ANCIEN PREMIER MINISTRE, DÉPUTÉ DE TRIPOLI
OMAR KARAMÉ:
“JE RÉCLAME L’OUVERTURE DE TOUS LES DOSSIERS ET LE JUGEMENT DES COUPABLES QUELS QU’ILS SOIENT”

Considérant la nouvelle équipe au pouvoir comme étant de la même ligne politique que la sienne, le président Omar Karamé lui assure son entier appui, tout en mettant en garde contre le fait “de tourner la page du passé, sans réclamer des comptes à tous ceux qui ont commis des infractions et des abus.”
L’ancien chef du gouvernement affirme disposer de renseignements relatifs à des vols, pour des centaines de millions de dollars, commis dans le secteur du pétrole.
Par ailleurs, il accuse M. Rafic Hariri “d’avoir tout fait pour empêcher  le général Emile Lahoud d’accéder à la magistrature suprême”. Et d’ajouter: “Si le nouveau Cabinet ne devait pas agir avec célérité, il échouerait et Hariri reviendrait au pouvoir.”
 

LE DÉBUT DE HOSS INQUIÈTE...
Le président Karamé confie, tout d’abord, que le début de l’action entamée par le président Salim Hoss l’a inquiété.
“Dans son discours d’investiture, observe-t-il, le général Lahoud a pris l’engagement “de couper la main du voleur”, alors que le président du Conseil a laissé entendre que les projets en cours d’exécution seront poursuivis. Ceci a rassuré les coupables d’infractions et d’abus que nous connaissons. Après avoir écouté le discours présidentiel, ces derniers ont eu peur et commençaient à préparer leur fuite.
“Nous considérons qu’on ne peut ni ne doit pardonner aux coupables, quels qu’ils soient. Puis, des gens ont fait fortune d’une manière illicite aux dépens du pauvre peuple qui ne parvient plus à payer la scolarité de sa progéniture, à couvrir les frais des soins médicaux et d’hospitalisation.
“Nous avons dit dès l’élection du président Lahoud, que les problèmes auxquels le pays est confronté  aux plans économique et financier, ne peuvent être résolus en un tournemain. Aussi, avons-nous l’espoir que le nouveau régime mettra fin au gaspillage. Il ne fait pas de doute qu’il élaborera un plan en vue de réaliser la réforme au plan financier, réduire le déficit budgétaire, rembourser les dettes et stabiliser la situation monétaire. Ces questions fondamentales requièrent du temps pour être réglées.
“J’ai déclaré, je le répète: nous sommes avec le nouveau régime et mettrons à sa disposition toutes nos possibilités, mais nous ne tolérons pas que l’éponge soit passée sur les infractions et les transactions louches.”

NOTRE LOYALISME N’EST PAS À SENS UNIQUE
- Le président Hoss représente-t-il la “Rencontre nationale” dont vous faites partie et iriez-vous jusqu’à le désavouer si certaines de ses décisions allaient à l’encontre de vos orientations?
“Je tiens à préciser, tout d’abord, que les membres de la “Rencontre nationale” ne formaient pas un bloc parlementaire. Nous nous réunissions et échangions nos vues sur les problèmes de l’heure. Ce rassemblement politique n’a pas siégé depuis près d’un mois et deux de ses membres sont maintenant membres du Cabinet (MM. Hoss et Beydoun).
“Je m’exprime, à présent, en mon nom personnel. Naturellement, nous avons pleine confiance en la personne du président Hoss et en son gouvernement de qui nous attendons beaucoup de bien. Mais nous ne tairons aucune erreur et nous ne ferons pas du loyalisme aveuglément, comme notre opposition n’était pas pour le plaisir d’en faire. Ce qui nous importe avant tout, c’est l’intérêt supérieur de la patrie.”

