“LA GUERRE AU MOYEN DES FRAPPES AÉRIENNES
RAVIVE LES CONFLITS ETHNIQUES DANS LES BALKANS
Le
général Pierre Gallois, l’un des experts français
en stratégie de combat, a bien voulu exposer à nos lecteurs,
son point de vue à propos du drame yougoslave dont la persistance
risque de remettre le feu aux Balkans et, peut-être même, de
servir de détonateur à une nouvelle conflagration mondiale.
Père de la théorie de la “répression nucléaire limitée”, le général Gallois est l’un des grands stratèges français. Ayant servi au sein de l’état-major et défendu l’indépendance française au niveau du commandement de l’OTAN, il a pris la tête du mouvement opposé à la fusion de son pays dans la stratégie américaine “parce qu’elle frappe les intérêts européens.” Auteur d’un ouvrage-référence sur la République fédérative de Yougoslavie, il analyse ici la situation telle qu’elle se présente en ce moment dans ce pays écartelé depuis la mort du maréchal Tito, disant “qu’elle ravive un problème politico-ethnique particulièrement délicat”. Ce dernier résulte du désir de vengeance qui anime les Serbes vis-à-vis des Kosovars (Albanais), d’autant que l’OTAN mène la guerre de loin, en se contentant de procéder à des frappes aériennes et en s’abstenant de dépêcher des forces terrestres sur le terrain. |
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• LA FRANCE S’EST ASSOCIÉE AUX OPÉRATIONS
MILITAIRES SANS EN RÉFÉRER À
L’ASSEMBLÉE NATIONALE
• LES USA ONT MAINTENU ET RENFORCÉ L’OTAN
POUR
ACCENTUER LEUR HÉGÉMONIE EN
EUROPE
APRÈS LA DISPARITION DU PACTE DE VARSOVIE
A la question: Est-il encore possible de prévenir le pire
en Yougoslavie et de rechercher une solution politique du conflit opposant
les Serbes aux Kosovars?, le général Gallois répond:
“Les Etats-Unis, comme on le sait, sont actuellement à la tête
de la communauté internationale et ont fait savoir dès le
début de la crise, que leur action sera militaire, répressive
et destructrice, si la Serbie ne souscrit pas à la solution politique
dont les grandes lignes ont été définies à
la conférence de Rambouillet.
“Il s’agit d’un projet d’accord basé sur deux points: l’instauration
de l’autonomie et le déploiement de forces multinationales dans
la province du Kosovo, en vue de veiller à la bonne application
de l’accord, ce dernier devant déboucher sur l’indépendance
au terme d’un référendum à organiser dans une phase
ultérieure.
“Les Serbes ont admis le premier point et rejeté le second,
sous prétexte qu’il transgresse le principe de la souveraineté
nationale. Ce qui s’est passé, rappelle en quelque sorte, le scénario
de “l’épuration ethnique”.
“Ce qui me surprend le plus, c’est le fait pour la France de s’associer
à cette opération, sans en avoir référé
à l’Assemblée nationale. De ce fait, nous nous trouvons en
pleine anarchie que propage le nouvel ordre mondial avec ses antagonismes.”
LA COHÉSION SERBE SERA RENFORCÉE
- Pouvons-nous déduire de vos réflexions que les frappes
aériennes ne peuvent favoriser l’amorce d’un règlement politique?
“Les Serbes occupent la terre, alors que l’OTAN contrôle l’espace
aérien, sans vouloir exposer la vie de ses effectifs; aussi, son
commandement n’engage-t-il pas des forces terrestres. Les frappes aériennes
occasionnent des pertes militaires et détruisent les infrastructures
serbes, comme c’est le cas en Irak. Ce genre d’opérations a pour
conséquence de renforcer la cohésion entre le commandement
et le peuple serbes.
“Dans ces conditions, je m’attends à ce que ce conflit se transforme
en guerre de guérillas dont les Albanais du Kosovo paieront le prix.
“Je dirais en plus de cela, que la stratégie mise en place par
les Américains et leurs alliés manque de courage pour la
raison que leurs forces n’affrontent pas de face les Serbes. De là,
on peut déduire que les forces de l’OTAN n’atteindront pas leurs
objectifs.”
• LES EFFECTIFS DE L’OTAN N’ATTEINDRONT
PAS LEURS OBJECTIFS EN YOUGOSLAVIE
- La signature d’un nouvel “accord Dayton” n’était-il pas
possible, comme ce fut le cas en Bosnie, afin d’éviter d’éveiller
les “satans balkaniques”? N’aurait-on pas pu conclure un tel accord à
la conférence de Rambouillet?
“A cette conférence, Américains, Français et Britanniques
ont reconnu que le Kosovo, à majorité albanaise, fait partie
intégrante de la Serbie. Le président Slobodan Milosevic
a admis le principe de l’autonomie aux Kosovars et opposé une fin
de non-recevoir à la proposition suggérant le déploiement
d’une force multinationale en territoire serbe. Ceci a incité les
USA à décider de recourir aux frappes aériennes comme
en Irak.
