Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD

DE BAGDAD À BELGRADE

En attendant de voir un peu plus clair dans ce cirque de gendarmes et de voleurs qui nous donne le tournis, un budget qui se fait inexplicablement tirer l’oreille, un ballon d’oxygène - ne serait-ce qu’à moitié dégonflé - pour une économie que gagne l’asphyxie, en attendant enfin que quelqu’un finisse par s’intéresser au calvaire que nous vivons au quotidien, nous pourrions trouver une fausse consolation en songeant qu’il existe encore plus misérables que nous.
Le Kosovo... un nom que - il y a un an - presque personne ne savait au juste ce qu’il désignait. D’un seul coup, le voilà qui s’impose à la conscience du monde. Le Kosovo, c’est à la veille du IIIème millénaire le fantôme réincarné du Moyen Age, de ses sorcières et de son Inquisition. C’est une double infamie ajoutée à toutes celles dont ce siècle a été si tristement prodigue.
Territoire autonome, au sud de la Serbie dont il fait partie, le Kosovo est peuplé de 2 millions d’habitants, en majorité d’origine albanaise. Mais y vivent également des Serbes, des Tziganes, des Macédoniens, des Roumains... La spirale de violences et de malheurs qui culmine aussi bien au Kosovo qu’en Serbie est aussi vieille que les Balkans, mais n’est devenue franchement tentaculaire qu’avec l’occupation ottomane, lorsque le sultan Mourad 1er défit la chevalerie serbe, en 1389 et amena dans ses bagages des Albanais islamisés pour travailler la terre au profit des pachas et des beys turcs, qui en avaient fait une sorte d’esclaves et ce jusqu’en 1912. C’était un demi-siècle avant Harriet Beecher-Stowe (1852) une sorte de prologue à “La Case de l’Oncle Tom”.
Intégré à la Serbie en 1913, après le départ des Turcs, le Kosovo vit en Tito, qui lui octroya le statut de territoire autonome en 1945, une sorte d’Abraham Lincoln. Malheureusement, la mort de Tito fit voler en éclats le château de cartes qu’il avait édifié dans les Balkans et à l’exemple de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie, etc... le Kosovo se proclama, en 1990, république indépendante. C’est ainsi qu’éclata une des plus sales guerres de cette fin de siècle.
Bien entendu, comme partout ailleurs, ceux qui se sont érigés les gardiens de la morale internationale et les champions de l’orthodoxie humanitaire, c’est-à-dire les Etats-Unis, avec leurs gardes du corps de l’OTAN, intervinrent comme médiateurs, à la manière d’un troupeau d’éléphants dans un magasin de porcelaine. Médiation, si bien menée, qu’elle déboucha sur une méga-catastrophe, avec l’aide active d’un fuhrer au petit pied, le dénommé Slobodan Milosevic, président de la Serbie. Car le Milosevic en question avait déjà commencé une purification ethnique qu’aucune conscience humaine ne pouvait admettre.
Il fallait, sans aucun doute, ramener le dictateur serbe à la raison. Mais le meilleur moyen d’y parvenir était-ce de déverser des tonnes de bombes, des missiles et autres joujous aussi inoffensifs, sur une population serbe prise entre le marteau et l’enclume et promue, elle aussi, à un autre “nettoyage”? Explication de Clinton et de Madeleine Albright: ce ne sont pas les Serbes qu’on vise, c’est Milosevic. Mais si c’est lui qu’on vise pourquoi est-ce la population qu’on bombarde?
N’est-ce pas la même logique développée en Irak? Nous n’avons rien contre le peuple irakien, clame le trio Clinton-Albright-Cohen, c’est la tête de Saddam que nous voulons. Pourtant, lorsque la capture de Saddam Hussein était facile et attendue en 1992, à l’issue de la guerre “Tempête du Désert”, Bush a pris grand soin de le laisser en place. Et depuis huit ans, on prive les Irakiens de nourriture, de médicaments et on les écrase toutes les semaines, depuis des mois, sous un déluge de bombes sous prétexte de déloger Saddam Hussein.
En Serbie, c’est encore plus grave. Car les bombardements de Belgrade et du reste du pays pour faire craquer Milosevic ont eu deux effets majeurs: avant les bombardements, tous les Serbes étaient contre Milosevic, maintenant ils serrent tous les rangs autour de lui. Deuxième effet tragique celui-là: faute de pouvoir atteindre ceux qui les bombardent, les forces serbes se vengent sur les Kosovars et les représailles ont atteint une intensité que même l’imagination refuse. Résultat: une catastrophe humanitaire au Kosovo, doublée d’une tragédie humaine en Serbie.
Il n’y a là de justification ni pour l’une ni pour l’autre. Il est impardonnable, indéfendable, impensable de se livrer, à l’aube du XXIème siècle à une purification ethnique dont aurait eu honte le plus enragé des Ostrogoths. Comme il est tout aussi inimaginable et scandaleux que des pays qui se prétendent à la pointe de la civilisation, punissent tout un peuple pour se venger d’un seul dirigeant.
Courte vue? Faux calculs? Maladresse? Ou bien faut-il croire que Saddam Hussein et Milosevic sont nécessaires, là où ils sont, dans la mesure où leur présence sert de paravent à une politique qui n’ose dire son nom? Un nom qui, d’ailleurs, n’est plus un secret pour personne. Plus personne, en effet, n’ignore que tant que Saddam est à Bagdad, les Américains resteront dans le Golfe et soutireront aux Arabes leurs milliards contre des armes sophistiquées qu’ils ne savent pas manier.
Qu’en est-il de Milosevic? Que dissimule-t-on derrière le Kosovo?

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