UNE ÉTUDE SUR LES PROJETS EST EN COURS DE PRÉPARATION
- Vous avez dit que des projets auraient été adjugés et exécutés moyennant des chiffres astronomiques. Peut-on en avoir une idée?
“J’ai confié à une équipe de travail le soin d’effectuer une étude détaillée à ce sujet, afin de déterminer les chiffres et les noms des bénéficiaires... J’ai vu de mes propres yeux comment ils ont fait accélérer la réalisation de certains projets à Tripoli, dans une tentative d’en empêcher l’arrêt. Je divulguerai les détails dès qu’ils me parviendront.
“Je ne voudrais pas lancer les accusations sans avancer des preuves et sans déterminer le montant engagé dans les adjudications dont plusieurs ont été effectuées de gré à gré, par l’intermédiaire du Conseil du développement et de la reconstruction.
“En ce qui concerne le secteur pétrolier, je dispose de renseignements sûrs.”
- Vous exigez donc l’ouverture de tous les dossiers?
“Exactement: le peuple n’arrive pas à joindre les deux bouts et on l’a surchargé de taxes et d’impôts au-delà de sa capacité. Je réclame l’application du discours d’investiture qui a parlé en toute franchise de ces questions. Dès qu’on ouvrira les dossiers, la vérité éclatera au grand jour.”

QUID DE LA PRIVATISATION?
Le président Karamé en arrive, alors, à la privatisation, question qu’il avait soulevée lui-même maintes fois au cours des réunions de la “Rencontre parlementaire.”
“Je connais le point de vue du président Hoss à ce sujet, dit-il. Qu’on nous expose par exemple, le nombre des lignes accordées à la société du cellulaire et celui des lignes qu’elle exploite d’une manière illégale; quels sont les abonnés et les actionnaires?
“Une entreprise de cette importance, comment peut-on la céder à un certain nombre de personnes et priver l’Etat de ses revenus? Ce projet ne leur a rien coûté et ils se sont servis de l’argent des citoyens pour acquérir les équipements. Puis, ils ont élargi leur champ d’action et réalisé des bénéfices.
“Fait curieux: l’Etat gère le téléphone ordinaire et on cède le cellulaire à une société privée; pourquoi?
“Certains secteurs se prêtent à la privatisation, tel celui des transports, mais non le cellulaire. Nous demandons à connaître les noms des actionnaires de cette entreprise qui réalise des profits énormes.
“Nous sommes pour la transparence. Or, selon certaines rumeurs, le président Hariri possèderait plus de la moitié de l’une des sociétés du cellulaire et l’ancien ministre Mohsen Dalloul en a une part. Ces derniers pourraient être accusés à tort; pourquoi ne pas ouvrir une enquête pour tirer les choses au clair?”

LES PÉRÉGRINATIONS “FOLKLORIQUES” DE HARIRI
- Comment expliquez-vous le rush des responsables sur les institutions monétaires arabes et mondiales après le changement du gouvernement?
“Hariri a tenté durant six ans de donner l’impression que les finances du Liban reposaient sur sa personne, laquelle assurerait la crédibilité de notre pays dans les instances arabes et internationales. Et que celle-ci disparaîtrait s’il venait à quitter le pouvoir.
“De même, il a essayé d’établir un lien entre sa présence au Sérail et la stabilité de la monnaie nationale.
“Nous avons constaté que la livre n’a été nullement affectée par son départ. S’il est vrai que M. Hariri entretient des relations avec le roi Fahd et les princes d’Arabie séoudite, il est non moins vrai que les responsables du royaume vouent beaucoup d’affection et de sympathie au Liban et à son peuple, que M. Hariri soit au pouvoir ou en dehors du Sérail. Il en est de même par rapport à la France. Vous vous souvenez, sans doute, des pérégrinations folkloriques de l’ancien président du Conseil, de la conférence des amis du Liban à Washington et du tapage qui a été fait autour de ces assises dont nous n’avons tiré aucun profit.
“Les relations entre les Etats ne s’édifient pas sur les personnes, mais sur les intérêts et une politique bien définie. C’est pourquoi, le Liban jouit d’une bonne position au double plan régional et international, car il a été de tout temps la porte d’entrée de cette région; il en a été aussi la tribune. Un Liban fort et stable constitue un facteur de stabilité et de sécurité pour ses voisins.
“Partant de ces deux données, on peut justifier le rush effectué par des responsables de l’ancien régime.”

