PERESSYPKINE:
“LA SITUATION IMPOSÉE PAR L’OTAN EST
INADMISSIBLE.
LES PROBLÈMES POLITIQUES NE SE RÉSOLVENT
PAS PAR LA FORCE”
Diplomate
russe et orientaliste confirmé, Oleg Peressypkine est en mission
au Liban depuis trois ans. Polyglotte subtil, l’ambassadeur de Russie à
Beyrouth est un homme de discussion ne recourant à la force qu’en
dernier lieu, lorsque toutes les solutions diplomatiques ont été
vaines.
M. Peressypkine est, également, auteur de plusieurs livres: “Le Pétrole Irakien”, “La Révolution Yéménite” et plus récemment, “Mémoires officieuses”. Fidèle à sa mission de diplomate, il est confiant quant à l’avenir des relations libano-russes. |
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- La Douma a affirmé vouloir ratifier le projet START (Strategic
Arms Reduction Treaty) concernant la réduction de l’armement, d’après
une proposition du président Eltsine. Qu’en est-il?
“Il s’agit, en effet, d’un sujet très important qu’il faut concrétiser.
La Douma avec ses différentes tendances politiques est pour l’application
du projet START, je suis solidaire de cette résolution. Le processus
est lancé, la décision finale revient à Boris Eltsine.
- L’offensive américaine au Kosovo vous surprend-elle?
“La situation imposée par l’OTAN est inadmissible. Demain, ils
pourront envoyer leur armée n’importe où dans le monde. C’est
pour cette raison que nous sommes pour le maintien des pourparlers avec
Milosevic sans le recours à la force. Que se passera-t-il après
les bombardements? Prenons l’exemple de l’Irak: même après
avoir attaqué Bagdad, des questions subsistent. Les problèmes
politiques ne se résolvent pas par la force; la diplomatie doit
mener vers un terrain d’entente qui convient aux deux parties et épargner
les innocents. Je ne comprends pas pourquoi on se précipite maintenant,
ce problème existe depuis longtemps déjà. Je ne vous
cacherais pas que l’offensive de l’OTAN en Yougoslavie nous a relativement
surpris. Nous estimions jusqu’à la dernière minute que les
stratèges de l’OTAN étaient assez prévenants, afin
de s’abstenir d’user de la force pour résoudre un conflit ethnique
chronique en Europe Centrale. Cette agression contre la Yougoslavie souveraine
est stupide et constitue une erreur grossière. Il est regrettable
que les tendances militaristes aient pris le dessus au sein de l’OTAN et
des Etats-Unis qui se situent à des milliers de kilomètres
des Balkans. Par conséquent, une interrogation persiste quant à
la charte de l’ONU, la légalité internationale et sur le
système mondial dans son ensemble. Aussi voudrions-nous croire que
des efforts seront entrepris surtout en Europe pour régler cette
crise.”
- Que fera la Russie en cas d’échec des pourparlers du Premier
ministre Primakov?
“La visite d’Evgueni Primakov à Belgrade est un premier pas
vers la recherche d’une issue à cette crise dangereuse, dans laquelle
les stratèges de l’OTAN ont coincé l’Europe. Il n’existe
pas d’alternative au règlement politique en Yougoslavie et Moscou
ne restera pas les bras croisés. Nous poursuivrons nos efforts pour
que la voix de la raison l’emporte sur la folie qui prévaut dans
les pays occidentaux.”
- Y a-t-il un danger d’aggravation du conflit?
“Evidemment, ce danger existe et tout le monde l’évoque avec
inquiétude. Pour cela, notre avenir commun dépendra de notre
comportement. Soit nous pourrions à l’aube de ce IIIème millénaire
construire un monde multipolaire basé sur le respect de la charte
des Nations Unies, l’indépendance et la souveraineté, aussi
bien des petits que des grands pays; soit nous nous dirigerons vers la
loi du plus fort. Dans ce contexte, les pays arabes peuvent contribuer
au règlement pacifique du conflit. Je comprends les sentiments de
solidarité des Arabes avec les musulmans du Kosovo. Cependant, les
bombes et les fusées ne discernent pas entre les Kosovars et les
Serbes.”
