Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

LE SYNDROME TOUFAYLI

Une fois de plus, nous avons vu le président Chirac descendre quatre à quatre les marches de l’Elysée, extirper littéralement notre Hariri national de sa limousine pour le prendre dans ses bras, tandis que la garde républicaine, en grand uniforme, mettait sabre au clair. Ces marques d’amitié, prodiguées à notre Premier ministre, nous vont droit au cœur. D’autant plus, qu’un tel cérémonial (embrassades non comprises) est, selon le protocole, uniquement réservé à un chef d’Etat en visite officielle. Mais c’était quand même réconfortant de savoir que, de par le monde, il y a quelqu’un qui nous aime bien ou qui aime bien M. Hariri.
Cet accueil, plus que chaleureux, n’a pas manqué de mettre un baume au cœur de notre Premier ministre, surtout après la façon dont il a été malmené au parlement. Et comme il est ombrageux, qu’il a la bougeotte et qu’il souffre apparemment de claustrophobie, le voilà qui regrimpe sur son tapis volant - sitôt le vote de confiance chichement obtenu - pour aller au-devant de nouvelles embrassades.
Il faut dire qu’on n’est pas propriétaire d’un Boeing pour rien. Surtout quand, à chacune des escales dudit Boeing, il est accueilli par une véritable fiesta de tapis rouges, d’hymnes nationaux, de drapeaux qui claquent au vent et de grands cordons. Tant et si bien qu’il est en passe de damer le pion, dans ce domaine, au général Tlass qui, jusqu’à présent, se classe recordman toutes catégories avec son impressionnante tapisserie.
Après Paris et Damas (escale incontournable), il prendra son essor pour Kuala Lumpur, à l’invitation de son ami et homologue malais Mahatir Mohammad. Puis, ce sera l’Azerbaïdjan, où il prendra dans ses bras, à Bakou, un autre homologue Arthur Raszhada. Viendra, ensuite, le tour du Mexique, à la rencontre des émigrés libanais, à qui il devra expliquer, entre deux “abrassos” pourquoi il leur refuse leur nationalité d’origine, alors qu’il l’a octroyée si généreusement aux Kurdes et autres Turkmènes.
On dira ce que l’on voudra de Rafic Hariri comme Premier ministre, n’empêche - qu’à mon avis - il est actuellement irremplaçable et, surtout, imbattable comme public relations. Grâce à ses incessantes pérégrinations à travers le monde, grâce aux moyens énormes et personnels dont il dispose, il a porté le nom du Liban et sa cause jusqu’aux confins de la terre ou presque et ça, qu’on en convienne ou pas, est à inscrire à son crédit.
Quand bien même, nous aurions préféré voir notre Premier ministre à son poste, au sérail, à l’heure où l’armée fait face aux rebelles dans la Békaa et où l’affrontement avec Toufayli a manqué de peu tourner au carnage.
En fait, l’affaire contient beaucoup de points d’ombre. Pourquoi le clash s’est-il produit maintenant, alors que le chef de la “révolution des affamés” narguait les autorités depuis de longs mois? L’armée n’a-t-elle fait que réagir au coup sur coup, ou bien existe-t-il des ordres précis pour mettre fin aux provocations de cheikh Soubhi et à ses déclarations incendiaires? La couverture syro-iranienne, dont il jouissait lui a-t-elle était retirée (ce qui expliquerait son exclusion du Hezbollah), ou bien Hariri s’est-il imaginé pouvoir pousser ses pions aussi loin?
Quoi qu’il en soit - et à part la connotation politique de l’affaire- il existe à la base de la “révolution des affamés” un problème social et économique que le gouvernement fait semblant d’ignorer. Toufayli n’aurait jamais réussi à rassembler autant de monde autour de lui si les habitants de Baalbeck-Hermel avaient vécu dans une prospérité économique sinon totale du moins relative.
L’exclusion, la marginalisation, la misère sont les causes majeures de tout soulèvement populaire et, de cela, le pouvoir semble s’en f... éperdument. Pourtant, si M. Hariri voulait bien - entre deux emprunts ruineux - jeter un regard sur l’Histoire de France, ou se renseigner auprès de son ami Chirac, il découvrirait que le peuple qui a fait la révolution française ne se réclamait d’aucune idéologie politique ou religieuse, d’aucune protection extra-muros, d’aucun mouvement subversif. Cette foule hurlante aux portes de Versailles n’exigeait même pas la liberté, mais du pain. Même en Russie - où Farès Bouez déambule au Kremlin sur les pas des tsars - Lénine n’aurait pu réussir sa “Révolution d’Octobre” si la grande majorité du peuple russe -  les moujiks - avait mangé à sa faim.
Toufayli mérite sans doute la prison, mais Baalbeck-Hermel, le Akkar, des régions entières du Mont-Liban, du Sud, du Nord, de la capitale et de sa banlieue, qui vivotent sous le seuil de la pauvreté et même dans le dénuement le plus complet, méritent que le pouvoir se penche sur leur sort sinon, on verra un jour, d’un bout à l’autre du pays, fleurir des Toufayli qu’on ne pourra plus mettre à la raison. Car - encore un proverbe français avec lequel vous devriez-vous familiariser, monsieur le Premier ministre - “ventre affamé n’a point d’oreilles”. Tout à fait comme les ventres trop pleins. 

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