“Face à cette logique américaine devenue une logique
atlantique, je pose la question suivante: Pourquoi n’usent-ils pas de la
même tactique à l’encontre des Turcs qui refusent d’accorder
l’auto-nomie à 12 millions de Kurdes en Anatolie? Et pourquoi la
Grande-Bretagne n’évacue-t-elle pas l’Irlande du Nord?
“L’objectif non avoué des Américains apparaît dans
l’accord entre Bonn et Washington de prendre le parti des Turcs qui ont
entraîné l’armée de libération du Kosovo (UCK),
lui fournissant des armes en vue de créer la “Grande Albanie”. On
sait que Tirana, capitale de l’Albanie, est devenue une base d’opérations
américaine, à l’instar de tant de pays en Afrique et en Amérique
latine.
“Pour toutes ces raisons, je considère cette opération
comme une aventure aux conséquences imprévisibles. D’un côté,
nous assistons à la destruction de la Serbie et, de l’autre, nous
forçons les Albanais du Kosovo à prendre le chemin de l’exode,
s’ils ne sont pas massacrés sur place, d’autant qu’ils sont démunis
de défense, l’OTAN ne voulant pas exposer ses soldats pour sauver
les populations civiles menacées d’exter-mination.
“Ceci ouvre la porte à une guerre des nationalismes et des ethnies.”
LA RUSSIE IMPUISSANTE?...
- Les Russes ne peuvent-ils exercer des pressions pour contraindre
les USA à modifier leur plan?
“Les Russes peuvent beau-coup, d’autant que la loi internationale a
été violée, Washington ayant margi-nalisé le
Conseil de Sécurité. Ce que Moscou peut faire, c’est de rappeler
ses ambassadeurs et de mobiliser les Slaves dans les pays d’Europe orientale,
comme en Ukraine et d’armer la Russie blanche.
“Comme elle n’a pas de frontières communes avec la Serbie, la
Russie ne peut fournir des renforts à la machine de guerre yougoslave,
alors que les forces de l’OTAN dominent l’espace aérien. Tout cela
atténue la portée de l’action russe et sa capacité
d’action.”
- Le fait d’avoir admis la Hongrie, la Tchéquie et la Pologne
au club atlantique dont le nombre des membres a été porté
de 16 à 19, serait-il en rapport avec la crise actuelle, étant
donné que les bombardiers américains utilisent les bases
aériennes hongroises?
“A part l’adhésion de la Hongrie à l’OTAN, il faut constater
que ce pays a des frontières communes avec la Yougoslavie, plus
précisément dans la région de Voïvodine où
vit une minorité hongroise. Ceci attise l’esprit de vengeance chez
les Serbes et les divers groupes ethniques et montre que les données
sur le terrain diffèrent du plan établi par l’OTAN sur le
papier. Depuis le début de la crise, le but était de séparer
le Kosovo de la Serbie. Par la suite, les Américains ont réalisé
que l’indépendance comportait des risques dans les circonstances
actuelles, parce qu’elle ouvre la voie à la concrétisation
du projet relatif à la “Grande Albanie”; aussi, se sont-ils contentés
d’accorder une simple autonomie au Kosovo, du moins dans cette étape.
“Comme cela s’est passé à la conférence de Rambouillet,
on constate que Washington n’hésite pas à semer le chaos
en Europe. L’OTAN qui était censé disparaître après
la fin de la guerre froide et le démantèlement du Pacte de
Varsovie, a été maintenu et renforcé par les Etats-Unis,
naturellement non pour les beaux yeux des Européens.”
- Le maintien de l’OTAN a-t-il été doublé d’une
nouvelle stratégie militaire?
“La stratégie militaire de l’OTAN était, essentiellement,
de caractère défensif. Maintenant, elle est devenue offensive
et mobilisée au service des intérêts américains.
Puis, la capitale fédérale entreprend des opérations
sans prendre au préalable le feu vert du Conseil de Sécurité,
exactement comme en Irak. D’où la nécessité pour l’Europe
d’élaborer une défense en dehors du cadre de l’OTAN pour
pouvoir se définir un rôle politique à l’échelle
planétaire.”
- Comment la situation peut-elle évoluer dans les prochaines
semaines en Yougoslavie?
“Elle est ouverte à la guerre des guérillas entre les
Serbes et l’armée de libération du Kosovo.
“Il est regrettable que la réunification de l’Allemagne ait
ravivé les guerres aux Balkans et l’Histoire se renouvelle dans
cette région du globe. Les Allemands avaient déclenché
la guerre de 14-18, qui s’était soldée par vingt millions
de tués et ont mis le feu aux poudres en 1939 dont le bilan a été
particulièrement lourd, puisque la Seconde Guerre mondiale a fait
cent millions de victimes.
“Aujourd’hui, des milliers de tués peuvent tomber dans le conflit.
Les Allemands qui ont une “culture de guerre”, ont pilonné Belgrade
en avril 1941, pour avoir refusé de rallier les troupes nazies à
l’époque. De leur côté, les Serbes se sont battus aux
côtés des Russes et ont empêché Moscou et Stalingrad
de tomber entre les mains des nazis; ils avaient à leur tête
le maréchal Tito et le général Mikhailovitch.”