? La reprise de la guerilla urbaine? Un coup d’Etat à l’arme blanche? Une invasion israélienne? Une alerte nucléaire? Paniqué, chacun essayait d’évaluer à la fois et la gravité de l’événement et la distance qui le séparait de l’abri le plus proche, lorsqu’on apprit, incidemment, qu’il s’agissait d’un exercice pour le défilé du 22 novembre.
Ce n’était qu’un défilé symbolique, nous a-t-on annoncé, juste pour marquer le coup. Lequel coup fut plutôt mal encaissé par les Beyrouthins qui ont vu leur capitale se refermer sur eux comme une boîte de sardines; à croire que ce “défilé symbolique” alignait autant d’unités que celles de l’armée rouge chinoise.
Pour en revenir au 22 novembre, certains curieux, dont nous sommes, se sont demandé ce que représente au juste cette date aujourd’hui, cinquante-quatre ans après Rachaya. On nous dit que c’est la fête de l’indépendance, comme le 4 juillet aux Etats-Unis. D’autres, confus, corrigent. Pour eux, ce ne serait qu’une fête nationale comme le 14 juillet en France.
C’est très émouvant. Mais le 4 juillet, les Américains s’étaient libérés du joug des Anglais qui les colonisaient. Et le 14 juillet, les Français avaient mis fin au règne de la monarchie de droit divin et du pouvoir absolu. Alors que chez nous, tout le monde s’installe. On nous aime tellement que personne ne veut nous quitter. Quant à fêter la prise de la Bastille c’est, disons, partie remise. Pour l’excellente raison que nous n’avons, jusqu’ici, pu prendre rien du tout, à part pour certains la route de l’exil, pour d’autres leur mal en patience, pour les plus souples la tangente, pour les plus prudents leurs jambes à leur cou et, pour nous autres, les anonymes, les payeurs d’impôts, les laissés pour compte, en plein dans les gencives. Alors, de quoi donc sommes-nous censés nous réjouir et de quelle indépendance s’agit-il?
Evidemment, personne ne répondra à ce genre de questions, le style du pouvoir en place étant de traiter avec le plus profond mépris les filets de voix qui s’élèvent de la racaille. N’empêche que cette “racaille” continuera à poser des questions, quitte à y apporter elle-même ses propres réponses.
Et d’abord, est-ce en harmonie avec le sens d’une telle fête, - pour se réjouir ou nous réjouir - que ces messieurs du pouvoir transforment la 2ème et la 3ème présidences en deux puissances ennemies, chacune tenant conseil de guerre dans son bunker privé, dialoguant par l’intermédiaire de plénipotentiaires pour décréter un cessez-le-feu ou négocier un accord d’armistice dont nous ferons les frais?
Est-ce un aspect tellement réjouissant que celui de nos ministres et de nos députés, aveugles, sourds - mais hélas! pas muets - métamorphosés par la grâce des décideurs en autant de zombies?
Devons-nous nous réjouir de voir notre économie - déjà moribonde - recevoir le coup de grâce à travers la paralysie de toute activité et ce, grâce à une circulation rendue par les responsables - ou plutôt par les irresponsables - proprement apocalyptique? N’aurait-on pu, au lieu de faire perdre au pays de précieux jours de travail, surtout à la veille des fêtes de fin d’année, se livrer à ces exercices de défilé au cours de la nuit?
Sommes-nous censés nous réjouir des humiliations et des brimades auxquelles est soumise une population, déjà aux abois, de la part de tout ce qui porte uniforme, alors que c’est cette même population qui paie leurs traitements et leurs uniformes et c’est en son nom que s’exerce l’autorité?
Qu’y a-t-il de moins réjouissant que de voir alignés à la tribune d’honneur, suant la médiocrité et bouffis de suffisance, ces politiciens de la dernière heure, dont tout ce qu’on peut dire, est qu’il serait ridicule, même sur le mode ironique, de les associer à la moindre notion d’indépendance?
“Que c’est triste Venise au temps des amours mortes“... Qu’il est triste ce 22 novembre! 

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