“UNE FEMME VIENT DE MOURIR GELÉE CETTE
NUIT...”
C’est le 1er février 1954, que l’abbé Pierre s’est imposé
dans les studios de Radio Luxembourg au cours du bulletin d’information
pour lire d’un trait à 13h10mn:
“Mes amis! Au secours! Une femme vient de mourir gelée cette
nuit à 3 heures sur le trottoir du boulevard Sebastopol, serrant
sur elle le papier par lequel avant-hier on l’avait expulsée (...)
Il nous faut pour ce soir et au plus tard pour demain, 5000 couvertures,
300 grandes tentes américaines, 200 poêles catalytiques. Déposez-les
vite à l’hôtel Rochester, 92 rue de la Boétie.”
Dans les minutes qui suivent, le standard de Radio Luxembourg explose;
c’est le début du premier mouvement de solidarité en France,
celui qui restera le plus spectaculaire et le plus efficace.
A vrai dire, l’appel avait été lancé cinq minutes
plus tôt sur la radio française, lu par le rédacteur
en chef au cours du “Journal parlé.” Il avait eu peu d’impact. Il
fait particulièrement froid en France cette année - là.
Depuis le début de l’hiver, les Compagnons d’Emmaüs regroupés
depuis 1949 autour de l’ancien député MRP Henri Grouès,
connu dans la Résistance comme l’abbé Pierre, mesurent leur
impuissance. Jour après jour, les journaux décomptent les
morts de froid. L’abbé Pierre qui fut aumônier du Vercors,
compagnon de la Libération, député de Meurthe-et-Moselle,
lance en vain un appel aux autorités de l’Etat pour la construction
des cités d’urgence. Les journaux, bien sûr, parlent de l’action
d’Emmaüs. Mais les Français ne sont pas galvanisés.
Ils ne seront vraiment électrisés, enthousiasmés que
par l’appel poignant, le cri du cœur de l’abbé Pierre.
L’ABBÉ PIERRE DÉFIE LA PAUVRETÉ
La patronne de l’hôtel Rochester, près de l’Etoile, met
à la disposition des sans-abri, les chambres libres de son hôtel
3 étoiles. Mais ce n’est pas assez.
A 13h30, c’est-à-dire 20 minutes après l’appel, il y
a queue à l’hôtel Rochester. A 14h la rue de la Boétie
est fermée à la circulation et les bus sont détournés.
Le caissier de l’hôtel ne sait que faire. Les gens lui apportent
des vêtements, lui tendent des billets, des bijoux. Ici, aussi, le
standard explose.
A 18h30, ce même jour, l’abbé Pierre lance un autre appel:
“Il faut assurer toutes les nuits le ramassage des sans - abri... Rendez-vous
à 23 heures devant la tente de la montagne Sainte-Geneviève...”
A l’heure dite, des centaines de personnes affluent dans le froid au
point de ralliement des Compagnons d’Emmaüs. C’est là que le
mythe naît sous les flashes des photographes de presse: une silhouette
qu’enveloppe une cape noire, jetée sur un blouson couvert de décorations
et qui se tient debout sur un petit mur au pied du Panthéon pour
haranguer la foule. 500 véhicules du vélo à la Buick,
partent au secours des naufragés de la ville.
La police qui raflait auparavant les vagabonds obéit, maintenant,
au mot d’ordre national. Dans les commissariats, on distribue grogs et
cafés.
L’abbé Pierre lance un nouvel appel aux personnes disposant
de locaux inoccupés pour loger des milliers de sans-abri, des travailleurs
aux revenus modestes, victimes de la crise du logement. “Alors que des
enfants sont morts parce que leurs parents étaient sans logis, la
mauvaise utilisation ou la non utilisation des locaux est criminelle.”
L’opération “Débarras” est lancée et connaît
l’adhésion populaire. On débarrasse les chambres de bonnes
afin de faire place aux sans-abri et on récupère la brocante.
350 chambres de bonnes sont offertes, mais il y a encore des milliers de
personnes à placer.
LE ROBIN DES BOIS DES FRANÇAIS
Né le 5 août 1912 à Lyon, Henri Grouès dit
l’abbé Pierre a toujours été un frondeur. Entré
chez les Capucins, il lutte comme résistant avec les “Français
Libres” sous le nom de l’abbé Pierre qui lui restera.
Il écrit lui-même dans “Testament” paru chez Bayard:
“J’ai été l’instrument d’une succession de circonstances
exceptionnelles qui, mises bout à bout, ressemblent à une
bande dessinée: jeunesse turbulente d’un bourgeois entré
au couvent; sept ans de vie cloîtrée chez les Capucins (...)
le prêtre résistant et décoré-le curé
député qui accueille dans sa maison un forçat assassin
et qui, avec lui, commence à bâtir pour les sans-abri”!
Pressenti par les “Verts” pour faire partie de leur liste lors des
dernières législatives françaises, il a refusé
leur invite disant: “Ce serait comme si un soldat désertait...”
Un aveu qu’éclaire une autre confidence faite à Mgr Gaillot
et relatée dans le “Testament”. L’évêque d’Evreux s’interrogeait
sur la liberté que l’Eglise laisse au fondateur d’Emmaüs, alors
que “moi dès que je dis un mot, on me tape dessus.”
Réponse bien sentie de l’abbé Pierre, fondateur d’Emmaüs:
“Premièrement je ne suis pas évêque. Deuxièmement,
je crois que le bon Dieu m’a donné une espèce d’instinct
de l’insolence mesurée. Je sens jusqu’à quel point je peux
gueuler. Au-delà, je me ferais plaisir, mais ça ne serait
pas efficace, parce que ceux à qui je m’adresse ne sont pas prêts
à entendre plus”.
C’est cet homme inclassable, audacieux, justicier, ayant pris le parti
des SDF, du pauvre, de l’orphelin qui sera au Liban du 6 au 12 décembre.
Puisse sa présence réveiller les consciences libanaises souvent
égoïstes, oublieuses des problèmes d’autrui, les sensibiliser
à ceux qui appellent “Aux Secours”.
Puisse, enfin, sa visite au Liban contribuer à une nouvelle
solidarité!