EXCLUSIF
DEVENU MYTHE VIVANT

PIERRE CARDIN
“LE SECRET DE MA RÉUSSITE, C’EST LA CRÉATION MAIS, AUSSI, LE TRAVAIL”



Interviewer Pierre Cardin, le géant de la haute couture française, le créateur de génie, le visionnaire, l’homme d’affaires ayant édifié un empire dont le nom est implanté partout dans le monde (150 pays, 900 licenciés et 200.000 employés) n’est pas chose aisée, vu l’emploi du temps de ce travailleur hors du commun et de ce voyageur infatigable.

Pierre Cardin est un homme simple qui ne cherche nullement à impressionner, mais son aura est telle, qu’on ne peut s’empêcher d’être “envoûté” par cet homme qui a tout réalisé dans sa vie et n’a plus aucun souhait à formuler, sauf, peut-être celui d’ouvrir la première boutique de prêt-à-porter sur la Lune.
Le magazine américain “Forbes” chiffre sa fortune personnelle à 125 millions de dollars et son chiffre d’affaires à 10 milliards. Lui rétorque: “L’argent n’est pas mon affaire, une seule valeur compte pour moi, c’est le travail!”

UN DESTIN HORS DU COMMUN
Italien d’origine, né à Venise le 2 juillet 1922, Pierre Cardin grandit et fait ses études dans le centre de la France. Il commence sa carrière à Paris en 1945. Une voyante à Vichy lui prédit un destin hors du commun, un empire colossal et une renommée internationale; il n’y croit pas un mot, car il n’avait ni argent ni travail.
Il nous parle, justement, de cet empire qu’il a édifié avec labeur à travers le monde depuis plus de 53 ans. Sa griffe et la marque Maxim’s sont ses objectifs principaux. Partout, il est reçu et décoré par les chefs d’Etat, jouit des mêmes privilèges que ces derniers. Il a plus de 150 distinctions honorifiques françaises et étrangères; sa biographie est hallucinante, car en plus de la mode, il édite des magazines de luxe, des livres, des revues d’art contemporain, organise des expositions dans le monde entier.
Il a déjà créé onze parfums, le dernier “Tristan et Yseult” devant être sur le marché le mois prochain. Il a des palais luxueux à travers le monde, mais n’a pas le temps de les habiter. Il a conçu la maison la plus futuriste: le “Palais Bulle” sur la Côte d’Azur, complètement inspiré du corps humain, où il passe ses vacances d’été.

Quand trouvez-vous le temps de produire tant de choses?
J’ai de l’âge quand même et le temps est là pour le prouver. Je travaille énormément depuis l’âge de vingt ans.

“MAINTENANT ON COPIE TOUT,
IL N’Y A PLUS DE CRÉATEURS”

Vous êtes un mythe vivant, un self made man ayant implanté son nom de prestige partout dans le monde. Racontez-nous un peu votre parcours exceptionnel?
Tout cela a commencé quand je suis arrivé à Paris en 1945 et je suis entré chez Paquin. On y a réalisé les costumes de “La Belle et la Bête” et j’ai eu l’occasion de rencontrer Jean Cocteau, Christian Dior, Visconti, beaucoup d’acteurs et de gens du théâtre: Jean Marais, Edwige Feuillère; enfin, toutes les grandes stars de l’époque.
Ensuite, j’ai quitté la maison Paquin et beaucoup travaillé avec Cocteau pour des films et des pièces de théâtre. Puis, je suis entré chez Christian Dior. J’étais, d’ailleurs, le premier styliste à y être engagé et là, j’ai réalisé, en 1947, ma première collection de manteaux et de tailleurs. Le “new look” a eu un énorme succès en cette période d’après-guerre. Les Américains ont beaucoup acheté, les gens étant, alors, avides de vivre et de paraître.

