L’EUROLAND, UN EMPIRE DE 291 MILLIONS DE SUJETS ET BIEN PLUS”
L’EURO SANS FRONTIÈRES

2999 ballons bleus à l’enseigne de l’euro, un epsilon traversé de deux barres horizontales jaunes, sont lâchés dans la cour du “Juste Lipse” par des dizaines d’écoliers belges et européens, pour accompagner l’histoire que tracent les quinze ministres de l’Economie et des Finances en ce jeudi 31 décembre à Bruxelles.
 

L’événement  à images superposées accélère son rythme. Jacques Santer, président de la Commission européenne et Yves Thibault de Silguy, commissaire chargé de la monnaie unique, viennent de dévoiler le tableau électronique où sont fixés irrévocablement les parités entre l’euro et les onze monnaies nationales de l’Euroland. La fête gagne, en onde de choc, l’espace euro, 2.365 millions de km2. Elle est arrosée sur les fonts baptismaux de deux salmanazars de champagne surmontés du symbole euro et contenant chacun le volume de 12 bouteilles. Les coupes circulent parmi les ministres, diplomates, fonctionnaires, journalistes. Il est déjà 14 heures.
En réalité, la messe était déjà dite, quand les quinze ministres fixent le taux de conversion de l’euro avec les monnaies nationales de l’Euroland: France, Allemagne, Espagne, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Autriche, Irlande, Portugal et Finlande, qualifiés  en mai dernier, lors du sommet de Bruxelles, pour y faire leur entrée dès le 1er janvier 1999, tandis que la Grèce s’apprête à rejoindre le train au tournant de l’an 2000, la Suède et la Grande-Bretagne demeurant dans l’expectative.
Le calendrier du passage à l’euro avait été adopté en décembre 1995 à Madrid, le pacte de stabilité en 1996 à Dublin et le choix des onze en mai dernier à Bruxelles. Les parités étaient déjà fixées. Opérations de réajustement final et l’euro succédait à l’écu. Celui-ci s’était effacé au profit de l’euro, en raison de l’obstination de l’ex-ministre allemand des Finances, Theo Waigel, grand architecte avec Helmut Kohl de la monnaie unique, qui précisait qu’en allemand la consonance du mot écu était proche de celle de vache.
 
 
Jacques Santer et Yves Thibault de Silguy dévoilant le  tableau électronique où sont indiquées  les parités de l’euro avec les monnaies des 11 pays de l’Euroland.
Les ministres européens des Finances après avoir annoncé la parité de l’euro avec les monnaies  nationales.
 
A Francfort, quelque 10.000 personnes portent le logo 
de l’euro devant le siège de la BCE.
 
Euroballons lancés dans le ciel de Bruxelles.
 
Jacques Chirac aux Français:
“L’euro, c’est d’abord le fruit de vos efforts et de vos succès.”
 

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Le commissaire général pour l’euro, l’Autrichien Guy Quaden, entouré de deux jeunes  patineuses sur glace ayant fêté dans la nuit du Nouvel An le lancement de l’euro.
 
Nouveaux travellers chèques en euros à Heathrow, aéroport de Londres.
 
Wim Duisenberg, gouverneur de la BCE, avec le gouverneur de la banque nationale belge, Fons Verplatse.
 

