ENRICHISSEMENT ILLICITE
TROIS DÉPUTÉS, UN JURISTE ET UN ANCIEN PARLEMENTAIRE
ÉMETTENT LEUR AVIS SUR UN PROJET DE LOI VIVEMENT CONTROVERSÉ

Le projet de loi sur l’enrichissement illicite fait couler beaucoup d’encre et de salive. Il s’agit d’une nouvelle législation venant après celle promulguée en 1953 sous le mandat du président Camille Chamoun, sur l’insistance de Kamal Joumblatt, sans avoir reçu un début d’application.
Le sujet a été relancé par un parlementaire nordiste, en l’occurrence M. Boutros Harb, député de Batroun, qui s’est empressé de présenter une “déclaration de patrimoine”, après avoir déposé sur le bureau de la Chambre, une proposition de loi en ce sens, objet de laborieuses tractations depuis des années.
A la fin de ce régime, pour on ne sait quel motif, le ministre de la Justice, Bahije Tabbarah a élaboré, à la demande du Cabinet haririen, après approbation du Conseil des ministres, un nouveau projet de loi qui fait l’objet d’une vive controverse, depuis que le président Nabih Berri a décidé de le transmettre, pour étude, aux commissions qualifiées.
Nous avons interrogé, à son propos, trois députés, un ancien parlementaire et un juriste; nous avons nommé MM. Boutros Harb, Talal Méraabi, Hagop Jokhadarian, Fouad el-Saad et Edmond Naïm, ancien recteur de l’Université Libanaise et ex-gouverneur de la Banque du Liban.
 

 
NAÏM: CETTE LOI N’A PAS SA PAREILLE AU MONDE 
Revenant à la loi élaborée en 1953, sous le sexennat du président Chamoun et à la demande de Kamal Joumblatt, membre du gouvernement, Me Naïm déclare: “Si les deux responsables de l’époque dont j’étais l’ami m’avaient consulté, je ne l’aurais pas approuvée. 
“De même, je n’approuve pas aujourd’hui le projet sur l’enrichissement illicite en raison de l’existence d’un Code pénal et, plus exactement, ses articles 351 à 359 en vertu desquels peut être poursuivi et jugé quiconque s’enrichit d’une manière illicite. Ces articles s’appliquent aux crimes de trafic d’influence, de malversations, d’exploitation de la fonction publique et de pots-de-vin. 
“J’ignore si le ministre de la Justice M. Bahije Tabbarah a consulté effectivement, des juristes avant de mettre au point son projet ou bien s’il a recueilli l’avis de novices en la matière. 
“Ce projet de loi n’a pas son pareil au monde et il est de notoriété publique que les poursuites dans les cas d’enrichissement illicite sont engagées, généralement, en vertu du Code pénal et de lois de même nature.” 
HARB: “POURQUOI CETTE LOI EN CETTE FIN DE RÈGNE?” 
M. Boutros Harb ne partage pas l’avis de Me Edmond Naïm quant à l’inopportunité de promulguer une loi sur l’enrichissement illicite, tout en reconnaissant la nécessité de réviser le projet élaboré par le ministre de la Justice. 
“Le Liban, déclare le député de Batroun, s’est signalé parmi les Etats du globe en promulguant une loi sur l’enrichissement illicite en 1953, donnant ainsi la preuve de son souci de faire prévaloir la transparence au double plan politique et administratif. 
“En France, il existe une loi similaire à la nôtre. En effet, le chef de l’Etat, les ministres et députés sont tenus de présenter une “déclaration de patrimoine” avant d’entrer en fonctions. 
“Une telle loi se justifie donc du point de vue du principe. Cependant, son timing pose plus d’un point d’interrogation, de même que les motivations ayant accéléré son élaboration en ce moment précis, à la fin d’un régime. Il s’agit, pense-t-on, d’un quitus délivré aux gouvernants, sans effet rétroactif, dont bénéficierait quiconque a réalisé une fortune d’une manière illicite, sans s’exposer à d’éventuelles poursuites judiciaires ou de toute autre nature. 
“Autre point à relever: depuis la promulgation, en 1953, de la loi sur l’enrichissement illicite et jusqu’à nos jours, notre pays n’a pas atteint un niveau tel que la classe politique opte pour la transparence et puisse faire une déclaration de patrimoine. 
“Je crois que la route est dure et longue, mais comme on dit, “le mille commence par un pas”. De là a germé mon idée de présenter une proposition de loi sur l’enrichissement illicite, tout à fait différente du projet que le Conseil des ministres vient d’approuver.” 
M. Harb observe que cette loi ne fait pas double emploi avec les dispositions du Code pénal, surtout en ce qui concerne les infractions perpétrées par les fonctionnaires de l’Etat que le Code mentionné passe sous silence. 
“Puis, ajoute le parlementaire nordiste, certaines dispositions de la “loi Tabbarah” suscitent la surprise, notamment celle où il est exigé de tout plaignant de déposer une caution de cent millions de livres. Il s’agit d’une condition rédhibitoire, rendant impossible l’application de la loi.” 
 
