Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

LE LOBBY DES SÉPULCRES BLANCHIS

Nous étions pressés. C’était urgent, vital. Il fallait, toute affaire cessante, se précipiter pour libérer ces pauvres moineaux en cage. Voilà, c’est fait. Bravo! La nomenklatura, en liesse, réserve une ovation debout aux libérateurs. Dans quelques jours (si ce n’est déjà fait), nous verrons se déverser sur le marché du travail, vite fait bien fait, un contingent de 31.200 trafiquants de drogue remis en activité par la nouvelle loi d’amnistie que ce parlement vient de nous offrir en cadeau pour les fêtes de fin d’année.
Trente-et-un mille deux cents d’un seul coup. Quelle manne céleste! Après ça, nous ne pouvons, à notre tour, que joindre nos soupirs d’aise à ceux de soulagement poussés par le président de cette Chambre si mal élue et si peu représentative.
Evidemment, tous les députés ne sont pas à mettre dans le même sac. Le député Issam Farès, par exemple, s’est violemment élevé contre une mesure qui risque d’avoir des répercussions fâcheuses sur le plan international, notamment sur nos relations avec les Etats-Unis. Sans compter que toutes les lois d’amnistie promulguées dans le reste du monde font toujours exception des crimes relatifs à la drogue.
Mais M. Nabih Berri ne l’entendait pas de cette oreille. Pour lui, ça ne devait pas faire un pli. Il y avait priorité absolue à remettre en circulation ces 31.200 bienfaiteurs de l’humanité, ne serait-ce que pour le sauvetage d’une économie libanaise moribonde. Et d’expliquer que la culture du pavot nous rapportait, bon an mal an, environ deux milliards de dollars.
Nous n’allions pas nous priver de ce ballon d’oxygène pour les beaux yeux de Clinton et sans rien recevoir en échange, alors que la Turquie encaissait un milliard et demi de dollars et le Maroc 850 millions.
Ça fleure bon le chantage, cet argument frappé au coin du bon sens présidentiel. Donnant donnant: ou vous passez à la caisse ou nous empoisonnons vos enfants et les nôtres par la même occasion. Afin que vivent les enfants des cultivateurs de pavot, des trafiquants et des dealers, faut-il condamner les nôtres? Est-ce là le genre de raisonnement que sécrète le pois chiche qui tient lieu de cervelle à nos députés? Il paraît qu’on étudie déjà une amnistie pour les auteurs de chèques sans provision. Bientôt, ce sera le tour des voleurs, des violeurs, des pédophiles, des assassins. Quels sont les mauvais esprits, si mal informés, qui prétendent qu’il n’existe pas de liberté au Liban?!...
Cela ne veut pas dire qu’il faille laisser mourir de faim les paysans de la Békaa. Mais à qui la faute? N’est-ce pas ces mêmes ministres et députés qui leur avaient promis monts et merveilles? N’est-ce pas eux qui votent à tour de bras des crédits somptuaires et rognent misérablement sur le nécessaire? Pour le prix de votre palais à Aïn-el-Tiné, monsieur le président Berri, on aurait pu sauver de la misère tous les cultivateurs de la Békaa, au lieu de recourir au pavot.
Car avec de l’héroïne, qu’on extrait du pavot, la cocaïne des cartels de Colombie fait figure de simple réglisse. Avec l’héroïne que les dealers (amnistiés) vendent à la porte des écoles, des universités, des restaurants, dans les discothèques, etc... c’est rapidement l’accoutumance, la dépendance, le vol, le crime, la prostitution pour s’en procurer, souvent le sida, la mort lente, à moins que l’overdose miséricordieuse n’intervienne avant la déchéance totale. Et ce sont ces marchands de mort, ces pourvoyeurs de cimetières, ces tueurs en série, ces charognards que non seulement on absout aujourd’hui, mais qu’on se trouve à deux doigts de leur faire des excuses. On en demeure sans voix.
Parallèlement à cette attendrissante mesure de clémence, d’éminentes personnalités, religieuses et laïques, de toutes les confessions, se sont constituées en groupe de pression pour la sauvegarde des mœurs, notamment dans les médias. Mais de la loi votée par le parlement, pas un mot.
Ainsi, voir sur les écrans des télévisions une femme en ou sans soutien-gorge représente une menace pour la santé mentale et morale de notre jeunesse, mais la culture du pavot serait tonique et salvatrice? Interdire le spectacle d’un baiser sur la bouche sauverait nos enfants (et nous aussi) de la damnation éternelle, mais vendre de l’héroïne, au coin des rues est un premier pas vers la sainteté? Mettre des culottes de plâtre aux statues pour ne pas choquer la pudeur de nos jeunes filles (qui, pensent nos censeurs, en sont encore à se demander dans quel genre de choux naissent les enfants) est une œuvre de salubrité publique, alors que ces bondieusards n’ont même pas réagi quand notre digne parlement a amnistié 31.200 Don Bosco, généreux producteurs d’overdoses et de sida?!
Sommes-nous devenus, à l’image de nos dirigeants, une société pourrie, uniquement soucieuse de dollars? L’Evangile parle de “sépulcres blanchis”. Les deux milliards de dollars, dont se gargarise M. Berri, suffiraient-ils à blanchir tous les sépulcres d’un pays qui étale sans vergogne ses scandales et n’en finit pas de camoufler ses désastres? 

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