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GUERRES “UNILATÉRALES”

A peine commençait-on à entrevoir un accord avec Belgrade que, sur une chaîne de télévision française, un rapide débat était engagé sur, entre autres, la question de savoir qui pourrait se vanter d’avoir remporté la victoire. Parmi les intervenants, un journaliste serbe, quoique anti-Milosevic, faisait observer qu’aux yeux de la population yougoslave, cette guerre menée par l’Otan était “lâche”, la lâcheté consistant, en l’occurrence, à bombarder un pays tout en étant à l’abri de toute riposte possible, sans lui laisser le moyen de se défendre. Une guerre ne se conçoit, traditionnellement, que comme un affrontement d’homme à homme, à la baïonnette, à l’épée ou à la fronde, depuis la nuit des temps. “Messieurs les Anglais, tirez les premiers!”, s’écriait naguère un général français sur le champ de bataille de Fontenoy. On n’a plus de ces politesses.
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La conception moderne que l’Amérique fait triompher depuis la guerre du Golfe, perfectionnée maintenant au Kosovo, est la guerre presse-bouton. L’Otan n’a pas perdu un seul soldat durant près de trois mois de bombardement. La puissance qui possède les moyens d’une telle guerre devient invincible. C’est une guerre unilatérale. Mais un pays est détruit et il faudra plusieurs milliards de dollars pour le reconstruire; on compte plusieurs milliers de victimes civiles et militaires chez “l’ennemi” et près d’un million de Kosovars forcés à l’exil (alors que l’intervention militaire de l’Otan était censée les protéger).
Plus l’Otan frappe Milosevic, plus Milosevic frappe les Kosovars. Ce serait du théâtre de Guignol si ce n’était tragique.
Une fois la paix rétablie, il faudra donc beaucoup de temps et beaucoup d’argent pour reconstruire les villes et pour rapatrier les réfugiés. Déjà, la communauté européenne se livre à des calculs pour évaluer l’effet de cette opération sur le budget de chacun des Etats membres et, par voie de conséquence, sur cet “Euro” naissant qui était promu pour faire contrepoids à l’influence du dollar, maintenant en chute libre.
Il est sans doute prématuré de dresser un bilan exhaustif de cette guerre, mais on peut déjà pressentir deux résultats certains: une présence militaire américaine pour longtemps dans les Balkans et l’impunité de l’homme accusé de crime contre l’humanité. Déjà, on l’a constaté en Bosnie où la pacification réalisée sous la surveillance des armées de l’Occident n’a pas encore permis de se saisir des deux généraux serbes réclamés par le tribunal de La Haye. On n’en parle même plus.
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Les deux guerres menées par l’Otan au cours des dix dernières années, contre l’Irak et contre la Yougoslavie, auront ainsi produit le même résultat: une présence militaire américaine consolidée dans le Golfe arabo-persique, d’abord; dans les Balkans, ensuite, avec, au surplus, une marginalisation du Conseil de Sécurité de l’ONU. Ces guerres n’avaient, peut-être, pas d’autre but.
Une fois de plus, on saisit par là à quel point les destins du Proche-Orient et de l’Europe sont liés. Car c’est seulement dans ces deux régions que le nouveau gendarme du monde, l’Américain, considère vital pour ses “intérêts nationaux” d’exercer son autorité et de peser de toute sa puissance pour le maintien de l’ordre. Le reste de l’Asie? L’Afrique? Il n’y a pas d’urgence.
Quand, dans les années 90-92, le président George Bush annonçait l’instauration d’un “nouvel ordre mondial”, c’est apparemment à cet ordre-là et à ces deux régions, de l’Europe et du Proche-Orient, qu’il songeait essentiellement. C’est maintenant chose presque faite. Le “nouvel ordre mondial” dans un sens économique, c’est une autre affaire qui ne serait envisagée que comme la conséquence de cet ordre militaire.
Pour reprendre l’image fameuse de Sully, à propos de l’économie française de son époque, on pourrait dire que, pour l’Amérique, le Proche-Orient et l’Europe sont “les deux mamelles” de sa prospérité et de sa puissance, l’Europe en tant qu’alliée militaire et le Proche-Orient comme réservoir d’énergie pétrolière. Dans les deux cas, bases stratégiques.
Que le reste de l’Asie et l’Afrique continuent de se débattre dans leurs désordres ethniques et économiques, elles demeureront “sous contrôle”.

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Dans ces perspectives, que pèsent encore les vieux conflits du monde arabe? Dans cet espace polarisé depuis près d’un siècle sur la question palestinienne, il y a ceux qui s’intègrent déjà, avec plus ou moins bonne conscience, dans le système économico-militaire de l’Amérique - et ceux qui, tout en aspirant secrètement à y prendre pied, continuent d’entretenir une espérance de justice internationale et de morale politique. Ils n’ont pas renoncé à invoquer le droit et la légalité, sans toujours mesurer à quel point ces notions s’effilochent en même temps que le rôle de l’organisation censée les représenter et les promouvoir comme garantie de la paix: l’ONU.
Mais il ne sert à rien de se lamenter. A l’heure des bombardiers “furtifs”, comme ce l’était à l’époque de la fronde ou de l’arbalette, c’est toujours la même morale du fabuliste qui triomphe: la raison du plus fort est toujours la meilleure. 

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