L’événement à images superposées accélère
son rythme. Jacques Santer, président de la Commission européenne
et Yves Thibault de Silguy, commissaire chargé de la monnaie unique,
viennent de dévoiler le tableau électronique où sont
fixés irrévocablement les parités entre l’euro et
les onze monnaies nationales de l’Euroland. La fête gagne, en onde
de choc, l’espace euro, 2.365 millions de km2. Elle est arrosée
sur les fonts baptismaux de deux salmanazars de champagne surmontés
du symbole euro et contenant chacun le volume de 12 bouteilles. Les coupes
circulent parmi les ministres, diplomates, fonctionnaires, journalistes.
Il est déjà 14 heures.
En réalité, la messe était déjà
dite, quand les quinze ministres fixent le taux de conversion de l’euro
avec les monnaies nationales de l’Euroland: France, Allemagne, Espagne,
Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Autriche, Irlande, Portugal et
Finlande, qualifiés en mai dernier, lors du sommet de Bruxelles,
pour y faire leur entrée dès le 1er janvier 1999, tandis
que la Grèce s’apprête à rejoindre le train au tournant
de l’an 2000, la Suède et la Grande-Bretagne demeurant dans l’expectative.
Le calendrier du passage à l’euro avait été adopté
en décembre 1995 à Madrid, le pacte de stabilité en
1996 à Dublin et le choix des onze en mai dernier à Bruxelles.
Les parités étaient déjà fixées. Opérations
de réajustement final et l’euro succédait à l’écu.
Celui-ci s’était effacé au profit de l’euro, en raison de
l’obstination de l’ex-ministre allemand des Finances, Theo Waigel, grand
architecte avec Helmut Kohl de la monnaie unique, qui précisait
qu’en allemand la consonance du mot écu était proche de celle
de vache.
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“NOTRE AVENIR COMMENCE AU 1ER JANVIER
1999”
Le mot “historique” est revenu une vingtaine de fois dans les discours
prononcés à l’occasion du lancement de l’euro à Bruxelles.
Solennel, Jacques Santer, après avoir dévoilé le tableau
électronique, a salué “le moment historique” de la
naissance de l’euro et considéré que l’euro “n’est pas une
fin en soi, il est au service de l’emploi et de la croissance”. Pour Yves
Thibault de Silguy, “c’est une journée importante. Pour la première
fois depuis la chute de l’empire romain, les Européens vont se doter
de la même monnaie”. Pour le ministre français, Dominique
Strass-Kahn, “la création de l’euro va permettre à l’Europe
de mieux résister aux turbulences du marché, et (…) devenir
un instrument de maîtrise de la mondialisation.” “Aujourd’hui, renchérit
le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, nous avons montré
que notre vieux continent est capable des plus grandes réalisations,
si nous en avons la volonté.”
L’euphorie est partagée par Valéry Giscard d’Estaing,
l’un des pères fondateurs du système monétaire européen:
“C’est l’événement le plus important depuis la création
de l’Union européenne dans le traité de Rome”, signé
le 25 mars 1957 par six pays. Mais cette euphorie est bien mesurée,
car VGE a rejeté le compte avec cinq décimales, “c’est franchement
absurde” et regretté que l’événement n’ait pas été
accompagné de noms historiques de la taille de Jean Monnet, Konrad
Adenauer, Jacques Delors. La réaction la plus surprenante est celle
du nouveau chancelier allemand, Gerhard Schröder, autrefois ardent
pourfendeur de l’euro et, désormais, l’un de ses fervents adeptes:
“L’époque où l’on faisait cavalier seul en économie
et finances est révolue. Si l’après-guerre a pris fin il
y a neuf ans avec la chute du Mur de Berlin, notre avenir commence au 1er
janvier 1999.”
“LA PLUS GRANDE AVENTURE ÉCONOMIQUE
DU SIÈCLE”
Ce que d’aucuns ont qualifié de “la plus grande aventure économique
du siècle”, avait été la veille quelque peu ternie
par la polémique engagée autour du mandat de huit ans du
gouverneur de la Banque centrale européenne basée à
Francfort et présidée par le Néerlandais Wim Duisenberg.
Celui-ci s’était engagé, par écrit, lors du
sommet de mai dernier à Bruxelles d’abandonner son poste à
mi-mandat au profit de Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de
France. Or, dans une interview accordée au journal “Le Monde”, il
a semblé se rétracter en déclarant qu’il voulait
“rester longtemps” pour s’abstenir ensuite de tout commentaire. VGE, fin
politicien, a voulu clore la polémique en indiquant que la France
avait droit à la présidence de la BCE, mais que, désormais,
l’essentiel est que celle-ci ait un bon président.
L’entrée en vigueur de l’euro a été l’objet d’une
grande couverture médiatique dans le monde. Un exemple parmi
d’autres: le jumelage depuis le 10 décembre 1998 et jusqu’aux élections
européennes de juin 1999, de six quotidiens européens, en
vue de suivre la naissance, les premiers pas et l’évolution de l’euro.
“Le Monde” (France), “El Pais” (Espagne), “La Stampa” (Italie), le “Guardian”
(Grande-Bretagne), “Aftonbladet” (Suède), “Suddeutsche Zeitung”,
couvrent l’événement chacun dans sa langue sur les sites
internet et facilitent par des liens hypertext la circulation de leurs
lecteurs sur leurs sites respectifs.
