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BIZARRE COHABITATION
Monsieur Jacques Chirac, président de la République française et Monsieur Lionel Jospin, Premier ministre de la République française, celui-ci socialiste, celui-là gaulliste, le premier “droite”, le second “gauche” (associé aux communistes et aux Verts) cohabitent, comme on dit; ils se rencontrent quand la bonne marche des affaires l’exige; ils se parlent; ils siègent ensemble en Conseil des ministres. En un mot, la France est gouvernée. 
Dans un proche passé, c’était aussi ce genre de cohabitation qui assurait le gouvernement de la France. C’était, alors, entre un président de la République socialiste, Mitterrand et un chef de gouvernement gaulliste, Balladur. Dans un passé plus lointain, on a vu aussi, si je ne  me trompe, M. Mitterrand s’accommoder de M. Chirac. 
En France, pourtant, le président de la République jouit de très larges pouvoirs. C’est un régime présidentiel. Mais le Premier ministre n’est pas un simple haut fonctionnaire comme l’est le secrétaire d’Etat aux Etats-Unis; il représente une majorité parlementaire de laquelle dépend l’œuvre législative et l’exécution des programmes de gouvernement. 
On a, d’ailleurs, observé ces derniers temps que M. Chirac ne se faisait pas faute de critiquer certaines initiatives de M. Jospin; il “montrait sa différence”, comme disent les Français. Mais M. Jospin ne s’en est pas formalisé au point de se retirer sous sa tente. Les deux hommes continuent à se parler. Ils siègent toujours ensemble au Conseil des ministres. Ils cohabitent. Et pas un Français n’imaginerait qu’ils iraient solliciter M. Kohl ou M. Blair ou le roi Carlos, ou le Conseil de l’Europe... ou même le Pape pour rapprocher leurs points de vue quand ils sont en conflit. 
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S’il n’y a pas lieu de faire des comparaisons, on peut tout de même se poser quelques questions. 
Pourquoi, depuis un mois, M. Hraoui, président de la République, bon bourgeois de Zahlé, n’appartenant à aucun parti et M. Hariri, chef de gouvernement, bon bourgeois de Saïda, sans attache partisane, ne se parlent-ils plus? Pourquoi ne siègent-ils plus ensemble au Conseil des ministres? 
Qu’est-ce qui les sépare? Quelle doctrine? Quel programme? Quelles idées? Quel intérêt national? Le mariage civil? Soyons sérieux! 
Ils cohabitent depuis six ans. Et voilà qu’ils ne se parlent plus. Le pays est-il encore gouverné? Question superfétatoire. 
Vous diriez qu’en six ans, ce genre de situation s’est vu plusieurs fois; et vous auriez raison sans éclairer, pour autant, le problème. Au sein de ce qu’on a appelé la “troïka”, les tiraillements sont à répétition avec des combinaisons variées. Aujourd’hui, ce sont les nÞ1 et 2 qui sont en bisbille avec le nÞ3. Mais quelle que soit la combinaison, on finit toujours par avoir recours au grand frère pour se remettre sagement en rang. 
Dans de précédentes occasions, le chef du gouvernement s’était employé à nous rassurer. Il disait chaque fois que des divergences peuvent survenir entre les détenteurs du pouvoir, mais que cela n’est pas grave, qu’il n’y a pas lieu de dramatiser, que cela est normal et parfaitement démocratique. 
Il nous persuadait ainsi que la démocratie libanaise se portait bien. Le cours du dollar sur le marché des changes n’était-il pas à la baisse? 
Cette fois-ci, M. Hariri garde le silence. Mais il surveille toujours le cours du dollar grâce à la vigilance de M. Riad Salamé, président de la Banque centrale. C’est, semble-t-il, ce qui compte. 
Quand ce numéro de “La Revue du Liban” aura paru, les consultations prévues à Lattaquieh au moment où nous écrivons ces lignes, auront peut-être permis de dissiper ce mauvais nuage. Mais la leçon en aura-t-elle été tirée? Rien n’est moins sûr. 
Les querelles personnelles, car finalement il ne s’agit pas d’autre chose, sont chez nous plus graves et plus persistantes que ne le sont ailleurs, les conflits idéologiques ou d’intérêts de classes sociales. C’est comme une vendetta. 

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En tout état de cause, on pourrait noter deux conséquences importantes, essentielles même: 
- M. Berri, qui se promettait d’abolir le régime de la “troïka”, a bien réussi à le fragiliser, au point qu’on peut douter désormais de son existence, malgré les efforts de rapetassage de Damas. 
- Mais si son existence réelle n’est plus crédible, on ne peut pas affirmer, par contre, que les mécanismes institutionnels ont été ou seront véritablement rétablis pour le remplacer. “L’Etat des institutions” pourrait rester encore pour longtemps, un slogan, rien qu’un slogan.

 
 
 

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