CHARLES MALEK: UN GÉNIE OUBLIÉ DE MON PAYS
Comme ce mois en 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies approuvait au palais de Chaillot à Paris, la Déclaration universelle des droits de l’homme qui a consacré les droits naturels de l’homme dans notre ère et à l’avenir. 
En ce temps, le Liban n’était pas absent des discussions ayant accompagné l’élaboration de cette Déclaration, ni de sa rédaction; la petite patrie indépendante depuis cinq ans, était présente à travers un grand homme; j’ai nommé Charles Malek. 
Fait étrange: l’information occidentale a ignoré le nom de Charles Malek, à l’occasion du cinquantenaire de cette Déclaration internationale, étant entendu qu’elles étaient trois personnes à la tribune des Nations Unies au palais de Chaillot, le jour de sa proclamation: Eleonor Roosevelt, épouse du président US, Théodore Roosevelt, qui avait présidé la sous-commission des droits de l’homme relevant des Nations Unies; René Cassin, représentant de la France dans cette commission ayant élaboré le texte de la Déclaration et Charles Malek, représentant du Liban, ayant assumé la charge de rapporteur. 
Au cours de la proclamation, ils étaient trois. Mais dans l’information occidentale, ils ne sont plus que deux. Le nom de Charles Malek a été ignoré, parce qu’il est, je crois, du Liban et de la région arabe. Mettre en relief les noms des deux autres, est dû au fait que la première est américaine et, le second, français d’origine juive. 
 En vérité, Charles Malek ne s’était pas limité au rôle de rapporteur; il a joué un rôle éminent dans la concrétisation des concepts, de la philosophie et de la vision sur lesquels a reposé la Déclaration. Il en avait dicté, personnelle-ment, le préambule et participé à la rédaction de la plupart de ses clauses. 
Il lui plaisait de relater durant sa vie l’histoire du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme. René Cassin ayant présenté un texte inspiré de la Déclaration de la Révolution française, Malek a évoqué le propos d’Omar Ben el-Khattab qui s’énonce de la sorte: “Quand avez-vous asservi les gens, alors que leurs mères les font naître libres?” 
Charles Malek ajoutait qu’il avait ressenti de la fierté en voyant la surprise du juriste français. L’article premier avait été ainsi rédigé. “Tous les gens naissent libres, égaux en droits et en dignité. Ils ont un esprit, une conscience et sont tenus de se traiter les uns les autres avec un esprit de fraternité.” 
Malek s’est signalé par un esprit polyvalent réunissant la rationalité grecque, la spiritualité chrétienne et islamique et la moralité anglo-saxonne. Le préambule a rassemblé tous les rêves des philosophes le long des âges: de la “République” de Platon, à la Ville “vertueuse” d’Al Farâbi, en passant par les penseurs éclairés du XVIIIème siècle et au-delà de ce siècle, pour finir par les hommes de la renaissance libanaise et arabe, tels Ahmed Farès el-Chidiac, Jamal Eddine Afghani et Abdel-Rahman Al-Kawakibi. 
***

