JE ME SOUVIENS...
À MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 
Aujourd’hui, le Liban tout entier, dans sa mosaïque ethnique et religieuse, vous reçoit à bras ouverts. Le Libanais arbore dans la rue et dans son cœur, un drapeau tricolore.

Vous avez choisi de consacrer trois jours de votre vie qu’entravent d’immenses responsabilités, à ce petit Liban qui, de l’autre côté de la Méditerranée, regarde toujours du côté d’un pays qui lui est cher, le vôtre. Pour lui, c’est un enthousiasme mitigé: trois jours c’est peu; plus on aime, plus on est exigeant! Pour vous, c’est un geste dont nous évaluons le prix, vous que la plus haute tâche écrase: servir la France! C’est énorme, mais combien flatteur!... Parmi les personnalités qui vous accueillent, les cérémonies qui vous attendent et les foules qui vous acclameront, j’ai voulu, en toute modestie vous exprimer ce que je ressens à cause de votre présence chez nous - moi, Libanais de naissance, mais né dans cette Alexandrie dont vous venez de célébrer la gloire encore hier à Paris; moi, citoyen anonyme que vous ne connaîtrez peut-être jamais, - et vous offrir en gage de ma plus déférente admiration ce souvenir sous forme de récit, qui m’est précieux à plus d’un titre et auquel votre pays, le mien par la culture, est lié à jamais.
C’était en 1939. Après Daladier, après Chamberlain. Après Munich... Une escadre de la flotte française mouillait dans le port d’Alexandrie et j’entamais la première année du bac français, au Collège St Marc, des Frères des Ecoles Chrétiennes. Quand, mandé par le frère Visiteur, j’apprends qu’une séance récréative serait offerte à l’équipe de l’escadre et qu’il me fallait entre autre déclamer un poème de circonstance. Au programme: deux vaudevilles et un intermède artistique: “Le Drapeau” d’un certain Clovis Hugues. Trois jours après, à 19h, dix autocars déversaient 600 marsouins aux pompons rouges et leurs officiers sur le terre-plein du collège, aussitôt acheminés vers la salle de théâtre. Vue de derrière le rideau, celle-ci était comble et impressionnante à la fois!
Les vaudevilles ont toujours du succès, mais quand vînt mon tour, j’avais le trac, je l’avoue sans honte. Ce poème portait comme titre: “Le Drapeau” qu’un poète avait écrit dans un moment d’inspiration, en 1916 ou 17, raconte l’histoire d’une compagnie d’artilleurs français, décimée au crépuscule d’une âpre journée de combats, par les troupes allemandes et comment le porte-drapeau, fuyant face au dernier assaut de l’ennemi, l’emporte vers le pic de la colline et, pour l’empêcher de tomber aux mains des Allemands, parvient au sommet et se jette avec le drapeau dans le précipice que constitue l’autre versant escarpé de la colline. Et alors, comme par miracle, avant de rendre le dernier soupir, il voit, dernière vision: tomber la nuit sur le paysage et le drapeau sauvé flotter dans les étoiles!
Emporté par une émotion compréhensible, alors que dans sa fosse, l’orchestre amorçait en sourdine la “Marseillaise” et que derrière moi sur le plateau, un grand drapeau tricolore frissonnait au vent (de deux ventilateurs fonctionnant dans les coulisses), j’entendis comme un grand bruit sourd dans la salle, sans pouvoir l’identifier. Ayant salué le public, le poème fini, je découvrais soudain, toutes lumières rallumées, une salle tout entière debout comme un seul homme, au garde à vous et saluant à son tour le Drapeau!
L’amiral Godefroy, qui nous avait fait l’honneur d’assister au spectacle, eut l’amabilité de venir serrer la main de la petite troupe, après le spectacle. Ce même amiral devait périr à la tête de son escadre, à Mers-el-Kébir, bombardée par traîtrise et coulée par les Anglais. Comme c’est vieux tout ça, Monsieur le Président!
J’ai écrit ces quelques mots au fil de la plume parce que ce souvenir, quand il revient, est toujours vibrant dans ma mémoire. Et il revient à l’heure de votre présence parmi nous; où d’inquiétants remous secouent le Proche-Orient jusqu’à nos frontières et que votre présence parmi nous est si rassurante. J’ignore si, en rentrant chez vous, une secrétaire scrupuleuse, en vous soumettant le dossier des extraits de presse relatifs à votre halte libanaise, vous donnera l’occasion de jeter un coup d’œil sur “cet hommage modeste et indirect” qu’un citoyen libanais a voulu vous rendre à la faveur d’un souvenir qui lui est cher? Qu’importe...
De toute façon, soyez certain Monsieur le Président, qu’à l’instar de Joséphine Baker - laquelle fut si tendrement aimée par un de vos homologues - quatre millions de Libanais vous disent aujourd’hui chacun du fond de cœur: “J’ai deux amours: le Liban et... la France”. 


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