RENCONTRES POLITICO-SOCIO-CULTURELLES
En juillet 1997, Ben Bella, premier président de l’Algérie
indépendante, était venu au Liban en visite officielle. Maintenant,
il est venu à Beyrouth pour participer à des rencontres politiques
et socio-culturelles traitant de problèmes relatifs au monde arabe.
Il nous confie que, du temps de la guerre de libération, il venait
au Liban, en Syrie et dans la région incognito, pour les besoins
de la cause.
Ces temps sont révolus. Aujourd’hui, Ben Bella est très
sollicité. Les visiteurs se suivent dans sa suite à l’hôtel
et le téléphone sonne sans arrêt.
“Je me sens à l’aise dans votre pays, qui est très beau,
confie-t-il. Ma femme et ma fille Mehdia, s’y plaisent énormément,
aussi, et peut-être qu’un jour nous y aurons un pied à terre.”
“Je suis originaire du Nord de l’Algérie, d’un pays de montagne
où la nature et le climat ressemblent au vôtre, tout comme
à celui du Sud de l’Italie. D’ailleurs, il y a une grande diversité
de climat en Algérie qui, par sa superficie, fait cinq fois la France.
A soixante kilomètres d’Alger, nos montagnes sont couvertes de neige
l’hiver et des centres de ski y ont été aménagés.”
UN HOMME “UNIVERSEL”
- Parlez-nous de vos activités présentes.
“Elles sont à plusieurs niveaux; en premier lieu, je me préoccupe
de la cause arabe: la Palestine, le Liban-Sud, le blocus contre l’Irak.
“En deuxième lieu, tout en étant un citoyen arabe, je
me considère comme un homme universel et m’intéresse à
de multiples problèmes internationaux, dont la mondialisation et
les problèmes qu’elle soulève au niveau des critères,
des concepts, des valeurs culturelles et autres.”
- Comment se traduit cet intérêt?
“Je me retrouve avec des Occidentaux dont le grand économiste
français, René Passet qui propose de nouvelles conceptions
économiques, différentes de l’ordre mondial établi.
Dans son livre “L’Economie et le Vivant”, il explique que la science économique
est incomplète. Car elle se préoccupe des choses inertes,
de la matière et de la production, sans tenir compte de l’homme
qui doit être la finalité de cette science.”
Le président Ben Bella s’étend, longuement, sur des problèmes
d’ordre écologique. Il donne l’exemple du contraste entre, d’une
part, le sommet de Rio sur l’environnement et l’exploitation à outrance
de l’Amazonie qui peut avoir des effets néfastes sur l’ensemble
de la planète.
“Je suis un militant écologiste, affirme-t-il. Malheureusement,
les écologistes s’occupent des fois de la nature, bien plus que
de l’homme qui, dans l’échelle des priorités, vient en premier.”
LE POUVOIR AUX MAINS DES MILITAIRES À
ALGER
- De militant politique, vous voilà devenu un militant écologiste.
Est-ce par déception?
“Pas du tout! les deux sont complémentaires. Je suis toujours
un militant politique, mais mon expérience s’est élargie.
J’ai passé de nombreuses années en prison où j’ai
beaucoup lu. D’ailleurs, de tout temps j’ai toujours aimé lire et
apprendre; j’ai une grande curiosité intellectuelle.
“Je me préoccupe de toutes les activités, non seulement
politiques, mais de tout ce qui concerne l’homme. D’où l’importance
accordée à notre environnement. Autrefois, on pensait que
la terre était le centre du monde. Aujourd’hui, on sait que ce n’est
qu’une petite île au sein du Cosmos.”
- Venons-en à la situation en Algérie. Que se passe-t-il,
au juste, dans ce pays pour lequel vous avez tant milité?
“La situation est devenue de plus en plus complexe, car le problème
essentiel, d’ordre politique, n’a toujours pas été réglé.