EN 1950, ON RÊVAIT À L’AN 2000
Depuis votre enfance, étiez-vous doué pour l’art et la mode?
Oui, depuis le début de ma vie je voulais être couturier sans savoir ce que c’était. Mes parents étaient réfugiés italiens et on ne s’habillait pas chez Paquin. Pendant la guerre, entre l’âge de 16 et 20 ans, j’ai travaillé à la Croix-Rouge française comme administrateur et comptable. Puis, je suis venu à Paris pour rejoindre le même organisme, mais une amie m’a présenté à M. Paquin qui m’a engagé. Mon poste de comptable à Vichy m’a aidé à comprendre les chiffres, à dresser des bilans, à être sérieux dans la gestion de mes affaires.
Durant votre carrière, on vous a décerné trois dés d’Or de la Haute Couture française dont le premier a été exécuté par Cartier en 1977. Quel effet cela a-t-il eu sur vous?
J’étais très fier d’avoir été le premier nominé et d’avoir la récompense du talent.
Que pensez-vous des jeunes talents actuels?
Si j’avais leur âge, je serais comme eux; je crois qu’ils ont de l’influence et un état d’esprit correspondant à leur génération. Personnellement, j’ai eu la chance de travailler à la période d’après-guerre; tout était à refaire. Il y a eu bien des découvertes: l’homme a marché sur la lune; c’étaient le cosmos, les satellites. On avait de l’ambition. On n’était pas blasé et on rêvait à l’an 2000. Ce fut une grande période de création. Hélas! maintenant, on copie tout. Il n’y a plus de créateurs, c’est du music-hall. Ce sont des stars de cinéma ou des costumes de théâtre, de scène; on ne sait plus où on en est!
Comment faites-vous pour gérer votre immense empire? Quelle stratégie adoptez-vous?
Je suis un self made man; j’ai commencé petit et mes affaires ont grandi un peu comme une grande famille: avec maman, grand-maman, arrière-grand-maman qui a connu tous ses enfants, les a vus naître et les suit de près. Mon empire a été une progression; je n’ai pas pu le réaliser en peu de temps, c’est le fruit de plus de 52 ans de travail. C’est long un demi-siècle.


Un croquis réalisé pour
“La Revue du Liban”

UNE VOYANTE DE VICHY A PRÉDIT SON DESTIN
Vous êtes un homme de chiffres et de création. Est-ce vrai qu’un médium de Vichy vous a prédit, que votre nom serait célèbre dans le monde entier?
Oui et c’est cette même femme qui m’a fait venir à Paris voir M. Waltener, ami de M. Paquin. Celui-ci avait la maison de couture la plus prestigieuse où je fus recruté. La voyante m’a dit que je rencontrerai M. Waltener devant le 82 rue du Faubourg St-Honoré, ce qui a eu lieu. Elle m’a dit que mon nom sera célèbre dans le monde; que je ferai une carrière extraordinaire. Toutes ces prédictions pharaoniques m’ont paru ridicules à cette époque, car je n’avais ni le travail, ni les moyens. Elle m’a dit que j’irai partout, même à Sidney, il n’y avait pas d’avion pour y aller; il fallait prendre le bateau, j’étais pauvre, je n’avais pas d’argent, je n’étais rien! Enfin, cela s’est réalisé quand même. C’était ma destinée et cette femme l’avait vue!

“JE NOTE JOUR PAR JOUR TOUS LES COMPTES...
ET LE TEMPS QU’IL FAIT”

Et votre expérience japonaise?
Je suis allé au Japon 48 fois depuis 1956. J’ai donné des cours à l’Université des Beaux-Arts à Tokyo; Mme Hanaë Mori et Kenzo furent mes élèves. Parmi les nombreux stylistes que j’ai formés à Paris figure Jean-Paul Gaultier.
Comment vous qualifiez-vous?
Je suis d’un tempérament complexe et émouvant. J’ai mon propre argent, aucune banque ne me finance. Je suis mon propre financier et suis cent pour cent propriétaire de toutes les sociétés que j’ai bâties étape par étape.
Est-ce vrai que vous tenez vous-même tous vos comptes sur un cahier d’écolier?
Oh! c’est un peu la légende. Nous sommes, ici quand même beaucoup d’employés et sommes hautement informatisés. J’ai un cahier que je tiens, car c’est la réalité du travail. Dans mes petits livres, j’en ai déjà des centaines, je note, jour par jour, tous les comptes et le temps qu’il fait. Je peux, par exemple, vous dire tout ce qui a été encaissé dans ma société tel jour, il y a dix ans et quel temps il faisait à Paris, car en haut de chaque page, je fais un dessin, soit un soleil, soit un nuage ou des gouttes d’eau...
Quelle a été votre impression quand vous avez organisé, pour la première fois, un défilé de mode avec 200 mannequins sur la place Rouge à Moscou devant 200.000 invités?
Ce fut grandiose et accompagné d’une très grande émotion. Les Russes pleuraient. Cette place Rouge qui n’avait jusque-là connu que les chars, les blindés, les militaires, la guerre et la mort, voyait pour la première fois un défilé artistique.
Après tout ce que vous avez déjà accompli, que souhaiteriez-vous encore réaliser dans votre vie?
En ce moment, je développe beaucoup la marque Maxim’s. J’essaie d’en faire un emblème magique de Paris, tout comme l’est la Tour Eiffel.


Pierre Cardin présentant son nouveau parfum
à notre collaboratrice Marie Bteiche,
en présence de son assistante Monique Raimond.

