Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

TOUT CITOYEN EST LIBRE SOUS UN RÉGIME LIBRE

Ceux qui insinuent que depuis l’alphabet nous n’avons plus rien inventé sont de mauvaise foi, ou bien ils ne connaissent ni le gouvernement Hariri, ni son ministre vedette Bassem Sabeh. Non seulement nous inventons, mais nous ne savons plus où donner de la tête pour inventer.
Nous inventons, par exemple, de nouvelles définitions de la liberté et des droits de l’Homme, des jurisprudences à faire dégringoler les Dalloz de leurs étagères, des générations spontanées de lois à couvrir de ridicule le code napoléon, des précédents juridiques destinés à restituer à la ville de Beyrouth le titre de “mère des lois”, donné jadis à l’antique Béryte.
Nous sommes même capables d’aller plus loin encore. Nous pouvons, sur décision de responsables qui ne le sont pas, appliquer une loi qui n’existe pas, pour sanctionner un crime qui n’a pas été commis. Et qu’on ne s’avise surtout pas de nous traiter de menteurs. Le mensonge et la vérité étant des notions relatives, nous sommes assez grands pour inventer nos propres vérités, au lieu de nous laisser aller au plus bêlant des panurgismes.
Ainsi parla Zarathoustra, alias - en l’occurren-ce - un Bassem Sabeh dont le génie transcendant vient d’atteindre, avec l’affaire Aoun, le summum de la perfection dans la balourdise. Sans l’intervention dudit Sabeh - ou de ceux qui ont pris la décision à un niveau supérieur - l’histoire n’aurait été qu’un honnête talk-show à l’intérêt mitigé, fait bien plus de curiosité que de passion délirante. Mais notre taëfocratie a beau être arrogante, elle n’en est pas moins frileuse. Elle est mal dans sa peau (et elle a bien raison). Elle a peur des fantômes, surtout de ceux, qu’elle a contribué à créer, dont le plus redoutable demeure le ci-devant général Aoun.
“Je sais, a déclaré le ministre de l’Information, ce que le général Aoun allait dire. C’est pourquoi j’ai interdit l’émission”. Et qu’allait donc dire le général qu’il n’ait déjà dit et qui fait dresser, par anticipation, ce qui reste de cheveux sur la tête de Bassem-la-gaffe?
Nous connaissons tous les opinions du général Aoun. Il a eu l’occasion de les exprimer, à plusieurs reprises, dans la presse écrite et même au cours de certaines émissions télévisées. Cela n’a provoqué aucun soulèvement populaire. Personne n’est entré en transes. Personne n’a sauté sur le premier bulldozer de Solidere pour se mettre à creuser des tranchées. Personne n’a songé à une prise de la Bastille et personne n’a envisagé de sillonner les rues de la capitale avec les têtes des responsables brandies au bout d’une pique. Alors, quand on nous présente cette interview-ci comme l’événement le plus terrifiant depuis Hiroshima, une menace pour “la paix civile” et “l’entente nationale”, nous ne pouvons  pas nous empêcher de penser que c’est là non seulement le comble du ridicule, mais surtout la pire des maladresses.
Si le général Aoun avait voulu redorer son blason, focaliser sur sa personne l’attention générale et faire de son nom un synonyme de liberté, il n’aurait pas trouvé de meilleurs agents. Et de grâce qu’on cesse de répéter des expressions inventées pour l’occasion, telles que “liberté responsable” et “opposition constructive”. Qu’est-ce que ça veut dire? Ce n’est pas la liberté qui est responsable vis-à-vis du pouvoir, c’est le pouvoir qui est responsable envers la liberté. Quant à “l’opposition constructive” - que seule tolère le président Hariri - comment est-elle censée s’exprimer?
Il existe, par exemple, en Angleterre, des opposants qui réclament le remplacement de la royauté par la république. Pour les Windsors, est-ce constructif? Pourtant, la reine n’a jamais essayé de demander à Tony Blair de les faire matraquer par la police et de les traduire devant le tribunal militaire. Il n’y a qu’en Chine, que Deng Xiaoping - il y a de cela dix ans - fit intervenir l’armée contre les étudiants qui périrent écrasés sous les chenilles des blindés. Nos Xiaoping locaux comptent-ils rééditer l’exploit de la place Tiananmen?
Accuser les étudiants qui manifestent, au nom des libertés, de mettre en péril la paix civile est grotesque. Comme il est tout aussi grotesque de prétendre qu’ils sapent les fondements mêmes de l’entente nationale. Ni l’une ni l’autre n’existent. S’il y a un ver dans le fruit, ce n’est pas du côté de l’opposition qu’il faut le chercher. Ce serait plutôt du côté de Taëf, cette auberge espagnole où l’on trouve ce que l’on y a apporté. C’est-à-dire un projet de discorde et de division.
Pour ce qui est du chef du gouvernement, quand il envoie Bassem Sabeh essuyer les plâtres et parle de “constructive” et de construction, qu’il se limite à Solidere. Là, au moins, il sait de quoi il parle. Nous aussi. 

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