“Il faut dire les choses clairement: le pouvoir actuel est entre les
mains des militaires. Nous avons un parlement, un gouvernement, une Constitution,
mais sans pouvoir réel. Ce qui se passe chez nous ressemble à
la situation de l’Amérique latine, au Chili par exemple, du temps
de Pinochet; en Argentine du temps de la junte. Nos structures démocratiques
sont de pure façade.”
- Qu’en est-il du rôle des partis politiques?
“Ils sont plus actifs que dans tout autre pays arabe. Ceci est une
particularité de notre peuple différent du Marocain et du
Tunisien. C’est un peuple révolté qui l’a été
tout au long de son Histoire. Il ressent plus que d’autres l’oppression,
la corruption, les vices et failles du pouvoir.”
- A votre avis, donc, l’armée est à la base du problème?
“L’armée ne cherche, à vrai dire, qu’à se maintenir
au pouvoir. Il se produit, dès lors, ce qui se passe dans tout régime
de militaires: la corruption, les injustices, la paupérisation,
les pots de vin...
“Pourtant, l’Algérie est un pays riche. Il a du pétrole,
du gaz, du phosphate, de l’or, du mercure. L’agriculture est prospère.
Même le désert est fertile dans ses immenses oasis.
“Nous avons des biens, des ressources mais il y a eu une accumulation
d’erreurs depuis des décennies qui ont mené le pays à
la situation présente.”
- Depuis le jour où vous avez été forcé
de quitter le pouvoir?
“Non, pas du tout. Je suis un grand pécheur devant l’Eternel.
Mais je dois dire, aussi, que j’étais un président différent
des autres. J’étais pauvre, je touchais 250.000 anciens francs par
mois qui ne me suffisaient pas à couvrir mes dépenses. A
partir du 25, je commençais à emprunter. Je résidais
dans un appartement, ainsi que les ministres et on circulait dans des voitures
“Peugeot 403”.
QUID DES NATIONALISATIONS?
Evoquant toujours cette période, Ben Bella poursuit: “On
sortait de la guerre de libération et on voulait édifier
un Etat digne de ce nom. J’ai lutté contre la mendicité,
mis un terme au travail humiliant des enfants-cireurs en les scolarisant,
5000 d’entre eux ayant été envoyés à l’école.
“Savez-vous que le jour où j’ai été libéré,
vos cireurs ont mis mon portrait sur leur boîte à cirage?”
- On vous reproche quand même les nationalisations?
“Oui, je reconnais que j’ai tout nationalisé à l’époque.
On était pauvre; tout était entre les mains des Français
au nombre de deux millions et demi qui se sont débinés. Certains
spéculateurs ont voulu profiter de cette situation et j’ai décidé
de tout nationaliser, y compris les immenses cafés, très
riches qui n’avaient pas leurs pareils, même pas aux Champs-Elysées.
“J’ai peut-être été un peu loin, mais je ne pouvais
pas admettre que les plus malins, ceux qui n’avaient pas porté les
armes puissent cueillir les fruits de la libération.
“J’ai nationalisé les terres très fertiles autour d’Alger.
Au fait, tout appartenait aux Français et c’est leur bien que j’ai
nationalisé.
“Je voulais, aussi, empêcher l’expérimentation par les
Français de la bombe atomique dans le désert, en vertu des
accords d’Evian. Cela représentait un danger permanent pour la région
et ses fils. J’ai pris donc toutes les terres. De Gaulle était un
grand homme et n’a pris aucune mesure de rétorsion.”
LES GIA À LA BASE DES CRIMES
- Revenons à la situation présente. Les courants islamistes
ne sont-ils pas responsables du drame actuel de l’Algérie?
“Il y a plusieurs partis islamistes, mais un courant responsable de
ces crimes: le GIA (groupe islamique armé). Ses cadres sont formés
de personnes revenues d’Afghanistan, où ils étaient manœuvrés
par la CIA pour lutter contre l’Union soviétique.