LE NOUVEAU RÉGIME REGAGNERA LA CONFIANCE DES AMIS
- Si l’assistance arabe et autre ne nous a pas été octroyée, serait-ce par manque de confiance dans les précédents gouvernants?
“Certainement. De plus, des circonstances ont contribué à cet état de choses, notamment la guerre du Golfe. Toujours est-il que nous avons obtenu une aide substantielle de l’Arabie séoudite, du Koweit, de l’EEAU, mais les besoins sont considérables... Malheureusement, le gaspillage d’une partie des fonds a atténué l’ardeur des donateurs, lesquels ne voyaient pas d’un bon œil l’aggravation du déficit budgétaire.
“Le précédent régime a conduit le pays vers l’effondrement total. Quant au nouveau régime formé d’éléments probes et compétents, il parviendra à raviver la confiance dans le pays et à porter les autres à l’aider.”
- Vous attendez-vous à l’octroi d’une aide arabe rapide?
“Oui et elle commence à se manifester. Mais ne soyons pas exagérément optimistes, car la conjoncture régionale n’est pas bonne: la baisse des prix des produits pétroliers aura pour conséquence de réduire les revenus dans les Etats arabes et, partant, se répercutera négativement, sur les liquidités; ceci est pour notre malchance.”
- Qu’est-ce qui a incité M. Hariri à ne pas former le premier Cabinet du nouveau régime?
“M. Hariri a la mentalité de l’homme qui veut gouverner seul sans partager le pouvoir avec un autre. De ce fait, il ne peut supporter la réactivation des institutions et sa mentalité diffère totalement de celle du président Lahoud.
“Puis, le système politique au Liban requiert la coopération permanente entre les première et troisième présidences et entre ces dernières et le Conseil des ministres. Faute de quoi, le pays ne peut être gouverné.
“M. Hariri a fait l’impossible pour écarter le président Lahoud mais n’y est pas parvenu; c’était clair. De toute façon, les observateurs pensaient que les deux hommes pouvaient coopérer pendant un certain temps, six mois ou un an tout au plus.
“D’ailleurs, Hariri s’est trouvé dans l’impasse dès les premières réunions de travail, en ce sens qu’il s’est vu dans l’impossibilité de parvenir à un compromis autour de la forme du Cabinet et du nombre des ministres.
“Aussi, a-t-il pris prétexte de la prétendue violation de l’article 53 de la Constitution pour renoncer à former le gouvernement. Il s’est retiré dans sa résidence attendant, vainement, les médiations qui ne sont pas venues; ni de Damas, ni d’ailleurs.”

LA DIFFÉRENCE ENTRE 1992 ET 1998
- Y a-t-il une ressemblance entre le renversement de votre Cabinet en 1992 et l’éloignement du président Hariri en 1998?
“La différence est grande. Ce qui s’est passé le 6 mai 1992, était dû à un complot bien étudié, auquel ont participé l’ancien chef de l’Etat, des ministres, M. Rafic Hariri, la Banque centrale, certaines banques et des organismes de sécurité.”
- Certains milieux sunnites croient que le président Hoss est entré dans cette équation, parce qu’il est plus faible que le président Hariri.
“Au contraire, le président Hoss est plus fort. Homme de savoir et d’expérience, il jouit de qualités dont le pays a besoin à l’heure actuelle.”
- Dans cette étape, la Syrie joue-t-elle un rôle constructif au Liban? A-t-elle contribué à la Constitution du nouveau gouvernement?
“Il importe à la Syrie de voir le Liban fort, uni et capable d’affronter les agressions extérieures, surtout israéliennes.”

