Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

NOS BONS ANGES GARDIENS

Pour ceux qui ne savent pas ce que c’est que le 112, eh! bien, sachez qu’il s’agit du numéro de la chambre des opérations centrale des FSI que les Libanais peuvent appeler à tout moment en cas d’urgence, qu’il s’agisse de délit, de crime ou d’accident, qu’il faille alerter la Défense civile, les pompiers, la Croix-Rouge ou une ambulance. “Les FSI sont au service du citoyen, a déclaré le brigadier Elias Daoud. Ils sont là pour veiller sur sa sécurité et son confort.”
J’ai eu personnellement affaire au 112. Une voix mesurée, polie, civilisée, m’a répondu et m’a immédiatement donné, avec une rare amabilité, le renseignement demandé. Stupéfaite qu’une telle voix puisse appartenir à un fonctionnaire libanais, je me suis cru transportée sur une autre planète, quel-que part sur une voie lactée peuplée d’anges bienveillants, uniquement soucieux de mon bien-être et je me suis demandé si j’avais atteint enfin la neuvième béatitude.
Mais hélas! en passant, quelques minutes plus tard, du 112 à la rue, je devais découvrir que béatitude et bêtise, commençant par la même lettre, j’avais été éjectée de l’une pour atterrir dans l’autre, sous le regard hargneux de l’un des chefs de patrouille des FSI.
C’est ce qui arrive tous les jours, un peu partout, à des citoyens respectables dont le seul crime est de ne pas arborer une tête de voyou, seul modèle en mesure de trouver grâce aux yeux de notre maréchaussée. Quant au reste... Des lecteurs, par dizaines, sont venus nous trouver pour nous conter leur histoire d’amour avec les agents de l’ordre.
Mme Z... ramenait son neveu - fraîchement diplômé d’une université suisse - de l’aéroport. Arrêtés par une patrouille, le jeune homme fut sommé de descendre de voiture, les mains en l’air. Après quoi, on lui demanda s’il cachait une arme, s’il transportait de la drogue ou s’il était homosexuel (il portait les cheveux en queue de cheval). Devant ses dénégations indignées, il reçut une paire de gifles, assortie, pour faire bonne mesure, d’une pluie de coups de poing et, en guise de point d’orgue, un coup de genoux dans l’entrejambe. Inutile de préciser que ce jeune homme reprit, dès le lendemain, le premier avion pour la Suisse.
Mme S... qui passait en Mercedes près de Mar Mitr, dut faire face aux soupçons d’un sous- lieutenant à l’œil vindicatif et au verbe revanchard qui insinua qu’elle pouvait bien l’avoir volée sa Mercedes puisqu’elle n’avait qu’une photocopie des papiers de la voiture. Comme elle expliquait qu’elle gardait les originaux à la maison de peur qu’on les lui vole, il lui fut répondu qu’il était étrange que ce soit seulement les femmes BCBG d’Achrafié qui se fassent voler. Le beau-frère de la dame, qui tentait d’intervenir en conciliateur, fut traîné au poste de police où il médita jusqu’à minuit sur le sort tragique des médiateurs. Des histoires de ce genre, il y en a treize à la douzaine. Abrégeons donc, faute de place.
Toute la question, ici, est de savoir comment, par quelle vicieuse alchimie, ces voix civilisées du 112 peuvent (eux ou leurs collègues) se transformer en tontons macoutes une fois confrontés, dans la rue, avec ces citoyens qu’ils sont censés “protéger et servir”?
Peut-être faut-il leur expliquer, dans une quelconque école de police, si jamais ce genre d’établissement existe au Liban, que leur patron, leur vrai, leur seul patron est ce même citoyen qu’ils traquent et brutalisent à plaisir. Que c’est ce type-là qui paie leurs soldes, leurs factures, leurs uniformes et l’école de leurs enfants. Que c’est encore lui qui paie leur général, les traitements de leurs ministres et ceux de leurs trois présidents, escortes comprises. C’est toujours lui qui paie leurs majorations de salaire, leurs bonus et leurs indemnités. C’est de ce citoyen que le tout est extorqué, grâce aux saignées périodiques et hémorragiques dues au bistouri fiscal du professeur Sanioura.
Après tout, faut-il vraiment blâmer un corps qui a eu le malheur d’être choisi pour accueillir dans ses rangs tous les résidus des différentes milices lâchés, sans états d’âme, par leurs chefs devenus ministres? Ces mêmes miliciens qui, pendant 15 ans, transformèrent la capitale en un immense gruyère, semant sur leur passage ruines et carnages, expédiant dans un monde meilleur plus d’un quart de million de Libanais dont certains n’avaient commis que l’impardonnable erreur de se trouver au mauvais moment, à la mauvaise place, porteurs de la mauvaise carte d’identité. 
Demain, on se mettra, peut-être, à enrôler les grâ-ciés de la drogue dans les Douanes, dans l’Hygiène, l’Agriculture et même dans l’Education nationale ou l’Enseignement supérieur. Pourquoi pas? Impossible n’est pas libanais. Impensable, non plus.
Devant qui porter plainte? Il ne nous reste plus qu’à espérer le passage d’une étoile filante pour faire un vœu. Mais les étoiles filantes comme l’espoir ne passent plus dans le ciel du Liban. 

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