“Ils ont une lecture dangereuse et totalement fausse de l’Islam. Car
si vous retirez la tolérance, il n’y a plus d’Islam.
“Face au GIA, on n’a pas le choix; il faut l’affronter. Mais ceux qui
doivent le combattre devraient avoir les mains propres, ne pas être
corrompus et sans aucune crédibilité. Car le peuple algérien
n’est pas dupe et sait où est la vérité.
“De même, le pouvoir en place cherche, depuis six ans, à
leurrer l’Occident en organisant des élections tantôt parlementaires,
tantôt municipales, toutes artificielles et pré-fabriquées.
“Le problème n’est donc pas dans les institutions, mais dans
la corruption qu’il faut combattre. Entre-temps, la violence continue et
devient plus grave. Les gens dans les maquis se renforcent et reçoivent
davantage d’armes et de munitions.”
ENGAGER UN VRAI DIALOGUE
- Que proposez-vous comme solution?
“A maintes reprises, j’ai proposé au président - qui
est un homme de l’armée de libération - d’engager un vrai
dialogue, afin que la société algérienne puisse s’intégrer
dans le cadre de la société civile: dans les partis, les
syndicats, les mouvements de femmes, de jeunes... Dans toute démocratie,
le peuple doit pouvoir s’exprimer et avoir le droit de le faire. Le peuple
algérien a besoin d’un homme fort et juste, non d’un dictateur.
“Certes, la démocratie requiert tout un apprentissage.
“Il faut donc arriver à établir un dialogue avec toutes
les forces vives, à l’exception du GIA qu’on doit combattre; organiser
des élections libres, même si ce n’est qu’une liberté
relative, avoir un pouvoir civil issu des élections et demander
à l’armée de réintégrer ses casernes, sans
faire de procès, ni de jugement. Car si l’on commençait à
couper des têtes, cela ferait boule de neige.”
“Il faut en finir avec la corruption, avec le “général
10%” et l’autre surnommé le “général banane”, ou “le
général des produits pharmaceutiques.”
“Je ne cherche pas à faire de la politique, mais les faits sont
là et le peuple le sait.”
UNE DÉCISION MALHEUREUSE
- Que pensez-vous de la décision d’arabisation adoptée,
récemment, par le régime d’Alger?
“J’aimerais, tout d’abord, préciser que nous sommes tous, en
tant qu’Algériens à l’origine des “Amazirs”, c’est-à-dire
des hommes libres et nous avons été arabisés il y
a quatorze siècles.
“Aujourd’hui, la grande majorité des Algériens, même
ceux qui parlent l’Amazir en Kabylie, ne veulent pas séparer l’amazérité
de l’arabité de l’Algérie. Ils veulent s’en occuper comme
complément et non comme antagonisme. Cela diviserait gravement le
pays.
“Il existe une université amazir à Paris depuis trente
ans qui cherche à créer des clivages avec l’arabité.
Ce qu’on n’accepte pas.
“Quant à la décision d’arabisation, elle est, à
notre avis, très malheureuse à tous les niveaux. Depuis l’indépendance,
le français est une langue obligatoire et jamais les Algériens
n’ont connu aussi bien le français comme depuis que l’Algérie
est indépendante.
“Il faut dire que les Français ne se sont guère préoccupés
de prodiguer l’enseignement au peuple algérien. Quand ils ont quitté
le pays, il y avait, uniquement, deux ingénieurs et moins de cent
médecins, pharmaciens et autres, sur une population de neuf millions
d’habitants.
“La France est un grand pays et les Français sont un grand peuple,
mais leur colonialisme est plus arriéré que celui des Anglais.
L’Alégrie était différente du Maroc et de la Tunisie.
Elle était pour les Français, comme l’Afrique du Sud, un
simple département.”
ISRAËL, UN FAIT COLONIAL
- La paix au Proche-Orient est-elle possible?