“COUP D’ÉTAT” AMÉRICAIN?
- M. Walid Joumblatt considère ce qui s’est passé comme un “coup d’Etat” américain. Qu’en pensez-vous?
“Je n’en sais rien.”
- Les partisans du président Hariri disent qu’il fera un retour triomphal avec la reprise des négociations sur les volets libanais et syrien avec Israël.
“Cela dépend de l’action du nouveau gouvernement. Il doit faire preuve de vigilance et prendre des décisions importantes au sujet de la réforme, sinon M. Hariri reviendra.”
- Comment sont vos relations avec vos partisans et vos alliés traditionnels? Y a-t-il une certaine distance entre vous et le ministre Sleimane Frangié?
“Non.”
- Croyez-vous qu’il vous représente au sein du gouvernement?
“Pourquoi pas?”

RUPTURE AVEC LES MOUAWAD
- Y a-t-il rupture entre les Karamé et les Mouawad?
“Malheureusement, oui. Nous avions de très bonnes relations avec feu le président Mouawad, à tel point que nous formions une même famille et adoptions la même ligne politique. Je regrette de n’avoir pas assisté à la cérémonie de sa commémoration à cause du manque d’invitations.”
- Vos adversaires politiques critiquent votre attitude en tant que député; arguant que vous vous êtes absenté lors de la séance de l’élection présidentielle, mais vous avez participé aux consultations en vue de la nomination du chef du gouvernement.
“Je n’exerce pas mon rôle de député.”
- Mais ils se demandent si vous continuez à recevoir vos indemnités...
“En tant qu’ancien chef de gouvernement, je reçois une indemnité supérieure à celle de député.”
- D’aucuns vous impliquent dans le changement intervenu à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Tripoli. Cela est-il vrai? Avez-vous attendu avec vos alliés l’éloignement de M. Hariri du Sérail pour écarter ses partisans?
“La liste de Abdallah Ghandour a remporté les élections à la CCIT. Parmi les vingt-quatre membres, dix-huit ont été élus et six nommés par M. Hariri. Ce dernier a interdit à M. Ghandour qui a de grandes difficultés avec les banques, de se porter candidat à la présidence de la Chambre. C’est M. Mohamed Zok qui a été élu.
“Ces élections qui ont donné lieu à une bataille politique, ne m’intéressent pas. Que ce soit Ghandour ou Zok à la présidence, cela m’est égal. C’est une affaire juridique et M. Ghandour réclame son droit. Le procès a été soumis au juge des référés.”

QUID DES PROCHAINES LÉGISLATIVES?
- Beaucoup croient que le changement politique intervenu après l’élection présidentielle et la Constitution du nouveau Cabinet atteindra, aussi, la Chambre des députés. Qu’en dites-vous?
“Cela n’est pas vrai. Car si on raisonne dans ce sens, les députés seraient nommés. Or, c’est le peuple qui élira ses représentants aux Législatives de l’an 2000. Et le député Walid Joumblatt, même s’il est opposant au régime, le peuple votera pour lui.”
- M. Joumblatt craint que la grande circonscription lui porte préjudice...
“Cela le concerne.”

JE SUIS POUR LA PETITE CIRCONSCRIPTION
- Partant de votre expérience au Nord, quel genre de circonscription électorale préconisez-vous?
“A l’état actuel, la grande circonscription n’est pas efficace en l’absence des partis. Le Liban devrait être une seule circonscription électorale basée sur la candidature à travers les partis. Aujourd’hui, il est difficile d’adopter la grande circonscription. Par exemple au Nord, qu’est-ce que je peux faire pour Batroun? L’action politique est aussi un service social, le citoyen voulant communiquer avec ses représentants.”
- Vous êtes donc en faveur de la petite circonscription?
“Evidemment. Ainsi, au Nord, la grande liste a été panachée, les électeurs ayant voté à leur guise sans se laisser influencer par les pressions et l’appât de l’argent.”

Propos recueillis par
HODA CHÉDID

Home
Home