
Lundi 21 septembre 1998, jour historique,
mais pas glorieux pour l'Amérique. Le procureur Starr a en effet
rabaissé les Etats-Unis - première puissance mondiale - au
rang d'une gigantesque chaîne porno diffusant en technicolor à
la planète entière. En plein après-midi (sur l'horaire
européen), celui qui rêvait de son quart d'heure de gloire
pour reprendre un thème cher à Andy Warhol, aura débordé
sur plus de quatre heures de harcèlement "benoîtement"
diffusées en intégralité sur nombre de Networks
américains. La situation avait ce jour-là quelque chose
de surréaliste ; l'homme le plus puissant du monde ressassait sans
cesse des excuses qui ne réduisaient en rien la brutalité
de ses interrogateurs. On assistait aux tristes aveux d'un homme mortifié,
au bord des larmes, par moments implorant et en même temps combatif,
n'y croyant presque pas lui-même ! Un Clinton vieilli et blessé,
outré - nous de même. Un crime ? On aurait presque cru un
adolescent, regrettant d'avoir chipé des pommes chez l'épicier
du coin. Quel prestige ! Pouvoir humilier son président aux yeux
de tout le monde, quelle sensation de puissance ! Sûr qu'il doit
être fier le Kenneth. Jusqu'où peut aller la haine politique,
idéologique, personnelle ? Qu'est-ce qui anime Kenneth Starr ? La
frustration, la rancune, ou bien se prend-il simplement pour un croisé
? Peu importe, quels que soient ses pouvoirs et ses mobiles, il a allègrement
dépassé ses droits. Avilissant, insolent, irrespectueux,
pervers ! Indigne de son poste et de la responsabilité qu'il porte.
Un acharnement d'autant plus injustifié, que Mme Hillary Clinton
a - apparemment - pardonné à son mari, sa fille aussi… le
public le jugeant sur d'autres critères. Kenneth Starr se veut plus
royaliste que le roi : un pitbull qui tient, enfin, sa proie et ne compte
pas la lâcher. Clinton est certes coupable d'avoir répondu
"à côté" - estimant que Starr n'est mû
que par une soif de vengeance (la "fuite" des informations censées
demeurer secrètes n'est pas un fantasme). Depuis ces attaques, le
président est sous respiration artificielle. Mais infliger à
quelqu'un un tel châtiment, c'est comme une seconde mort. Cette projection
globale était gratifiée d'un son crapoteux, donnant à
penser qu'il s'agit d'un enregistrement piraté. L'image était
furtive, teintée d'une atmosphère malsaine, emplie de silences,
tel un tournage amateur, mettant mal à l'aise avec ses chaises qui
bougent et ses voix lointaines. Digne d'une salle crasseuse de cinéma
porno dont ces cassettes ont l'ambition : salir. On pouvait y voir tous
les visages, toutes les attitudes d'un homme meurtri. Tour à tour
sceptique, anxieux, coléreux, détendu, souriant ; tentant
- en vain - de séduire son auditoire. Il aura sinon convaincu, du
moins apitoyé ses spectateurs de par le monde. Les zélotes
de Starr poussant le vice jusqu'à appeler l'accusé respectueusement
Mr President et le harceler comme le dernier des scélérats.
La lubricité de cette farce incite même le jury à être
d'une précision chirurgicale, se délectant de ce témoignage
salace ! Esquivant, rectifiant le tir, arrondissant les angles ; en fin
stratège, Clinton distille au compte gouttes - d'eaux troubles -
des infos que les interrogateurs aimeraient lui arracher. Lentement mais
sûrement, la fatigue gagne le président, qui se désaltère
avec un Diet Coke sans caféine - pour s'épargner un
stress inutile. Au même moment aux Nations Unies, Bill Clinton -
vous savez, le président des Etats-Unis - prononçait un discours
contre le terrorisme, pendant que son double subissait un attentat en bonne
et due forme. Il a fini par s'éclipser lui-même, le différé
a pour une fois battu le direct. CNN a interrompu la diffusion de ses cassettes
durant quelques instants, incrustant en médaillon le discours muet
de l'ONU - qui restera occulté plusieurs heures durant. La chaîne
se fera l'écho de cet événement plus tard, audience
et priorités obligent… Pour la première fois, CNN diffusait
un document que les responsables de la chaîne câblée
découvraient en même temps que ses spectateurs. Souci de vérité
ou obsession de rapidité ? L'absence d'un contrôle préalable
n'était rectifiée que par ce leitmotiv "attention :
la déposition pourrait contenir des détails explicites",
timidement relayé par l'évolution du Dow et du Nasdaq. Une
chose semble évidente, le président était terrifié
à l'idée que ses paroles puissent être mal interprétées
ou déformées. Il se garde ainsi de précisions superfétatoires.