“Non, elle n’y sera pas instaurée. Je ne dis pas cela dans un
esprit raciste ou antisémite. Je n’ai rien contre les juifs en tant
que tels. Leur langue est araméenne comme la nôtre. Comme
nous, ils sont originaires de cette terre qui a donné naissance
à tous les prophètes. Ils ont vécu avec nous.
“Mais ils ont voulu se distinguer de nous et se placer dans une tranchée
contre ce qu’ils appellent la barbarie ou le barbarisme. Ceci je ne l’accepte
pas.
“Je reconnais que ce peuple a été persécuté
et je ne suis pas d’accord avec Roger Garaudy qui nie l’holocauste qu’ils
ont subi. Mais ils ont fait subir aux Palestiniens les mêmes épreuves
dont ils ont eux-mêmes pâti.
“Israël est donc un fait colonial qui doit se terminer un jour
ou l’autre. Est-ce nous les barbares qu’on cherche à coloniser?
Nous qui avons gouverné l’Espagne durant huit siècles, avons
donné au monde Al-Farabi, Ibn-Toufaili, Ibn Rouched (Averroès),
Al-Khawarizmi, etc...
“Certes, nous avons commis des erreurs, mais nous n’avons pas engendré
un Hitler ou un Mussolini... Est-ce logique que quatre millions de juifs
veulent s’imposer à 270 millions d’Arabes qui deviendront, en 2018,
565 millions?”
DES MESURES DE SÉCURITÉ SANS
PLUS
- Et comment doit se terminer ce fait colonial?
“Comme un abcès qui va petit à petit disparaître
et se résorber. Non par la guerre et les bombardements, mais par
l’éducation et la culture.
“Je ne suis pas antisémite et les juifs sont des cousins, les
fils de Sara et, nous, ceux de Hagar.
“En Algérie, nous vivons côte à côte. L’Europe
les a attaqués et c’est nous qui payons. C’est une véritable
conspiration contre le peuple arabe, un complot contre toute une civilisation.”
- Qu’en est-il des accords conclus avec l’Etat hébreu?
“La paix se traduit, uniquement, par des mesures de sécurité.
Mais il n’y a pas de paix réelle.
“Que demandent-ils à Arafat? De jouer le rôle de Lahd
au Liban-Sud (Pouvez-vous écrire cela?). Il a parlé de la
paix des braves. Mais c’est le plus fort qui propose cela au plus faible
en lui demandant d’abandonner les armes. Il n’a pas compris le message.
En Algérie, les Français aussi nous avaient proposé
cette paix des braves. On l’a refusée.
“Avec tout le respect que je lui dois, j’ai un conseil à donner
à Arafat: dans un système de colonisation, quand un chef
ne peut pas poursuivre la lutte, il démissionne. Qu’il laisse cette
tâche aux Arabes; cela peut durer 20 ou 30 ans. C’est un combat de
générations. Il ne doit rien signer.
“En Algérie, il y a eu Abdel-Kader et tant d’hommes fantastiques
qui ont combattu avant moi pour que je puisse continuer la lutte et gagner.
Cela ne durera pas 143 ans comme en Algérie. L’Occident en a déjà
assez et avec Netanyahu et ses erreurs, le colonialisme est déjà
largement ébranlé.
“Il faut, aussi, comprendre et retenir une chose essentielle: la révolution
est une affaire de maturation d’un peuple et le produit de ses propres
fils. La révolution algérienne était, d’abord, un
fait algérien.”
CRÉER UNE CONSCIENCE
- Qu’est-ce que le “Moultaka arabe”?
“Ce n’est ni une armée, ni un Etat. C’est une conscience pour
créer et renforcer l’éveil dans le monde arabe. Nous formons
différentes commissions: contre la normalisation, par exemple, ou
pour aider les prisonniers du Liban-Sud... Nous nous sommes réunis
au Liban, car le pays connaît toujours une situation de guerre. Le
mouvement regroupe des personnes du monde arabe et son combat est idéologique:
créer une conscience et démystifier le discours d’Israël
sur la paix.”