tribune
 
UN TOURNANT?...
 
Le phénomène mérite réflexion parce qu’il est sans précédent au Liban: l’élection du commandant en chef de l’Armée à la présidence de la République a reçu un accueil populaire unanimement favorable, toutes confessions et toutes régions confondues. On pourrait en déduire que si l’élection du chef de l’Etat devait se faire au suffrage direct, universel (comme le préconisent, depuis quelque temps déjà, beaucoup qui sont partisans d’un régime présidentiel), le général Lahoud aurait eu toutes les chances de son côté.
Mais qui d’autre aurait pu, si ce régime était adopté, affronter l’électorat populaire avec quelque chance de succès? L’hypothèse doit être envisagée, évidemment, non pas dans une élection opposant un leader civil à un commandant de l’Armée, mais deux leaders politiques. Est-ce que, dans ce cas, les considérations familiales, régionales et communautaires ne joueraient pas aussitôt? Et n’y aurait-il pas au moins une douzaine de candidats?
Le problème serait différent si les postulants se présentaient comme les chefs de partis politiques possédant des assises nationales, transcendant l’appartenance confessionnelle et clanique. Mais il n’y a pas encore ce genre de parti au Liban. Précisément, ce qui a été mis en relief et avec beaucoup d’insistance, dans le cas du général Lahoud, c’est sa réussite à opérer cette transcendance dans l’œuvre d’unification de l’Armée.
Dans ce cas, le général Lahoud a été perçu, en quelque sorte, comme le leader d’un véritable parti à l’échelle nationale. Mais s’agissant de l’Armée, on ne saurait l’assimiler à un parti politique; en tout cas, il est toujours souligné qu’elle sera tenue à l’écart par le président élu et confinée dans sa vie militaire (“dans ses casernes”, comme on dit symboliquement).
Nous nous trouvons, ainsi, devant un phénomène politique nouveau et particulier, dont certains cherchent à tirer un principe général pour passer à un stade plus avancé: l’adoption du régime présidentiel.
Est-ce possible? Est-ce souhaitable?
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Si le débat sur ce sujet n’est pas encore ouvert, il est quand même dans l’air du temps.
Tout se passe comme si la pensée politique au Liban était en train d’évoluer dans le sens où la plupart des pays arabes de la région avaient, à un moment ou l’autre de leur histoire récente, franchi subitement par un coup de force. Ils rejetaient ainsi un régime parlementaire accusé de corruption et d’impuissance (copié sur les puissances européennes alors tutrices de ces pays), afin d’instituer un régime présidentiel qui n’est, en fait, qu’une dictature militaire plus ou moins camouflée. (Rappelons que la très démocratique Amérique a souvent soutenu cette évolution au détriment de ses propres objectifs!)
La pensée politique au Liban aura mis cinquante ans à évoluer parce que l’idée même d’un coup de force, de l’entrée en scène de l’Armée, de l’abandon de la république parlementaire, des libertés publiques (et du marché) était inconcevable. Elle le demeure, d’ailleurs, largement en dépit de la corruption et de la vénalité du monde politique. Il n’y a qu’à se rappeler comment le général Fouad Chéhab avait refusé le pouvoir en 1952 et comment, en l’acceptant en 1958, il avait tenu à sauvegarder le régime constitutionnel et à s’accommoder des clans politiciens qui, pourtant, l’horripilaient. S’il avait dû s’appuyer sur l’Armée pour certaines tâches, en attendant la consolidation d’une réforme administrative mise en chantier (la seule sérieuse en plus de cinquante ans), ce n’était pas dans l’intention de politiser l’Armée. Au contraire, c’était une perspective qu’il redoutait. La tentative du coup d’Etat du PPS, le 31 décembre 1961, devait précipiter une évolution qui ne s’est accélérée que beaucoup plus tard. Cela reste encore un grand sujet de polémique tout à fait vaine tel un procès d’intention.
On ne déterminera jamais les vrais responsables.

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Aujourd’hui, les choses se présentent dans des conditions totalement différentes. L’homme qui accède à la présidence a fait notoirement l’unité du pays sur son nom. Ce pays est pacifié malgré un sentiment de frustration de certains groupements. Les Libanais attendent beaucoup de son action. Mais celle-ci se trouve limitée par une Constitution qui donne au chef de l’Etat moins d’autorité que n’en conférait à ses prédécesseurs l’ancienne loi fondamentale.
C’est ainsi qu’entre l’espoir du pays et les réalités de l’exercice du pouvoir, les possibilités d’action du chef suprême de l’Exécutif, risque d’apparaître une faille où pourraient se glisser des initiatives ou simplement des sujets de réflexion auxquels les Libanais sont, en fait, mal préparés.
Pour maîtriser une telle situation, il faudra au sommet du pouvoir, une doctrine de gouvernement, une doctrine institutionnelle aussi claire que ferme - et au sein du parlement, un véritable sens des responsabilités, pour que le tournant soit bien pris - et le changement préconisé possible.
Sur le second point, (le parlement) on peut se poser des questions, hélas!... Car c’est toujours par là que les meilleures intentions du monde peuvent être dévoyées. 

 
 
 

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