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L’ANCIEN OTAGE FRANÇAIS PARLE:

MARCEL CARTON: “J’AI TOUJOURS GARDÉ L’ESPOIR”


“Oui, nous nous reverrons mes frères, ce n’est qu’un au-revoir”...
L’air et la chanson hantent Marcel Carton incarcéré dans une endroit sous-terre, quelque part au Liban.
Pas un instant, il ne désespère. Au fond de lui une certitude, un fol espoir, une prière: il reverra sa famille et la lumière!
Plus de dix ans ont passé depuis sa libération. Aujourd’hui, Marcel Carton parle. Ce n’est pas une interview proprement dite. C’est une conversation à bâtons rompus poursuivie pendant deux jours.
Installé, confortablement, dans le living-room de sa fille Simone, épouse de Farid Nadim el-Khoury, près de son épouse (née Denise Nagib Fayad), le caniche “Farfouille” gambadant joyeusement, il lui est difficile de se souvenir du cauchemar vécu il y a quatorze ans.
Un cauchemar qui a duré trois ans, un mois et douze jours.
Aussi, n’évoque-t-il pas les événements, chronologiquement.

MÉMOIRES? NON IMPRESSIONS? OUI
Il ne veut pas écrire, ni parler de “Mémoires”. Pourtant, sa benjamine, Simone, a collectionné toutes les informations concernant son père et les otages français enlevés en même temps que lui.
Jour après jour, elle a collé dans des albums les coupures de presse, les télégrammes reçus, toutes les nouvelles, les négociations, les démarches entreprises pour leur libération.
Quelqu’un d’autre, dit-il, écrira ces mémoires pour moi.
Lui, est simplement heureux de vivre, d’être entouré d’une partie de sa famille, d’admirer le soleil couchant.
Depuis ma libération, je ne me lasse pas d’admirer la nature. Imaginez un peu de vivre 1.138 jours enfermé dans des sous-sols, des appartements calfeutrés, fermés hermétiquement, sans fenêtres. On ne voyait rien, on ne savait plus ce qu’étaient la verdure, le soleil, les fleurs, la vie extérieure.
Vous a-t-on gardé toujours au Liban?
Cela c’est peut-être la seule certitude! On nous changeait souvent d’endroit. Mais c’étaient des courses en voitures; nous avions les yeux bandés et on ne pouvait jamais connaître la distance réelle parcourue, car quelquefois nous avions l’impression de tourner en rond. Mais il est certain que nous avons changé une quinzaine de fois de lieu de détention, mais n’avons jamais pris l’avion.
Etiez-vous nourris convenablement?
C’est-à-dire, depuis le début, il a été clair qu’“On” ne souhaitait pas notre mort d’inanition. Je ne me rappelle pas, exactement, le rituel des repas, mais je sais qu’on nous donnait du pain, de l’eau, du thé, des soupes; quelquefois du riz, des pâtes. On nous nourrissait, régulièrement et “On” nous avait fait comprendre qu’il était inutile de faire la grève de la faim. Comme je me trouvais dans le même endroit que Jean-Paul Kauffmann et Marcel Fontaine, nous avions décidé de garder toutes nos forces et notre lucidité.

