Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

À L’EST DE L’ÉDEN

C’est quoi au juste un mohafez? Quelles prérogatives est-il censé exercer, à part se balader en limousine avec escorte officielle, laisser investir les trottoirs qui n’existent plus et ratisser les contribuables en contrepartie des services qu’il ne leur rend pas?
Qui ferait un tour dans Beyrouth-Ouest ne verrait dans ce que je dis là qu’une image en noir aussi malveillante que calomnieuse. Et pour cause. Là-bas, presque tout a été remis à neuf: les trottoirs larges, fraîchement lavés, les feux de la circulation conséquents avec eux-mêmes, les rues éclairées par des centaines d’halogènes comme en plein midi, les plaques de signalisation rutilantes de peinture neuve indiquant à chaque carrefour et dans toutes les directions le sens à suivre pour se rendre à telle ou telle place... J’abrège pour ne pas succomber aux bouffées de jalousie qui embrument mon cerveau de contribuable préférentiel de l’Etat.
Il n’en va pas, hélas! de même dans le vieux Beyrouth (Beyrouth-Est) qui ne semble pas être la tasse de thé du jeune Nicolas Saba. Beyrouth-Est ressemble à ce genre de terre après le passage du monsieur dont on disait que l’herbe ne poussait plus sous les pas de son cheval. Des trottoirs qui n’existent plus que dans les mémoires des survivants de l’Indépendance, des rues si misérables qu’on s’attendrait à tout instant à entendre sonner les clochettes des lépreux du Moyen Age, des lumières blafardes plus propices à générer des ombres qu’à éclairer des passants, des feux de signalisation si mal réglés qu’ils se téléscopent invitant les automobilistes à en faire autant et, pour couronner le tout, des trous... Des trous énormes qui consomment allègrement leurs 4x4 (four wheels drive) quotidiennes. Et pas de parkings!
Un cas d’espèce: la rue Abdel Wahab al-Inglizi. J’ignore si la dénomination d’“Inglizi” lui a valu d’être frappée de cet ostracisme que la IIème république réserve à tout ce qui évoque une culture occidentale ou bien si la politique d’exclusion est destinée à s’étendre à tout ce qui se trouve à “l’Est d’Eden”. Le fait est que cette rue, jadis considérée comme quartier résidentiel, n’est plus qu’un mince lacet de mauvais asphalte, crevassée sur toute sa longueur et ornée d’autant de trous qu’une oreille de rapeur.
Mais il y a trous et trous. Ceux dont je parle se trouvent situés au beau milieu d’un passage obligatoire menant aux restaurants les plus prestigieux de la capitale et où le ministère des Affaires étrangères, par exemple, amène ses invités de marque pour leur faire goûter la cuisine libanaise. Or, ces trous, ou ces fossés, creusés de part et d’autre d’une chaussée déjà réduite aux proportions du string d’une jeunesse-sur-mer sont là depuis plus d’un mois, ne sont signalés d’aucune façon, ne sont éclairés que par une lueur de néon qui les transforme en trompe-l’œil d’asphalte, afin de mieux piéger piétons et automobilistes non munis d’un radar.
Nous payons, dans le quartier, plus que d’autres pour l’entretien des égouts toujours bouchés, des trottoirs inexistants, des gardiens de nuit à jamais disparus, pour la réfection des rues et les taxes municipales ont été multipliées par mille. Nous continuons à payer puisque les petits papiers en provenance de messieurs Sanioura et Saba sont comminatoires. Mais au moins qu’on nous en donne pour notre argent.
On nous dit faites des réclamations. Nous en avons fait. La municipalité nous déclare que ça coûte trop cher et que de toute façon c’est l’affaire de la voirie. La voirie - qui nous a assez vus - nous renvoie à la compagnie des Eaux. La compagnie des Eaux nous prie de la débarrasser de notre présence et d’aller emmerder l’Urbanisme. L’Urbanisme nous shoote aller-retour vers la municipalité. La municipalité, excédée, nous renvoie aux Grands Travaux. Les Grands Travaux nous envoient au diable, là d’où justement nous venons.
Evidemment, nous ne sommes pas le nombril du monde pour que les autorités planchent, entre tous les trous, sur les nôtres. Mais ce superbe m’enfoutisme, dont on nous fait la faveur n’est pas un cas isolé. C’est le symptôme d’une mentalité que je m’abstiendrais de qualifier pour éviter - autant que possible  - de tomber sous le coup de la loi sur les imprimés.
Est-ce à dire  que nous devons continuer à nous laisser faire, que pour obtenir le moindre service public - qui nous revient de droit - nous devons avoir recours aux pots-de-vin et à la corruption de fonctionnaires déjà frais émoulus d’ailleurs, d’une école supérieure de corruption? Devons-nous faire vœu de silence comme les trappistes pour ne pas être traités d’agents d’Israël?
Quand un pays de haut en bas de l’échelle administrative néglige ses tâches essentielles, roule ses administrés, rançonne ses citoyens, écume ses contribuables, quand la main gauche paie commission à la main droite, c’est qu’il y a “quelque chose de pourri dans le  royaume de Danemark”. Mais après tout, tout le monde s’en fout, puisque même les clés dudit royaume sont à vendre moyennant commission.

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