- Le Premier ministre indien a évoqué la possibilité
d’une alliance entre la Russie, la Chine et l’Inde, en réponse aux
frappes de l’OTAN. Est-ce que Moscou est favorable à cette proposition?
“L’idée de cette alliance stratégique a été
avancée par M. Primakov en automne 98. Evidemment, nous sommes disposés
à répondre favorablement à notre allié traditionnel,
L’Inde et à notre voisin et ami, la Chine. Le nombre d’habitants
de ces trois pays, équivaut à la moitié de la population
mondiale, pourrait-on ignorer l’opinion de la moitié de l’humanité
et la pousser à un conflit militaire sur une base ethnique?”
- Comment évaluez-vous les relations entre la Russie et les
pays de l’OTAN notamment les Etats-Unis après les frappes en Yougoslavie?
“Cette agression injustifiée contre la Yougoslavie constitue
une violation de la charte de l’ONU, des normes internationales reconnues
et même de l’accord de Washington concernant la création de
l’OTAN. Cet état de fait nécessite une réaction. Aussi,
avons-nous gelé notre coopération avec l’OTAN, dans le cadre
du protocole qui nous lie; nous avons rappelé notre représentant
militaire à Bruxelles et demandé aux fonctionnaires du centre
d’Information qui relève de l’OTAN, de quitter Moscou. La société
russe dans toutes ses composantes a condamné cette agression. Nous
ne pouvons nous prononcer sur l’avenir des relations entre la Russie et
l’OTAN, cet avenir dépendra du comportement des chefs de l’alliance
atlantique. Quant aux relations américano-russes, elles ont été,
également, affectées par la guerre contre la Yougoslavie,
car il n’est un secret pour personne que les Américains y ont joué
un rôle principal. Les Etats-Unis ne s’attendaient pas à une
telle réaction de la part de la Russie qu’on croyait économi-quement
et militairement faible. Mais la Russie était et restera une grande
puissance. L’ignorer et ne pas prendre compte de ses positions et de ses
intérêts serait une grande erreur. Nous rejetons fermement
l’agression contre la Yougoslavie et dans le même temps, nous ne
voulons pas que nos relations avec les Etats-Unis se détériorent
et que nous retournions au temps de la guerre froide. Car ceci n’est dans
l’intérêt de personne, ni de la Russie, ni des Etats-Unis.”
- Quelle est la nature de l’objection russe quant à la proposition
américaine de développer un nouveau système de défense
anti-missile?
“Le ministère russe de la Défense a publié un
communiqué à propos de cette question. Voici le texte du
communiqué, nous n’avons rien à y ajouter: “Nous avons reçu
des renseignements disant que le Sénat US a approuvé un projet
de loi au sujet de la création d’un système national pour
la défense du territoire US contre les missiles. Il est bien connu
qu’un tel système est interdit par le traité contre les missiles
balistiques conclu à Moscou, en mai 1972, par les Etats-Unis et
l’Union soviétique. Le projet de loi invite, également, l’Administration
américaine à faire d’un tel système un objectif principal
de la politique américaine et de le mettre en place aussitôt
qu’il devient techniquement faisable. Malgré le fait que Washington
assure qu’elle ne prendra pas la décision de rendre le système
opérationnel avant l’an 2000, on peut considérer l’action
du Sénat comme une tentative de porter atteinte, non seulement au
traité concernant les missiles anti-balistiques, mais aussi à
tous les accords qui réglementent les armes d’assaut stratégiques.
Ce n’est pas par hasard que ces accords sont clairement liés, tant
dans le texte de l’accord réglementant les systèmes anti-missiles,
que dans le texte des traités START I et START II. Le communiqué
commun diffusé après la signature du START I insistait sur
le fait que les conditions exceptionnelles permettant à la partie
russe de dénoncer cet accord sont, également, applicables
dans le cas où les Etats-Unis voudraient s’en retirer. Il est clair
que le processus dont l’objectif est la limitation des armes nucléaires
est menacé et, également, la stabilité de la situation
stratégique, stabilité basée sur les accords internationaux
conclus durant plusieurs décennies.”