“CROYANT, PAS TRÈS PRATIQUANT”
Marcel Carton, cet éternel optimiste est né un 22 juin, début de l’été, à Lattaquieh où son père, Noël Carton, militaire de carrière, servait. Noël qui a vu le jour à Saint-Etienne, se déplace continuellement et a épousé Sophie Sultan, une Libanaise.
Marcel Carton fait ses études chez les frères des Ecoles Chrétiennes à Beyrouth où la messe est quotidienne et le dimanche, messe solennelle, qu’il sert souvent.
Quand Noël Carton décède, Paul et Marcel s’installent définitivement au Liban, avec leur maman.
Paul Carton deviendra ambassadeur de France dans plusieurs pays, surtout arabes, puisqu’il parle parfaitement cette langue et il passera de nombreuses années à Koweit, en tant qu’ambassadeur de France, où il laisse le meilleur souvenir.
A la fin de ses études, Marcel décide de s’engager comme volontaire en août 1944. Il fait le maquis de l’Indre (brigade Charles Martel); puis, combat sur le Front de l’Atlantique à Saint Nazaire jusqu’en août 1945.
Il rentre au Liban et le 1er novembre 1946, il fait ses premières armes à la délégation de France au Liban, sous la direction de l’ambassadeur Armand du Chayla, un Français cher au cœur des Libanais.
De 1949 à 1968, il est au consulat de France à Beyrouth. Du 1er février 1968 au 22 mars 1985, il est à l’ambassade de France, rue Clemenceau. C’est en sortant de là qu’il est enlevé et pris en otage, ce sinistre 22 mars!
Avez-vous toujours été croyant?
Avant d’être pris en otage, ma foi était bonne. J’étais croyant, mais pas très pratiquant.
C’est souvent dans les moments dangereux que la religion prend toute sa force. Pour ma part, la prière m’a beaucoup aidé.
Chaque fois que j’avais une mitraillette contre mon front, ou sur la tempe, ou qu’on me lançait des menaces de mort, d’exécution, spontanément je priais. Je m’adressais à Dieu disant n’importe quoi. A l’exception des “Je vous salue Marie” et de “Notre Père qui êtes aux cieux” je confondais toutes les autres prières. Mais je répétais tout le temps: “Mon Dieu aide-moi”.

LE SOUVENIR LE PLUS TERRIBLE
Une fois, on nous a ligotés les poignets derrière le dos, couchés par terre, sur le ventre, la tête contre le mur en nous prévenant: “On attend des ordres très importants dans les trois heures qui suivent. On recevra un message qui nous indiquera si on vous tue ou si on vous laisse en vie...
Vous ne pouvez vous imaginer dans quel état nous étions; nous n’arrivions même plus à avoir peur... On priait seulement, on ne s’arrêtait pas de prier.
Et, grâce à Dieu, après chaque alarme, c’était un retour à la vie normale du prisonnier, une vie très dure. En trois ans, un mois et douze jours, Jean-Paul Kauffmann et moi-même n’avons vu le ciel que trois fois et dix minutes chaque fois!
Qu’est-ce qui était pour vous le plus difficile?
L’absence de nouvelles de ma famille. Je n’avais aucune nouvelle de ma femme et de mon fils. J’ai reçu deux fois par France-International des messages de mes filles. Mais rien de mon épouse et de mon fils. Ma femme avait eu une crise d’angine de poitrine et je me demandais si elle était en vie.

“MON DIEU, POURQUOI ME FAIRE ÇA À MOI?”
Et comment cela se passait avec vos compagnons d’infortune?
On nous avait groupés ensemble, Jean-Paul Kauffmann, Marcel Fontaine et moi-même. On a compris que c’était pour faciliter les tâches de surveillance et d’intendance... Au bout de quelque temps, Marcel Fontaine a été transféré et c’est l’Américain Thomas Sutherland qui nous a rejoints. D’origine écossaise, Thomas parlait fort bien le français. Nous avions une Bible et avions pris l’habitude de lire le psaume 143 qui est un appel d’amour d’un homme au bord du désespoir.
Alors que Jean-Paul et moi n’avions plus la force de nous révolter, Thomas Sutherland rouspétait de temps en temps à voix haute et s’adressait directement à Dieu: “Mon Dieu, Mon Dieu, je suis fâché de toi. Pourquoi me faire ça à moi?” Il s’indignait de bonne foi, car très croyant.
Et votre libération?
Jusqu’au moment où l’on m’a mis dans l’avion, le 4 mai 1988, je n’ai pas cru à ma libération. J’étais très affaibli et n’arrivais pas à marcher, ni à monter l’escalier. Je remerciais Dieu, mais j’étais très triste pour Thomas Sutherland qui est resté prisonnier jusqu’en 1991... Des liens d’amitié très forts se sont tissés entre Kauffmann et moi.
Et maintenant?
J’essaie de rattraper le temps perdu. J’ai pardonné à mes geôliers, à mes ravisseurs. J’ai compris que c’étaient des primitifs sans culture, des fanatiques aveugles.
Dieu m’a écouté et m’a sauvé. Je vis; c’est l’essentiel. Je continue, ainsi que ma femme et ma famille, à prier et à remercier Dieu.

Propos recueillis par
MARY YAZBEK AZOURY

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