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OPINION PUBLIQUE ET AUTORITÉ (1) |
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Vox
populi Vox Dei” dit l’adage. Toutefois, sommes-nous à l’orée
d’un millénaire irrespectueux de l’opinion qui, durant des lustres,
a été bafouée et totalement ignorée, par ceux-là
mêmes qui se veulent ses défenseurs, après avoir été
asservie sous les régimes dictatoriaux et totalitaires, jusqu’au
jour où la démocratie est venue l’affranchir?
Nous faut-il craindre encore les immixtions du pouvoir politique et celles non moins dangereuses de l’argent appelé à juste titre le dieu Mammon? La tutelle de l’Etat sur les moyens d’expression et de communications, va-t-elle s’étendre impunément et se renforcer au grand dam de la libre opinion? L’information d’Etat, le dirigisme culturel, comme il plaît aux politologues de l’appeler, vont-ils se substituer à la liberté d’opinion et d’expression? Dieu veuille qu’il n’en soit pas ainsi. A ce niveau de controverse, un prompt effort doit être engagé pour qu’enfin soit respecté le droit de chacun à exprimer haut et fort son opinion sans aucune contrainte et de participer à tous les débats nationaux, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Certes, une nouvelle déontologie de la communica-tion s’avère impérative, dans laquelle l’opinion publique, écrite ou orale, serait libérée des contraintes du pouvoir politico-médiatique. La politique de la communication ne doit pas non plus tolérer de fournir aux magnats de l’information de faire de leurs médias un instrument de destabilisation, car le recours à celle-ci, parachève l’apparente contradiction du raisonnement démocratique à l’égard de la liberté d’expression, au terme duquel on aboutit à l’hérésie suivante: détruire la liberté, sous prétexte de mieux la protéger . Le droit de l’opinion de contribuer aux ébats nationaux, est sacro-saint, et permet à toutes les convictions, toutes tendances confondues, à toutes les philosophies, de s’exprimer librement. Ce ne sont certainement pas ceux qui auraient pratiqué longtemps la censure qui sont les plus qualifiés pour protéger l’opinion contre ses agresseurs. La prise en main pour reconquérir la presse écrite et les médias audiovisuels par le pouvoir politique, se révèle en définitive une intrusion flagrante et illégitime. Aussi la coalition directe ou indirecte des tenants du pouvoir médiatique manipulée par le capital et son idéologie, la logique du marché aidant, constitue une atteinte aux libertés et va à contresens de la démocratie. Au lieu de laisser fleurir le pluralisme des ondes, l’Etat sous prétexte de les soustraire à la souillure de l’argent, s’érige de fait en entrepreneur exclusif, en distributeur unique de l’audiovisuel et en tuteur influent de la presse écrite. C’est désolant et pourtant vrai. Nous n’allons pas nous attarder ici à relater tous les aléas qui sont à la racine du raisonnement politique de cette fin de siècle, car, ce n’est pas en évoquant les faits qu’on triomphe de certaines convictions. Quinconque voudra jeter un coup d’œil sur la carte du monde actuel et se remémorer l’histoire de la naissance du développement de la presse depuis trois cents ans, n’aura pas besoin d’un bien grand effort pour juger à sa juste valeur l’affirmation du pouvoir politique selon laquelle la presse devient plus libre et objective, une fois soustraite à l’initiative privée pour être confiée aux pouvoirs publics. Et ce n’est pas du tout rassurant! Face à cette dialectique erronée, un retour à la réalité s’impose. Tentés au quotidien de s’assurer le monopole de l’information, manifestant ainsi une insigne incompréhension et leur soif de domination, les politiques ont de tous temps réalisé que le meilleur moyen de confisquer le pouvoir était de confisquer l’opinion. Assurément, le pouvoir des mots dans la tradition écrite ou orale est, incontestablement, de loin plus efficace que celui du pouvoir public. “Le mot