Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

LE FAIT DU PRINCE

D’aussi loin que je me souvienne, les dictionnaires ont exercé sur moi une fascination presque hypnotique. En vertu de quoi, je me suis retrouvée en train d’y chercher la définition exacte d’un mot-clé de la politique actuelle libanaise, celui de “décideur”. 
Bon, eh! bien, “décideur” se définit ainsi: “Personne physique ou morale habilitée à prendre des décisions.” Le mot “habilitée” ayant fait tilt dans ma tête, nouvelles recherches. Résultat: “habilitée” désigne une “personne physique ou morale rendue légalement apte à accomplir un acte.” Re-tilt, un vrai carillon cette fois. “Légalement”?! Et quand ça ne l’est pas? C’est alors “le fait du prince” qui signifie: “acte ou décision arbitraire d’un pouvoir absolu, d’une autorité ou d’une force issue d’un état de fait”, c’est-à-dire, de la réalité. Ainsi, la chaîne est bouclée et le cercle vicieux aussi.
Pour en revenir aux décideurs sur la scène libanaise, ils ne se bousculent pas aux portillons. En fait, ils ne sont que deux, flanqués - bien en retrait - de deux observateurs. Vous savez, ce genre d’Etats ou d’entités politiques admis à l’ONU uniquement pour assister aux débats, mais sans droit de vote. Inutile de chipoter sur le sexe des anges pour savoir que les décideurs sont la Syrie et les Etats-Unis et les observateurs, à qui, fait exceptionnel, on permet de faire des observations: La France et le Vatican. Quant au Liban, principal intéressé, il ne fait partie ni des uns, ni des autres.
Ceci étant, qui des deux décideurs va décider quoi? Ceux dans les secrets des dieux sont formels là-dessus: c’est la Syrie qui “nomme” le futur locataire de Baabda. Les Etats-Unis, eux, ne choisissent plus comme du temps de Robert Murphy, où l’on vit les Américains donner du poing sur la table pour exiger Mikhaël Daher, ou de Machin-chose Brown qui imposa Fouad Chéhab en 1958. Washington   se réserverait le droit de veto sur certaines “nominations”, droit assorti d’un nombre indéterminé d’interdits qu’on pourrait, à la limite, assimiler à un choix négatif.
Restent la France et le Vatican autorisés uniquement, semble-t-il, à formuler des vœux pieux: rapprochement avec Bkerké, inclusion des opposants de l’Est politique dans le processus démocratique, participation de chrétiens représentatifs au futur gouvernement présidé, comme de bien entendu, par Rafic Hariri.
Voilà donc les acteurs vedettes et les seconds rôles mis en scène, l’opéra bouffe qu’on se prépare à nous jouer n’étant plus qu’une simple formalité. Au Liban - qui n’a même pas été fichu de décrocher les utilités - a été  dévolu le rôle de spectateur autorisé à applaudir ou, à défaut, à se taire.
Certains pourraient trouver étrange et même intolérable que le Liban soit ainsi tenu à l’écart de son propre destin, comme ces maris du Moyen Age qui ne connaissaient leur épouse qu’après le mariage, au moment où ils pouvaient enfin soulever le voile de la mariée. A la différence près que de cette mariée-là, nous avons le droit - en principe - d’en divorcer au bout de six ans. Piètre consolation.
Bien piètre, en effet, et certainement intolérable. Mais c’est toléré et c’est cela qui compte, quand bien même, nous ne comptons pas. Pour ceux qui s’en reviennent sanctifiés de leur pèlerinage à répétition à Bloudane, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pour les autres qui persistent à pousser des clameurs, la réponse est celle que faisait l’ours Baloo à Mowgli, l’enfant de la jungle: “Quand on est aussi petit, on ne crie pas aussi fort.”*
Qui est responsable de ce qui nous arrive? Je n’en sais rien. Mais il est certain que nous, nous y avons mis du nôtre. A travers - entre autres - une guerre fratricide et absurde, nous avons raté l’un de nos derniers rendez-vous avec l’Histoire.
Y en aura-t-il d’autres? L’un de nos professeurs à l’Ecole de Droit avait l’habitude de dire aux retardataires: “Si c’est pour le cours d’aujourd’hui, c’est trop tard, si c’est pour le cours de demain, c’est trop tôt.”Grâce à la politique à courte vue suivie par nos dirigeants depuis l’indépendance - et, surtout, actuellement - nous avons toujours débouché dans les gares entre deux trains, en retard pour celui d’aujourd’hui, quant à celui de demain... Eh! bien, pour nos gouvernants, demain n’a jamais existé.
Il existerait un jour, si seulement, nous pouvions nous décider, d’un commun accord, à mettre nos pendules à la même heure.

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