- L’OTAN vient d’accueillir trois nouveaux membres: la Pologne,
la Hongrie et la République tchèque, tous anciens adhérents
de l’organisation du traité de Varsovie. Quelle serait la réaction
de la Russie, si l’OTAN comptait étendre cette pratique, afin d’inclure
d’anciens Etats autrefois républiques de l’Union soviétique?
“Nous considérons que cette adhésion ne va pas dans le
sens des intérêts européens. L’OTAN est un organisme
militaire; or, qui menace actuellement l’Europe et ces trois nouveaux adhérents?
Lors de la guerre froide, la présence de l’OTAN était justifiée.
Aujourd’hui, où est le danger? En tant que Russes, nous n’accueillons
pas cette nouvelle avec sérénité.”
- Le rôle de la Russie au Liban et, particulièrement,
du comité de surveillance est effacé et laisse une action
prépondérante aux Etats-Unis et à l’Europe, quelle
en est la raison? Y a-t-il négligence?
“Il n’y a pas de négligence. La Russie a participé à
l’accord d’avril 1996 en envoyant Primakov alors, ministre des Affaires
étrangères, aux côtés de Warren Christopher.
Notre appui au Liban est naturel. Nous sommes prêts à soutenir
toute demande d’intervention pour préserver la paix au Proche-Orient.”
- Peut-on comparer les relations libano-russes actuelles avec celles
entretenues avec l’ex-URSS?
“Le rôle actuel diffère, bien entendu. L’URSS était
une puissance communiste. Après la chute du communisme, la politique
du pouvoir en place n’était pas forcément influencée
par une quelconque idéologie communiste et c’est pour cette raison
que le rôle de la Russie diffère. Mais nous demeurons présents
en Afrique et dans d’autres régions et proposons notre aide aux
pays communistes et progressistes.”
- Il existe une émulation permanente entre Américains
et Russes dans la région…
“Nous ne voulons pas de compétition. Il y a une entente et une
coopération. C’est, d’ailleurs, ce qui s’est passé lors des
récents événements au Liban-Sud; nous avons travaillé
avec les Américains et les Européens. La politique doit servir
à préserver la paix, non à propager une action vindicative.
Nous suivons de près l’évolution des événements
dans la région, d’autant plus que la demande palestinienne à
proclamer un Etat indépendant se fait plus insistante. Nous savons
que le président Arafat tient à ce que la date fixée
au 4 mai soit respectée, mais il nous semble plus utile de reporter
cette date de quelques mois. Quoi qu’il en soit, M. Arafat est reçu
comme un chef d’Etat où qu’il aille et un ambassadeur palestinien
est en poste en Russie.”
- Aujourd’hui, les Etats-Unis s’imposent comme les policiers du
monde, ce qui irrite la France et explique l’attitude du président
Chirac qui vole la vedette aux Américains au Proche-Orient. Comment
la Russie voit-elle cette tournure?
“Nous sommes contre le principe d’une puissance régissant le
monde. Notre politique est semblable à celle adoptée par
la France et les Etats-Unis et il n’y a pas de compétition entre
nous.”
- La Russie a été parmi les principaux Etats opposés
aux frappes aériennes contre l’Irak. Aujourd’hui, l’opération
“Desert Fox” est terminée, mais les attaques demeurent. Quelle est
la position de la Russie?
“Nous avons soutenu l’Irak moralement et pressons, régulièrement,
les Américains et les Anglais de cesser les agressions et d’agir
dans le cadre des Nations Unies. Il est vrai que les Irakiens n’accepteront
pas le retour des inspecteurs de l’UNSCOM, mais il est possible qu’une
autre commission des Nations Unies soit mise en place. La Russie est très
inquiète de cette étape difficile dans la vie du peuple irakien,
qui est la véritable victime de ce drame. Nous pensons que l’Irak
devrait prendre des positions plus flexibles, mais également, que
les Etats arabes devraient être plus solidaires de l’Irak.”
