Chronique


Par JOSE M. LABAKI  

 

LA GRANDE PEUR DES BIEN-PENSANTS

Le titre est de Georges Bernanos; il exprime en peu de mots les réactions d’une classe qui, depuis l’antiquité, a toujours eu bonne conscience de son rôle à tous les niveaux. Rien ne l’atteindra de ce brouil-lamini d’erreurs, d’abus et de violences accablantes qui sévissent dans les sociétés contemporaines. Un pays a, certes, l’intelligentsia qu’il mérite. A ce stade, le Liban est privilégié. N’est-elle pas, en effet, le témoin qui ne le trompe jamais, réflétant à chaque moment son génie créateur? Arrêtons-nous donc de nous en prendre à cette élite dont l’existence seule devrait nous aider à ne pas perdre courage. Le jour où nous cesserons d’être un peuple de politiciens combinards et de buveurs d’apéritifs, nous serons dignes de ce pays.
Bons maîtres à penser ou mauvais maîtres, car il en est de toutes les familles spirituelles, ils attestent que la fécondité de l’esprit n’est pas tarie encore, car rien ne prévaut contre les bienfaits que doit à cette élite le Liban entier, de prendre enfin conscience de ce qu’elle est, de ce qu’elle continue d’être.
Mais, halte là! Si les intellectuels libanais n’ont actuellement aucun pouvoir sur la masse, ils tiennent au peuple par de profondes racines. D’autant que chez nous, la séparation fut toujours très marquée entre l’intellectuel et le politique.
Pour d’aucuns, se mêler de politique, c’est se battre à propos de principes abstraits dont nos dirigeants interchangeables se sont toujours moqués comme de leurs portefeuilles. A quelques exceptions près, il n’y a jamais eu au Liban de communication entre les intellectuels et les politiques, bien que nos honorables représentants fussent loin d’être des illetrés.
La véracité, la sincérité envers soi-même, ce qu’il y a de plus contraignant en politique, voilà aujourd’hui le vrai test pour reconnaître un authentique intellectuel. Ne croyons pas les fourbes et les envieux qui prétendent exiger des intellectuels un moralisme de confection; ne soyons pas les complices d’une politicardie qui, dans le grand désordre régnant, cherche à nous persuader qu’elle est indispensable à tous les égards. Après comme avant le marasme, les intellectuels, toute modestie mise à part, resteront les mentors incontournables, alors que les arrivistes de la dernière heure, nous induisent en erreur.
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Au Liban comme ailleurs, les intellectuels ont toujours codifié objectivement les idées de l’époque, affirmant comme but principal, l’égalité entre les hommes et la quête du bonheur collectif, luttant contre les abus, œuvrant en faveur de l’Etat de droit, celui garantissant les libertés publiques et le respect des lois qui sont faites pour aider la raison, soutenir la liberté et jamais pour notre avilissement et notre malheur. C’est à eux qu’il incombe de transformer la société et d’inter-préter ses soucis. Que penseraient les grands hommes qui ont été à la tête des peuples les plus célèbres de l’histoire antique et contemporaine, que penseraient Platon, Aristote, Ciceron et tous les philosophes qui ont traité de politique, s’ils nous entendaient dire qu’un Etat ne peut être heureux et florissant s’il ne fait pas de bonnes affaires? Pour lequel, le lucratif est le nerf principal, l’arme de toute politique, puissance supé-rieure à toutes les puissances, raison supérieure à toutes les raisons?
Nous avons toujours dit non à la société précaire et désemparée, non à la société dualiste que les idéologues du pouvoir politique s’acharnent à vouloir nous imposer. Telle est notre devise face au dirigisme et à l’avenir.
Nous avons les raisons les plus convaincantes d’éprouver nos craintes, tous les malaises engendrés par toutes les vicissitudes de la classe politique qui, pour notre grand malheur n’a pas encore mesuré ses effets sur la psychologie sociale, la pensée et les mœurs défaillantes. La psychose de tromperie ne fait qu’augmenter en nous les anxiétés provoquées par la crise socio-économique, la “Sinistrose” qui, malgré toutes les promesses, n’a pas l’air de s’estomper et il y a tout lieu de croire qu’elle deviendra l’expression courante de notre présent et de notre futur.

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N’est-il pas devenu somnolent d’écouter le discours politique tout le long des débats monotones et fastidieux au sérail comme à l’Assemblée nationale?
N’est-il pas devenu quasi rituel d’observer que l’arrogance et l’adversité procurent ses meilleurs rôles à l’Etat, celui de ferrailleur et d’audacieux? Sans elles, il s’ennuie, contre elles, il aime se battre au quotidien, comme il aime sans indulgence ceux qui, autour de lui, auraient tendance à baisser la tête et les bras et déposer les armes?
Ce n’est que naturel au moment où la baisse de popularité et l’usure prématurée du pouvoir se font de plus en plus manifestes. A cela vient s’ajouter la guerre à outrance et celle des nerfs entre le Liban et son redoutable voisin du Sud, mettant en cause la paix à laquelle le Liban s’est toujours identifié.
Certes, si les Libanais craignent les temps à venir, faut-il aussi admettre que les orages que ces temps portent en eux, ne sont pas redoutables autant que ceux qu’ils ont connus dix-sept ans durant?
D’aucuns prétendent que les idéologies sont mortes; c’est possible, mais il en reste une et non des moindres: l’idéologie du pessimisme qui nous crève les yeux et le cœur.
Dieu merci, nous ne sommes pas atteints de ce vieux signe des temps, malgré toute l’amertume que nous éprouvons et dont les vagues ne se sont pas encore dissipées. La deuxième République ne bénéficiera d’aucun état de grâce, en dépit du fait que les maux qui pèsent sur elle et sur tout le Liban, viennent de très loin, à moins qu’elle ne se décide, fût-ce, en fin de règne, à se débarrasser des miasmes répugnants qui la paralyse d’un bout à l’autre! 

 
 “Privé de parole, le bon peuple pour ignorant qu’il soit, sait bien qu’il existe une élite qui, malgré toutes les entraves et les défis, œuvre en sa faveur, prête à l’assister à tout moment.”

Charles Corm
(La Revue Phénicienne)
 

  

 


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