Vous êtes le Français le plus connu à l’étranger?
Oui, je crois, selon les statistiques. Je suis dans les racines; je pénètre tous les milieux: ouvriers, ruraux et paysans. Après cinquante ans de métier, je suis partout, au milieu de l’Arizona, en Afrique chez les Noirs, en Amazonie, chez les Asiatiques, en Australie. Bref, j’ai des bureaux dans 150 pays, tenus par des autochtones.

“J’AI ÉTÉ IMPRESSIONNÉ PAR PIE
XII, INDIRA GANDHI ET MÈRE TERESA”

Racontez-nous une de vos journées?
Le matin, je me lève; j’ouvre mon courrier personnel; puis, je viens à mon bureau et je vais à l’atelier travailler au moins trois heures, faire des modèles, voir mon personnel. Cela m’intéresse énormément, c’est ma plus grande joie. Ensuite, je reçois les visiteurs, tous mes cadres, mes licenciés dans le monde, les journalistes, les hommes d’affaires, les gens qui s’occupent de la marque Maxim’s; tantôt ce sont les livres, les parfums, tantôt les théâtres, les disques... Puis, je vois ma propre banque, mes comptes, je fais mes dessins, mon courrier. A midi, j’ai souvent des déjeuners d’affaires, avant d’aller à des réceptions, à des cocktails, au théâtre, à des vernissages. Bref, j’ai toujours quelque chose à faire. A vingt heures, je regarde les nouvelles pour être à jour avec l’actualité. Je me couche entre une et deux heures du matin pour recommencer le lendemain à sept heures.

Quelles personnes vous ont le plus marqué dans votre vie?
J’ai été assez impressionné par S.S. Pie XII avec lequel j’ai des photos, par Mme Indira Gandhi, mère Teresa et des gens qui ont eu des vies extraordinaires.
Quel est votre livre de chevet?
J’aime beaucoup les pensées philosophiques. Pendant longtemps, j’ai beaucoup lu Camus, car il parle le langage de vérité: c’est un philosophe qui ne se démode pas. Il a traité le vrai sujet de l’homme, de la misère, de la pauvreté, de l’existence humaine, en général; c’est pourquoi, il reste toujours d’actualité.
Peu de créateurs ont réussi comme vous...

“JE N’AI PAS LE TEMPS DE PROFITER
DE MES RÉSIDENCES À TRAVERS LE MONDE,
CAR JE SUIS TOUS LES JOURS À MON BUREAU”

Je crois que je suis le seul créateur à être patron depuis 50 ans de A à Z; d’exister encore à l’actualité mondiale, sociale, diplomatique, académique; enfin, je couvre tout ce qu’un homme peut avoir, je suis en même temps créateur de mode, industriel, hôtelier, restaurateur, homme de théâtre, éditeur, parfumeur, il n’y aura plus beaucoup d’autres comme moi.
Est-ce vrai que vous conservez chez vous une mappemonde fétiche datée du XIXème siècle?
Oui, c’est ce globe terrestre qui se trouve là, juste au-dessus de votre tête. Il date, effectivement, du XIXème siècle; je l’observe souvent avec presque tous les pays qui s’y trouvent et où mon nom est implanté.

JE N’AI PAS LE TEMPS
D’HABITER TOUTES MES MAISONS
Est-ce qu’un jour vous écrirez vos mémoires?
Je ne pense pas, car quand je m’y mettrai j’aurai l’impression que tout sera fini, alors que je suis toujours en pleine activité.
Parlez-nous de vos maisons à travers le monde.
J’en ai plusieurs, mais celle que j’affectionne particulièrement c’est le “Palais Bulle” que j’ai entièrement conçu sur la Côte d’Azur. C’est, peut-être, la maison la plus moderne; c’est à la fois un théâtre et une résidence. L’architecture est inspirée d’un corps humain, avec les artères, les veines, une agglomération de bulles et de cellules. J’y vais souvent, surtout en été. J’aime, aussi, beaucoup mon palais à Venise. Je n’ai pas le temps de profiter de mes résidences à travers le monde, car je suis à mon bureau tous les jours. Pour plus de facilité, j’habite à l’hôtel, le mien, la Résidence Maxim’s, à deux pas d’ici.
Si vous aviez à refaire votre vie, suivriez-vous le même chemin?
Ah! oui, je la recommencerai vraiment de la même façon. Je suis très content de mon existence. Certes, j’ai eu bien des difficultés dans ma vie, mais je m’en suis toujours très bien tiré, tout seul. J’ai toujours trouvé mon équilibre dans le travail et la rencontre avec les gens.

De notre correspondante à Paris
MARIE BTEICHE

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