MÉRAABI: POUR UNE RAPIDE APPLICATION DE LA LOI 
M. Talal Méraabi député de Akkar, se prononce en faveur d’une rapide application de la nouvelle loi, sans s’arrêter à certaines de ses “lacunes”. 
“J’ai été l’un des premiers à réclamer l’élaboration d’une loi sur l’enrichissement illicite dès le début du régime du président Hraoui. 
“J’ai été chaque jour plus convaincu de la nécessité de l’élaborer et de l’appliquer sans retard, étant donné la vague de corruption et la généralisation des pots-de-vin qui a déferlé sur notre pays au cours des dernières années. 
“Je reconnais que le projet de loi, qui a été transmis à la Chambre, n’est pas parfait. Aussi, les commissions parlementaires ont toute latitude d’y apporter les modifications qu’elles jugent nécessaires. Point n’est besoin de nous presser; nous avons tout le temps d’étudier le texte gouvernemental et de combler ses brèches, de manière à soumettre à l’Assemblée un projet de loi le plus proche de la perfection. 
“De cette manière, le projet de loi pourra être ratifié et ne pas rester lettre morte comme celui de 1953.” 
 

 
JOKHADARIAN: “LE TIMING DU PROJET POSE PLUS D’UN POINT D’INTERROGATION” 
M. Hagop Jokhadarian, député de Beyrouth, s’arrête au timing du projet de loi “qui, dit-il, pose plus d’un point d’interrogation” et se demande pourquoi les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis 1953 n’ont pas appliqué la loi que le président Chamoun avait promulguée à cette date. 
“Nous ne pouvons juger des intentions du Cabinet et de ses véritables desseins, bien que cette loi soit bénéfique pour le pays et les citoyens, d’autant que le Code pénal ne prévoit pas les sanctions devant être infligées à des fonctionnaires ayant commis des crimes déterminés.” 
EL-SAAD: UNE "LOI-PIEGEE" 
Considérant la “loi sur l’enrichissement illicite” comme une “loi-mine”, M. Fouad el-Saad, ancien député d’Aley, explique que son timing et ses clauses constituent autant de “mines” capables d’entraver son application, pour les raisons suivantes: 
1- Que signifie la promulgation d’une telle loi, alors que celle de 1953 est toujours en vigueur? 
D’autres propositions de loi ont été présentées dans le passé; celles de M. Boutros Harb; de la commission pour la rénovation des lois; de la haute Cour pour le jugement des chefs d’Etat, des ministres, des membres de l’Assemblée. Si elles avaient été appliquées, nous aurions obtenu les mêmes résultats que ceux que nous escomptons de la nouvelle loi. 
2- Puis, son timing tend à protéger tous les crimes et contraventions d’enrichissement illicite commis durant le mandat du président Hraoui. 
A l’orée d’un nouveau mandat présidentiel, lorsque l’Etat recouvrera son prestige et son autorité, nous n’aurons pas besoin d’une telle législation. 
Et d’ajouter: “Envisagée sous son aspect juridique, cette loi stipule: la déposition en cas de plainte, d’une caution de 100 millions de livres libanaises; l’imposition d’une amende au commissaire du gouvernement en cas de non confirmation de l’enrichissement illicite et la prescription constituent autant de “mines” capables de torpiller la loi. 
“D’autre part, celle-ci porte préjudice au plaignant qui est supposé être directement endommagé. Quant à la levée de l’immunité couvrant les députés, elle contredit la Constitution qui leur accorde le droit d’expression en tant que représentants du peuple durant toute la législature. 
“En ce qui concerne le secret bancaire, bien des difficultés entravent sa levée. Pour la procédure judiciaire, la plainte est annulée, en cas de décès du plaignant, mais se poursuit en cas d’application du code de procédure civile. Ce que ne stipule pas la nouvelle loi qui, au lieu d’être appliquée pour poursuivre des crimes commis à l’encontre de l’Etat et du citoyen, complique davantage les choses. Il serait alors préférable d’appliquer les lois en vigueur.” 

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