- Où en est la réforme économique? L’aide américaine
est-elle toujours conditionnée par cette réforme?
“Les négociations sont toujours en cours entre la Russie et
le Fonds Monétaire International. Il semble que les dépenses
sur les programmes sociaux et les pensions doivent être réduites.
Des conditions demeurent quant à l’assistance des finances extérieures.
M. Michel Camdessus, président du FMI, est actuellement à
Moscou pour discuter de cette assistance.”
(Le 29 mars, Camdessus a annoncé que de nouveaux prêts
s’élevant à 4,8 milliards de dollars seraient accordés
à la Russie).
- Envisagez-vous de reformer une fédération avec les
pays de l’ex-URSS?
“Quelle que soit l’opinion que l’on a sur la politique adoptée
par l’ex-Union soviétique, il est évident qu’il existait
une certaine “complémentarité économique” entre ses
membres. Il est aujourd’hui clair que cette économie doit être
développée dans le cadre des intérêts de chacune
des anciennes républiques. Nous pourrons, par la suite, reconsidérer
le processus politique, mais ceci viendra après le processus économique.”
- L’ouverture de l’URSS a entraîné son lot de problèmes:
xénophobie, corruption, mafia… Comment les traiter?
“Le changement a été très brutal. Le passage d’une
économie contrôlée par l’Etat à une économie
de marché libre est la principale raison de ces développements.
L’Europe de l’Ouest est, aujourd’hui, à un degré d’évolution
atteint après plusieurs décennies, voire un siècle
de préparation. Nous avons seulement disposé de 10 ans pour
nous adapter à un système totalement démocratique.
Il y a de la corruption, mais il me semble que c’est une question de temps
avant qu’elle soit éliminée grâce à la stricte
application de la loi.”
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• LES RELATIONS LIBANO-RUSSES SE
SONT RAFFERMIES
• NOUS NE VOULONS PAS DE COMPÉTITION AVEC LES USA • LA CRISE DE L’IRAK DOIT ÊTRE RÉGLÉE DANS LE CADRE DE L’ONU |
- Où en sont les discussions russo-japonaises dans la contestation
à propos des îles Kurile?
“Ce problème remonte à une certaine époque. Nous
possédons des preuves écrites certifiant les revendications
de la Russie sur ces îles. Le Japon affirme avoir les mêmes
preuves. Nous continuons à étudier les possibilités
quant aux relations commerciales à cet endroit, cependant, les désaccords
subsistent. Nous ne sommes pas pressés, peut-être nos enfants
seront-ils en meilleure position pour résoudre ce problème.”
- Vous êtes à Beyrouth depuis trois ans. Quelle est
votre évaluation de ce temps passé au Liban?
“La Russie et moi-même en tant qu’ambassadeur, avons œuvré
pour instaurer la stabilité dans cette région et les relations
entre nos deux pays se sont renforcées. M. Rafic Hariri fut le premier
président du Conseil libanais à visiter Moscou depuis l’établissement
des relations diplomatiques il y a de cela 55 ans; ainsi que M. Farès
Bouez, ministre des Affaires étrangères qui s’est également
rendu en Russie. Des accords bilatéraux ont, également, été
signés entre nos deux pays afin de consolider leurs intérêts
économiques et commerciaux. J’ai rendu visite à l’actuel
gouvernement: au Premier ministre, M. Salim Hoss et à M. Nasser
Saïdi, ministre de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie, pour
accroître nos échanges, qui se portent bien. Notre ministre
des Affaires étrangères, M. Primakov a aussi visité
Beyrouth un certain nombre de fois, à l’instar de nombreuses autres
délégations. Sur un plan personnel, je me suis beaucoup rapproché
du peuple libanais et mon séjour ici est très enrichissant.”