Les opérations de basculement de l’euro ont été
soigneusement préparées. Des dizaines de milliers d’informaticiens,
dont 10.000 en France et 30.000 en Grande-Bretagne, ont passé le
réveillon du Jour de l’An enfermés dans leurs bureaux
pour la mise à jour des tables de conversion des logiciels afin
que tout soit fin prêt à partir du 1er janvier, en fait du
4 janvier avec la réouverture des places boursières.
“L’EUROPE EST UN ÉTAT COMPOSÉ
DE PLUSIEURS PROVINCES”
Désormais, sur les places boursières de l’Euroland, les
obligations et les actions ne seront plus cotées qu’en euros. Plus
de conversion des devises et disparition des taux de changes avec ce que
cela comporte comme compétitivité. L’euro ne sera actuellement
utilisé que par chèque, virement ou carte bancaire.
Les pièces et billets en euros (7 billets et 8 pièces) ne
seront mis en circulation que le 1er janvier 2002. Une double circulation
de l’euro et des monnaies nationales restera en vigueur pendant six mois.
Auparavant, tous les prix pourront faire l’objet d’un double affichage.
La production de 50 milliards de pièces et 13 milliards de billets
euro pesant 220.000 tonnes, a déjà commencé
dans la zone euro qui verra, enfin, la disparition des monnaies nationales
évaluées à 12 milliards de billets et 72 milliards
de pièces. L’abandon du mark, symbole du miracle allemand
de l’après-guerre, aura été douloureusement vécu,
mais enfin consenti comme un mal nécessaire par la majorité
des Allemands. Plus que jamais, on pourra dire avec Montesquieu: “L’Europe
est un Etat composé de plusieurs provinces”.
En même temps reflueront vers nos mémoires ces propos
prophétiques de Victor Hugo (1802-1885): “L’Europe peut être
empire ou République. Cette chose immense, la République
européenne, nous l’aurons. Nous aurons ces grands Etats-Unis d’Europe
qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis couronnent le nouveau.
Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de
découverte; nous aurons cette généreuse fraternité
des nations au lieu de la fraternité féroce des empereurs;
nous aurons la patrie sans frontière, le budget sans parasitisme,
le commerce sans la douane, la circulation sans la barrrière, l’éducation
sans l’abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat,
la justice sans l’échafaud, la vie sans le meurtre, la forêt
sans le tigre.”
UN GÉANT ÉCONOMIQUE: 30% DES
ÉCHANGES MONDIAUX”
L’Euroland représente, désormais, un géant économique
de 291 millions d’habitants et produira 21,3% de la richesse mondiale,
face aux Etats-Unis, 271 millions d’habitants (26,5%) et le Japon, 126
millions d’habitants (14,3%). Il devra couvrir, selon les estimations d’Yves
Thibault de Silguy, 30% des échanges mondiaux. Il pourrait donner
naissance à un géant politique et se trouve quelque peu terni
par le taux élevé de chômage 10,8% soit 16,8 millions
de sans-emploi.
Son départ en beauté sur les places boursières
de la planète a dépassé les prévisions. Coté
1,1740 dollar, il a déjà franchi le seuil de 1,8 dollar et
progressé face au yen, au sterling et au franc suisse. Le président
Clinton en a salué l’avènement bien qu’il se pose déjà
en concurrent du billet vert. Déjà, l’Europe centrale et
orientale, le Moyen-Orient, l’Afrique, voire Cuba (qui effectuera
en euros, à partir du 1er janvier 2000, toutes ses opérations
commerciales) sont tentés par l’euro comme monnaie de référence.
Les banques asiatiques, notamment en Inde et en Chine, pourraient être
tentées de convertir en euros une partie leurs fortes réserves
en dollars pour être moins dépendantes de la devise américaine.
Le Japon s’inquiète, à juste titre, et entend “faire du yen,
comme l’a souligné le Premier ministre Keizo Obuchi, une devise
qui fasse le poids face au dollar et à l’euro” .Celui-ci pourrait
bientôt devenir, selon le ministre espagnol Rodrigo Rato, l’”une
des principales monnaies de référence de la planète”.
Mais il ne faut pas trop se hâter de conclure. Selon Yves Thibault
de Silguy “l’expérience montre que les évolutions affectant
l’utilisation internationale d’une monnaie sont lentes à produire
leurs effets. A titre d’exemple, un demi-siècle après la
fin de la prédominance de la livre sterling, la devise britannique
continue à être utilisée pour les cotations de certaines
matières premières.”
EN FRANCE, 1.500 BÉBÉS
HEUREUX
Dans les pays de l’Euroland, la France a pris une heureuse initiative
en décidant d’offrir à chaque nouveau-né du 1er janvier
1999 un livret A en euros contenant 100 euros, un euro étant coté
6,55957 francs. Aussi ont-ils été 1.500 bébés,
nés en ce début d’année avec l’euro, à recevoir
ce cadeau dans leur corbeille.
Par ailleurs, la France a émis son premier timbre en euro avec
double affichage d’une valeur de 3 francs soit 0,46 euro. Et le président
Jacques Chirac a salué la naissance de l’euro en présentant
le 31 décembre ses vœux aux Français: “L’euro, c’est d’abord
le fruit de nos efforts et de nos succès.” C’est aussi, pourrait-on
dire, l’aboutissement d’un rêve formulé par Jean Monnet, premier
père de l’Europe.