LA MER A REPRIS TABARLY
A bord de
son Pen-Duick, en route vers l’Ecosse, il a été projeté
par-dessus bord lors d’une manœuvre délicate et le célèbre
navigateur n’a pu être récupéré malgré
les efforts surhumains de ses quatre co-équipiers. “Il a été
heurté sous la corne, à hauteur de la poitrine et propulsé
à la mer sur bâbord”... ont-ils expliqué, en pleurant.
Avec son équipage, à bord de
son voilier.
A l’annonce de ce drame, qui coûte la vie au marin de 66 ans,
le plus connu de France et peut-être du monde, les réactions
se sont multipliées dans la consternation générale
et un hommage unanime: “La houle emporte Eric Tabarly, tragique destin...”
“La grande star de la voile française, Eric la Sagesse, un père,
un maître, un guide...” Malgré toutes ses victoires, le plus
grand navigateur français d’aujourd’hui était resté
simple et fidèle à sa passion, la mer - qui l’a repris pour
le faire entrer vivant dans la légende...
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L’adieu aux armes de Tabarly
qu’on voit ici avec son épouse.
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Eric Tabarly: un vieux
loup de mer.
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LE LOUP DE MER
Eric Tabarly vient d’un temps où les proues des bateaux ne vantaient
pas des marques de saucisson, ni des succursales de banques. Il y a Eric
Tabarly, un point c’est tout. Avec sa bouche mince jusqu’à être
invisible, Eric se souvient des yeux bleus de sa jeunesse, de ses cheveux
blonds comme une moisson d’août... Il a toujours voulu être
marin et savait qu’il le serait - pour vivre! Et une vie entre les vagues
ne se résume pas. Marin, c’est faire, c’est choisir, avancer, décider.
Trop Breton sans doute pour s’en rendre compte, le roc et lui ne font qu’un,
et la peur connaît pas! Il dit tenir ça de sa mère,
femme silencieuse. Lui qui a donné le goût de la voile à
tous les Français en près de 40 ans, lui qui a offert rêves
et songes à des générations, même au-delà
des frontières et des océans - il ne regarde pas la télé
et ne lit pas les quotidiens, mais coupe du bois chaque jour pour alimenter
les trois cheminées de sa maison, très calme face à
la mer. La mer, c’est toujours vers elle qu’il regarde: juste la voir est
déjà une aventure. Le Pen-Duick sur lequel il devait s’en
aller jeune et s’en aller vieux... Ce cotre anglais qui fut, jadis, une
épave prise dans les eaux basses, constitue un peu le début
de sa légende. Ce “quinze mètres” son père le lui
a offert après l’avoir acheté avant-guerre et prudemment
laissé dormir durant le temps des hostilités. Ce qui le sauva
des Allemands. Eric le voulait pour le remettre à flot. Il l’a fait
seul, chaque jour, sous un hangar... Ce bateau qu’il veut immortel donnera
son nom à tous ses autres bolides depuis le Pen-Duick I jusqu’au
Pen Duick VI. Ceux qui ont côtoyé Eric Tabarly l’affirment:
on ne peut croiser l’homme ou lui parler sans que les personnages fabuleux
de Joseph Conrad remontent à la mémoire: une incarnation.
Sauf que Eric n’a rien d’une fiction et sa vie encore moins. Une femme,
Jacqueline. Une fille, Marie. Un chien. Et même un pied-à-terre
à une portée de vue de Quimper-Corentin, à Odet, près
du petit port de Bénodet.
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DU PEN-DUICK I À PEN-DUICK VI, TRENTE ANNÉES
DE SAVOIR ET D’INNOVATIONS
Ses six Pen-Duick - cela signifie “mésange” en breton - ont
été autant de laboratoires au service de la performance et
de la sécurité, sauf pour lui! L’apport de Tabarly à
la voile est une histoire de coques. En 1955, il pense utiliser la coque
en bois de son superbe cotre Pen-Duick. Trois ans plus tard, le bateau
sort du chantier de la Trinité-sur-Mer pourvu de la plus grande
coque en plastique du monde 10,15 mètres. Infatigable observateur,
il saisit son crayon et conçoit son Pen-Duick II pour le doter alors
d’une coque en contre-plaqué: rigidité et légèreté
et Tabarly remporte la Transat anglaise Plymouth-Newport en 1964. Félicité
par le général de Gaulle, légion d’honneur, il devient
la principale référence maritime française. Toujours
histoires de coques: cette fois, elle est en aluminium soudé et
il remporte trois courses mythiques: le FASNET, le Royal Ocean Racing Club
Championship et la Sydney-Hobart... En 1968, s’inspirant des chars à
voile, il monte des “mâts-ailes” à bord de son bateau. Les
voiles affleurent l’eau, le moindre souffle de vent est capté et
le monocoque ainsi gréé, est des plus performants. Pour Tabarly,
le Pen-Duick V est celui dont il tire le plus d’innovations et l’idée
porte un nom désormais connu de tous: le ballast. Il se permet,
alors, d’élargir les formes de ses bateaux. Pen-Duick VI, le dernier
de la série, est ainsi pourvu d’un mécanisme envoyant plus
vite de la voile et, en matière de coque, il dote son nouveau-né
d’une structure en uranium appauvri. Nouvelles victoires et nouvelles idées:
Eric pense aux foils - sorte de dérives incurvées, installées
sous les deux ballasts qui permettent au bateau de s’élever au-dessus
de la surface de l’eau. Et Tabarly établit un nouveau record de
traversée de l’Atlantique et devient, ainsi, le père spirituel
de l’hydroptère, grand frère de l’hydrofoil. Ce bateau est
aujourd’hui capable d’atteindre des vitesses folles. Il fallait y penser
seulement!
ORAISON FUNÈBRE
Porté disparu dans la nuit du vendredi et du samedi, le mythique
navigateur venait de fêter les cent ans de son cotre. Il est mort
sur scène, comme Molière, mais son théâtre à
lui c’était la mer... On peut n’avoir jamais mis les pieds sur le
pont d’un voilier, ne rien comprendre à la navigation et pourtant
être peiné de la disparition d’Eric Tabarly, comme d’un proche
qui serait toujours au loin - et qui serait en même temps toujours
là! Un Ulysse, en somme, qui ne serait pas encore revenu... Oui,
il est mort dans l’obscurité et sans témoin, englouti par
l’effrayante indifférence de la mer. Eric Tabarly était né
quelque part et il est mort au milieu des vagues, c’est-à-dire nulle
part. Peut-on imaginer cimetière plus marin que le sien? Et pourtant,
tous les habitants du petit port de Bénodet refusent de parler de
Tabarly au passé, avant que la mer ait rejeté son corps!