 “NOTRE AVENIR COMMENCE AU 1ER JANVIER 1999”
Le mot “historique” est revenu une vingtaine de fois dans les discours prononcés à l’occasion du lancement de l’euro à Bruxelles. Solennel, Jacques Santer, après avoir dévoilé le tableau électronique, a  salué “le moment historique” de la naissance de l’euro et considéré que l’euro “n’est pas une fin en soi, il est au service de l’emploi et de la croissance”. Pour Yves Thibault de Silguy, “c’est une journée importante. Pour la première fois depuis la chute de l’empire romain, les Européens vont se doter de la même monnaie”. Pour le ministre français, Dominique Strass-Kahn, “la création de l’euro va permettre à l’Europe de mieux résister aux turbulences du marché, et (…) devenir un instrument de maîtrise de la mondialisation.” “Aujourd’hui, renchérit le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, nous avons montré que notre vieux continent est capable des plus grandes réalisations, si nous en avons la volonté.”
L’euphorie est partagée par Valéry Giscard d’Estaing, l’un des pères fondateurs du système monétaire européen: “C’est l’événement le plus important depuis la création de l’Union européenne dans le traité de Rome”, signé le 25 mars 1957 par six pays. Mais cette euphorie est bien mesurée, car VGE a rejeté le compte avec cinq décimales, “c’est franchement absurde” et regretté que l’événement n’ait pas été accompagné de noms historiques de la taille de Jean Monnet, Konrad Adenauer, Jacques Delors. La réaction la plus surprenante est celle du nouveau chancelier allemand, Gerhard Schröder, autrefois ardent pourfendeur de l’euro et, désormais, l’un de ses fervents adeptes: “L’époque où l’on faisait cavalier seul en économie et finances est révolue. Si l’après-guerre a pris fin il y a neuf ans avec la chute du Mur de Berlin, notre avenir commence au 1er janvier 1999.”

“LA PLUS GRANDE AVENTURE ÉCONOMIQUE DU SIÈCLE”
Ce que d’aucuns ont qualifié de “la plus grande aventure économique du siècle”, avait été la veille quelque peu ternie par la polémique engagée autour du mandat de huit ans du gouverneur de la Banque centrale européenne basée à Francfort et présidée par le Néerlandais Wim Duisenberg. Celui-ci  s’était engagé, par écrit, lors du sommet de mai dernier à Bruxelles d’abandonner son poste à mi-mandat au profit de Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France. Or, dans une interview accordée au journal “Le Monde”, il a semblé se rétracter  en déclarant qu’il voulait “rester longtemps” pour s’abstenir ensuite de tout commentaire. VGE, fin politicien, a voulu clore la polémique en indiquant que la France avait droit à la présidence de la BCE, mais que, désormais, l’essentiel est que celle-ci ait un bon président.
L’entrée en vigueur de l’euro a été l’objet d’une grande couverture médiatique dans le  monde. Un exemple parmi d’autres: le jumelage depuis le 10 décembre 1998 et jusqu’aux élections européennes de juin 1999, de six quotidiens européens, en vue de suivre la naissance, les premiers pas et l’évolution de l’euro. “Le Monde” (France), “El Pais” (Espagne), “La Stampa” (Italie), le “Guardian” (Grande-Bretagne), “Aftonbladet” (Suède), “Suddeutsche Zeitung”, couvrent l’événement chacun dans sa langue sur les sites internet et facilitent par des liens hypertext la circulation de leurs lecteurs sur leurs sites respectifs.
Les opérations de basculement de l’euro ont été soigneusement préparées. Des dizaines de milliers d’informaticiens, dont 10.000 en France et 30.000 en Grande-Bretagne, ont passé le réveillon du Jour de l’An  enfermés dans leurs bureaux pour la mise à jour des tables de conversion des logiciels afin que tout soit fin prêt à partir du 1er janvier, en fait du 4 janvier avec la réouverture des places boursières.