Habib Malek, fils de Charles Malek, a publié certains des procès-verbaux officiels consignant les délibérations ayant eu lieu au sein de la sous-commission des droits de l’homme. Ces documents montrent la dimension du rôle influent et important dont s’est acquitté son père. Le 4 février 1947, la discussion s’est animée autour de la relation de l’homme avec la société et sur le point de savoir à qui va la priorité dans cette relation. 
Charles Malek a proclamé au nom du Liban que l’homme est le premier et dernier objectif, l’instance valable pour juger de la justesse des faits ou de leur inanité. De ce fait, il a  la priorité absolue sur l’Etat, la religion, la classe et il n’est possible de le placer au service d’aucun d’eux. 
Cette position s’est heurtée aux doctrines communiste et socialiste qui étaient, alors, à l’apogée de leur éclat et de leur attirance, celles-ci ayant été représentées par maints Etats européens, en tête desquels l’Union soviétique, sortie victorieuse de la guerre; elle insistait pour faire prévaloir la société sur l’homme et gouverner au nom de la classe laborieuse. 
La position soviétique a obtenu un début de soutien de la part de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Inde. Puis, il est apparu à l’instant que la vision communiste qui plaçait l’intérêt de la société avant celui de la personne, commençait à s’imposer aux dépens de la vision libérale, celle-ci plaçant l’homme avant la société. N’était-ce la capacité de persuasion exceptionnelle de Charles Malek, sa vaste culture et sa vision universelle croyante et opiniâtre, la Déclaration internationale des droits de l’homme aurait été élaborée sans base claire et vide du point de vue de la pensée. Seul il a défendu l’homme face à tous ses contradicteurs, jusqu’à ce que les Etats Unis prirent conscience du danger de ce que proposait le délégué de l’Union soviétique et de la gravité de ce que réclamait le Liban. 
A la reprise des discussions, le 4 février 1947, autour du document relatif aux droits de l’homme, il est apparu que Charles Malek avait répondu au délégué de la Yougoslavie qui avait avancé le “principe social”, en le faisant prévaloir sur le reste; présenté la liberté comme étant l’homogénéité entre l’individu et la collectivité et soutenu que la société passait en premier. 
Malek a exposé une vue complète dans le cadre de quatre propositions: 1Þ) la personne humaine passe avant toute collectivité dont elle se réclame, qu’il s’agisse de la classe, de la race, de la patrie ou de la nation. 2Þ) ce qu’il y a de plus sacré en l’homme, ce sont sa raison et sa conscience qui lui permettent de connaître la vérité, de l’admettre ou de la rejeter avec liberté. 3Þ) Toute pression sociale, quelle qu’en soit l’origine, qu’il s’agisse de l’Etat, de la religion ou de la classe, susceptible d’amener la personne à prendre une décision, mécaniquement, est une erreur. 3Þ) Toute collectivité à laquelle appartient l’homme, quelle qu’elle soit, est exposée à l’erreur à l’instar de la personne. Dans les deux cas, l’individu est habilité à juger, par sa raison et sa conscience, de la justesse des faits ou de leur inanité. 
Sur-le-champ, le délégué de l’Union soviétique a répliqué avec fermeté, rejetant “tous ces principes reposant sur l’erreur”, avant d’ajouter: “Nous prétendons vivre en tant qu’individus au sein des collectivités et de la société en faveur desquelles nous œuvrons. La collectivité n’est-elle pas, avant toute chose, la cause de notre existence?” 
Le spectacle était passionnant: le représentant d’une petite patrie ayant récemment accédé à l’indépendance, proclamant que l’homme et la liberté de l’homme passent en premier. Face au représentant d’une grande puissance victorieuse, soutenant que la société passe en premier, la liberté de l’homme étant soumise aux nécessités de cette société. C’est un spectacle historique; si nous le considérons cinquante ans plus tard, nous réaliserons que la patrie des libertés avec sa faiblesse et ses difficultés, s’est avérée plus stable que la grande puissance nucléaire, en dépit de sa force. 
Le spectacle paraît plus passionnant lorsque nous apprenons, à travers les procès-verbaux, que l’Inde, la Grande-Bretagne, la France et même les Etats-Unis étaient plus proches de la vision de l’Union soviétique que de celle du Liban. La déléguée de l’Inde a estimé préférable d’éviter ces “hérésies idéologiques”. De son côté, le délégué britannique a dit “ne pas comprendre un esprit appelant, au XXème siècle, à la liberté individuelle et personnelle, sans mentionner le prix devant être payé aux dépens de l’unité sociale”. Avant d’ajouter: “Il n’existe pas de liberté personnelle totale. Il faut en verser le prix. Et ce, en liant votre liberté, si vous voulez bénéficier des avantages de l’affiliation à la société”.  
Puis, il a appelé à concilier entre les positions des délégués de l’Union soviétique et du Liban. 
René Cassin, délégué de la France, a soutenu jusqu’à un certain point, la position de son homologue britannique. 
Eleonor Roosevelt, présidente de la sous-commission, a adopté une attitude plus modérée, tout en restant plus proche des positions britannique et française que de la position libanaise. 
Charles Malek ne s’est pas rétracté. De fait, il a engagé la bataille de la raison, des valeurs et de la démocratie, face à la logique de l’hégémonie, de la force et du totalitarisme. Il a insisté, tout d’abord, sur la transcendance de l’esprit humain”, en appelant à préserver le droit de l’homme à dire “non” face à toute pression sociale et à disposer de la “liberté du choix”, sans que cette liberté soit mise en doute. 
A la déléguée de l’Inde, il a répondu que toute position fondamentale émanait, nécessairement, de données idéologiques. En évoquant les réflexions du délégué britannique, Malek a dit: “La raison ressent du plaisir lorsque l’homme se place dans une situation de moyen terme, pour réaliser qu’il rassemble deux antagonismes, alors que certains faits exigent des options décisives.” 
Il a terminé son intervention en posant ce qu’il considérait comme la question du siècle: “L’Etat existe-t-il pour servir l’homme ou bien l’homme existe-t-il pour servir l’Etat?”. Et y a répondu en toute clarté: “L’existence de l’Etat dépend de l’homme, lequel est la base de toute chose, y compris l’Etat”. 
Le lendemain de la réunion, le 5 février 1947, la présidente de la sous-commission, Eleonor Roosevelt, en ouvrant la séance, s’est excusée du délégué du Liban, disant que “celui-ci  s’était exposé à bien des critiques, sans obtenir le soutien qu’il mérite”. 
Charles Malek l’a remerciée: “Je me soucie peu, dit-il, d’être parmi la minorité ou la majorité. Ce à quoi j’aspire, c’est d’être avec la vérité”. 
La vérité a éclaté cinquante années plus tard, la question des droits de l’homme étant devenue, ainsi que l’avait imaginée Charles Malek,  l’essence de tous les systèmes d’Occident. L’homme est la finalité de toute action: il n’y a rien avant lui, après lui et sans lui. 
Il est regrettable que cet Occident feigne d’oublier ce génie libanais qui fut, avant tous les penseurs du globe, l’inspirateur de la doctrine des droits de l’homme et du fondement du nouvel ordre mondial. 

Photo Melhem Karam

Home
Home