Illustration © - La Revue du Liban
Vendetta télévisée
Puisque Starr et ses acolytes aspirent à tant de transparence,
pourquoi le visage des questionneurs demeure éternellement invisible
? Par peur ? Les procureurs n'étaient que des voix, trop peu fiers
de montrer leurs visages de bourreaux. "Réalisez-vous que
vous avez juré de dire la vérité, toute la vérité
et rien que la vérité ?", demande le premier, un
certain M. Bittman ; faisant répéter à M. Clinton
les moments les plus obscènes, ce qu'il fera d'une voix honteuse
entrecoupée de toussotements, tel un pauvre délinquant attrapé
en flagrant délit, espérant enfin un peu de répit.
Peine perdue. Ce Clinton repentant, reprend, par moments, du poil de la
bête ; outré, ironisant qu'il s'agit sans doute de la chose
la plus importante au monde. Il marque un point, Bill : 1 - Ken : 0. Le
ton inquisiteur ne joue pas en faveur de ces puritains avides de détails
lubriques, ces intégristes du politically correct. Pour preuve,
l'opinion internationale condamne quasi unanimement ces agissements. La
touchante standing ovation aux Nations Unies a ému les plus
refroidis, confirmant le soutien et la sympathie des chefs d'Etat. Cette
popularité évidente a dû dérouter Starr. Un
nom qui ne lui va pas à ravir : il ne brille guère, à
son grand regret ! Une question s'impose : trop de liberté (d'action)
ne tue-t-elle pas l'intimité ? Doit-on parler d'évolution
des principes ou de perte des valeurs ? La défense des "valeurs
morales" doit-elle s'accommoder d'une devise machiavélique
: la fin justifie-t-elle les moyens ? Jusqu'où peut-on aller dans
l'intimité de quelqu'un et a fortiori, si un président de
la République n'est pas à l'abri, qui l'est ? Savoir que
personne n'échappe à la Justice lorsqu'une erreur a été
commise est rassurant, mais se dire que sa vie privée puisse être
déballée gratuitement et sans raison réelle n'est
guère sécurisant. Nul n'a besoin d'une pseudo-justice, vindicative,
se faisant justice elle-même, selon des méthodes peu catholiques…
Les assauts des procureurs se relayant pour poignarder le président
ont changé la donne.
Vous reprendrez bien un peu de Clinton ?
De coupable, il s'est mué en parfaite victime, tellement cette
opiniâtreté exacerbée a écœuré le monde.
Bill Clinton n'est pas le Christ, tant s'en faut, mais cette obstination
tenait assurément de la crucification. Clinton n'est ni le premier
ni le dernier président ou simple mortel à tromper sa femme.
Lequel est le plus malin, JFK qui est parvenu à faire gentiment
gober sa liaison tumultueuse avec Marilyn, ou François Mitterrand
qui a imposé sereinement sa fille illégitime sans que personne
ne bronche ? A moins qu'ils n'aient tous deux profité de plus de
chance. Dans le premier cas, Starr était encore en culottes courtes
et, dans l'autre, ses pouvoirs étaient infirmés d'un handicap
territorial… Cette surenchère est néanmoins inquiétante.