“L’EUROPE EST UN ÉTAT COMPOSÉ DE PLUSIEURS PROVINCES”
Désormais, sur les places boursières de l’Euroland, les obligations et les actions ne seront plus cotées qu’en euros. Plus de conversion des devises et disparition des taux de changes avec ce que cela comporte comme compétitivité. L’euro ne sera actuellement utilisé que par chèque, virement  ou carte bancaire. Les pièces et billets en euros (7 billets et 8 pièces) ne seront mis en circulation que le 1er janvier 2002. Une double circulation de l’euro et des monnaies nationales restera en vigueur pendant six mois. Auparavant, tous les prix pourront faire l’objet d’un double affichage.
La production de 50 milliards de pièces et 13 milliards de billets euro pesant 220.000 tonnes,  a déjà commencé dans la zone euro qui verra, enfin, la disparition des monnaies nationales évaluées à 12 milliards de billets et 72 milliards de pièces. L’abandon du mark,  symbole du miracle allemand de l’après-guerre, aura été douloureusement vécu, mais enfin consenti comme un mal nécessaire par la majorité des Allemands. Plus que jamais, on pourra dire avec Montesquieu: “L’Europe est un Etat composé de plusieurs provinces”.
En même temps reflueront vers nos mémoires ces propos prophétiques de Victor Hugo (1802-1885): “L’Europe peut être empire ou République. Cette chose immense, la République européenne, nous l’aurons. Nous aurons ces grands Etats-Unis d’Europe qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis couronnent le nouveau. Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte; nous aurons cette généreuse fraternité des nations au lieu de la fraternité féroce des empereurs; nous aurons la patrie sans frontière, le budget sans parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barrrière, l’éducation sans l’abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la justice sans l’échafaud, la vie sans le meurtre, la forêt sans le tigre.”

UN GÉANT ÉCONOMIQUE: 30% DES ÉCHANGES MONDIAUX”
L’Euroland représente, désormais, un géant économique de 291 millions d’habitants et produira 21,3% de la richesse mondiale, face aux Etats-Unis, 271 millions d’habitants (26,5%) et le Japon, 126 millions d’habitants (14,3%). Il devra couvrir, selon les estimations d’Yves Thibault de Silguy, 30% des échanges mondiaux. Il pourrait donner naissance à un géant politique et se trouve quelque peu terni par le taux élevé de chômage 10,8% soit 16,8 millions de sans-emploi.
Son départ en beauté sur les places boursières de la planète a dépassé les prévisions. Coté 1,1740 dollar, il a déjà franchi le seuil de 1,8 dollar et progressé face au yen, au sterling et au franc suisse. Le président Clinton en a salué l’avènement bien qu’il se pose déjà en concurrent du billet vert. Déjà, l’Europe centrale et orientale,  le Moyen-Orient, l’Afrique, voire Cuba (qui effectuera en euros, à partir du 1er janvier 2000, toutes ses opérations commerciales) sont tentés par l’euro comme monnaie de référence.
Les banques asiatiques, notamment en Inde et en Chine, pourraient être tentées de convertir en euros une partie  leurs fortes réserves en dollars pour être moins dépendantes de la devise américaine. Le Japon s’inquiète, à juste titre, et entend “faire du yen, comme l’a souligné le Premier ministre Keizo Obuchi, une devise qui fasse le poids face au dollar et à l’euro” .Celui-ci pourrait bientôt devenir, selon le ministre espagnol Rodrigo Rato, l’”une des principales monnaies de référence de la planète”.
Mais il ne faut pas trop se hâter de conclure. Selon Yves Thibault de Silguy “l’expérience montre que les évolutions affectant l’utilisation internationale d’une monnaie sont lentes à produire leurs effets. A titre d’exemple, un demi-siècle après la fin de la prédominance de la livre sterling, la devise britannique continue à être utilisée pour les cotations de certaines matières premières.”

 EN FRANCE, 1.500 BÉBÉS HEUREUX
Dans les pays de l’Euroland, la France a pris une heureuse initiative en décidant d’offrir à chaque nouveau-né du 1er janvier 1999 un livret A en euros contenant 100 euros, un euro étant coté 6,55957 francs. Aussi ont-ils été 1.500 bébés, nés en ce début d’année avec l’euro, à recevoir ce cadeau dans leur corbeille.
Par ailleurs, la France a émis son premier timbre en euro avec double affichage d’une valeur de 3 francs soit 0,46 euro. Et le président Jacques Chirac a salué la naissance de l’euro en présentant  le 31 décembre ses vœux aux Français: “L’euro, c’est d’abord le fruit de nos efforts et de nos succès.” C’est aussi, pourrait-on dire, l’aboutissement d’un rêve formulé par Jean Monnet, premier père de l’Europe.

Par EVELYNE MASSOUD

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