est un despote” a dit Gorgias, et le sage d’ajouter “les faits ne sont pas têtus, seuls les mots le sont.” L’idée même de la vérité transparente est exclue du vocabulaire politique contemporain, celle d’accepter la vérité de l’autre, sans toutefois renoncer à la sienne. Il semble que nous ayons perdu ces principes qui constituent notre mode de penser. Puissions-nous espérer, imitant les Japonais, retrouver dans la mémoire et les rites, le reflet de ce mode de penser qui n’est plus. Pour éviter tout risque, il va falloir retrouver la sagesse antique, au sens stoïcien du terme, c’est-à-dire, préserver l’indépendance de l’esprit, non seulement de ses ennemis, mais de l’appauvrissement des consciences. Ce ne sera pas une mince affaire, que de prendre au sérieux la reconquête de la liberté de l’esprit, comme le firent ceux qui risquèrent leur vie dans un combat où la recherche de la vérité était encore un acte de bravoure. Nous faisons face à l’Etat mégalomane, hypertrophié et contagieux qui s’érige en agent politico-culturel, qui fait faillite, qui est mis de plus en plus fréquemment en cause, proportion-nellement à l’ampleur du rôle qu’il s’est approprié sans vergogne ou plutôt des rôles, car il joue tous les personnages de la pièce à la fois. Il fait fi des critiques qui l’atteignent en tant qu’auteur et interprète de l’opinion publique, puisque c’est encore lui qui endoctrine, aiguillonne et subventionne les spectateurs. La mégalomanie n’est-elle pas l’antichambre de la paranoïa? Afin de masquer ses échecs et ses abus, ce pouvoir est amené à tout politiser, donc à se dépenser en contre-attaques, avec l’aide assurée de sa servante attitrée, la propagande qui, par vocation, fait mauvais ménage avec l’opinion objective. De dérive en dérive, une certaine tentation, une pratique de l’autoritarisme finit par s’installer, au nom du salut public. Elle peut passer inaperçue autant par ceux qui s’y résignent dans l’euphorie morale que par ceux qui s’y soumettent par lâcheté. Nous sommes déjà depuis des décennies témoins de ces déviations graves de la politique et de ses réflexes inquiétants. Les démocraties du XXe siècle ont fait croître en même temps la force de l’opinion publique et le poids de l’Etat. Pour aussi puissante qu’elle soit devenue, l’opinion publique n’a grandi ni en constance ni en uniformité, mais en versatilité et en diversité. Parce que l’Etat, loin d’avoir acquis une vigueur proportionnelle à son gigantisme, se trouve de plus en plus désobéi et contesté par ceux-là mêmes qui attendent tout de lui. A tout envahir, l’Etat démocratique, s’est gorgé en fin de compte de plus de pouvoirs que de responsabilités, face à une opinion plus empressée à le contester qu’à l’écouter. En conclusion: la liberté d’opinion touche à tout, à la justice en premier. L’avons-nous perdue en même temps que beaucoup d’autres libertés? Il ne dépend de personne qu’elle nous soit rendue, sinon de chacun et de tous. Nos pères se sont battus et sont morts pour la défense de ce droit, ils lui ont tout sacrifié. Feindrons-nous aujourd’hui d’y attacher moins de prix? Arrêtons-nous là. Il n’est que trop vrai que la question des libertés mène très loin jusqu’à l’extrême bord des problèmes accablants qui entravent notre vie quotidienne et qu’il est grand temps de poser, sinon de résoudre. Ecrivains, journalistes catholiques, soyez en alerte. Il y va de votre honneur et de votre survie et surtout et d’abord, de votre rôle dans un monde en perpétuelle mutation qui fait fi de la vérité, parce que loin de Dieu. n (1) Intervention de José M. Labaki au Congrès de l’Union internationale de la Presse Catholique à Notre Dame du Puits, le 24/11/97. |
![]() “Comprendre les règles du jeu de ce monde nouveau, c’est se mettre en mesure, non de lutter contre lui, mais de sauver ce qui peut et doit l’être, de l’idée de liberté, qui aura toujours son dernier mot.” Jean-Marie Guehenno
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