On connaissait les méthodes post électorales aux Etats-Unis,
qui consistent à dénigrer son adversaire par tous les moyens
et éventuellement à fouiller dans son passé - de préférence
sombre. Dans pareil cas et même lors d'un combat de boxe fumeux,
le pugiliste aurait été disqualifié pour avoir asséné
tant de coups en dessous de la ceinture. Les similitudes avec la campagne
présidentielle de 1996 sautent aux yeux : le candidat Dole remuait
tellement de boue vers son adversaire qu'il a fini par saoûler les
électeurs et s'enliser dans ses propos - négligeant un réel
programme. On connaît la suite. Une fois la culpabilité de
Bill Clinton confirmée, à quoi bon tout ce déballage
de détails ? A se demander si le procureur, décidément
très spécial, ne se réjouit pas de ces grivoiseries.
Toujours est-il que personne n'a vu sa vie disséquée, passée
aux rayons X de cette manière. Clinton affirme assumer tous ses
actes ; à Monica d'en faire de même. Serait-ce trop demander
que d'exiger des excuses à Lewinsky également ? Nul doute
que ce président aux mœurs légères est tombé
dans un traquenard, même le fan le plus fou, atteint d'un fétichisme
aggravé, laverait son habit plusieurs années après
que son idole l'ait maculé… Assurément, Bill réfléchira
à plus d'une fois avant d'ouvrir sa braguette ! Tout cela paraissait
tellement petit et sale, qu'il faudrait un détartrant miracle pour
enlever la crasse du plus impopulaire des juges américains. Quant
à Monica, elle n'est pas l'incarnation de l'irréprochable
; ne s'aimant pas, elle avalait régulièrement des antidépresseurs
afin de ne pas sombrer dans les abîmes où elle a finalement
entraîné "celui qu'elle aimait" ! Pour celle dont
l'avenir du président tenait à ses lèvres, le sien
n'est peut-être plus totalement entre ses mains… Lewinsky est manipulée,
cela ne fait aucun doute, qu'elle soit naïve est envisageable mais
innocente, certainement pas ! Les torts ne devraient-ils pas être
partagés ? Lewinsky à qui Clinton semble avoir pardonné
ou qu'il ménage en espérant qu'elle sorte de son mutisme.
Monica, grâce à l'immunité dont elle dispose est la
grande absente ; elle ne doit, à l'instar de Starr, rendre de compte
à personne - excepté à sa conscience. Les histoires
qu'elle racontera à ses petits enfants, auront l'avantage d'être
accompagnées d'images et de sons… "Newsweek" titrait :
"The Ugly Americans", qui pourrait se traduire par "Les
sales Américains". Starr a donné une occasion en or
à tout anti-américain de se défouler. L'affaire Lewinsky
est un miroir, elle incarne ce qu'il y a de plus détestable dans
le cauchemar américain : son voyeurisme et sa perversion. Paradoxe
ou hypocrisie ? Lorsqu'on sait que la pornographie est un des fleurons
de l'industrie américaine et que certains s'irritent d'une malheureuse
relation extra-conjugale, cela fait sourire. Autre détail qui a
son importance, dans son Starr Report, le procureur spécial
a "omis" de rapporter la confirmation de Lewinsky selon laquelle
Clinton ne l'aurai pas poussée à mentir. Sans oublier que
pour le "protecteur des bonnes mœurs", prétendant préserver
la jeunesse américaine contre les dérives sexuelles et la
violence, Kenneth Starr porte l'entière responsabilité de
cet étalage sur Internet et sur les télévisions -
médias privilégiés de le jeunesse - de ces deux fléaux.
Les chiffres, on les connaît : quatre années harassantes,
40 millions de dollars, des milliers de pages - un roman (rose) fleuve…;
pour une superproduction télévisée de quatre heures,
d'un intense interrogatoire. Le résultat est certes navrant, mais
pas dans le sens que l'espérait Starr. Que risque ce dernier de
plus que l'antipathie affichée des citoyens ? Clinton reste au pouvoir
et la destitution n'est pas au programme. Bill : 2 - Ken : 0. Better
luck next time Ken !