Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD

LES CONDAMNÉS À MORT

Le sang n’a pas encore séché sur les sièges des quatre juges massacrés à Saïda que déjà l’attention générale se détourne de la tragédie pour se fixer sur d’autres préoccupations, telles la future loi électorale, par exemple.
Cette capacité d’oubli, ce surprenant confort dans l’amnésie, dont font preuve les Libanais et, surtout, leurs dirigeants, sont à la fois bienfaisants et choquants; bienfaisants parce qu’ils nous ont permis de survivre à 15 ans de carnages, choquants du fait de l’ampleur du massacre et de sa portée institutionnelle et nationale.
Même la mafia sicilienne, aux jours les plus sombres de sa lutte sans merci contre la justice, a reculé devant un tel exploit. Il n’est, non plus, jamais venu à l’esprit d’un Al Capone, du temps de sa toute-puissance, d’envoyer un commando de tueurs liquider tout un banc de magistrats, dans l’anarchique Chicago des années 30.
Pourquoi ces juges? Pourquoi à Saïda et qui sont les véritables commanditaires de ce quadruple meurtre? Ce qui a été écrit à ce sujet remplirait une encyclopédie. Les hypothèses émises sont autant contradictoires que les thèses complémentaires. L’accord, cependant, est total sur le fait que l’ignoble boucherie du palais de Justice était destinée à déstabiliser le pays, à partir de Saïda.
Pourquoi Saïda? Parce que de par sa proximité de la bande frontalière occupée par Israël, de par son voisinage avec l’inviolable sanctuaire palestinien de Mié-Mié, de par toute une peuplade de marginaux qui grouillent entre ses murs, Saïda constitue une sorte de bouillon de culture où croissent et se multiplient les plus dangereuses des bactéries humaines. N’est-ce pas à Saïda, à la suite du meurtre de Maarouf Saad, qu’a jailli l’étincelle qui a mis le feu aux poudres de la guerre de quinze ans?
Ces quatre juges sacrifiés n’étaient probablement pas visés à titre personnel. Il fallait, pour les commanditaires de la tuerie, frapper les imaginations de manière à provoquer de violentes réactions qui, savamment exploitées, deviendraient rapidement incontrôlables.
Il devenait ainsi nécessaire de frapper haut et fort, au cœur de l’un des trois pouvoirs sur lesquels repose la structure même de l’Etat. L’Exécutif et le Législatif étaient trop bien protégés pour permettre une telle aventure. Faute donc de pouvoir massacrer un plein Conseil des ministres ou une bonne douzaine de députés, ils s’en sont pris au troisième pouvoir, le Judiciaire. C’est-à-dire aux magistrats qui, eux, sont mal protégés pour ne pas dire pas du tout, puisque ceux de Saïda siégeaient dans un rez-de-chaussée, le dos à des fenêtres ouvertes sur un parking public, devant lequel ne passait même pas l’ombre d’un gendarme.
Où donc étaient postées ces fines fleurs de la sécurité? Ils déambulaient dans la cour d’entrée, la casquette posée de guingois, avec ce regard bovin censé jeter l’épouvante au cœur du plus téméraire des tueurs. Non contents de n’avoir pas poursuivi les assassins, ils ont, pour faire sans doute bonne mesure, laissé partir les victimes, incapables qu’ils étaient d’empêcher la foule des “sauveteurs” de traîner les corps des quatre juges qui par les pieds, qui par les bras comme des moutons égorgés qu’on emmène hors de l’abattoir.
Spectacle insoutenable et effrayant, si l’on songe qu’au cas où l’un de ces juges avait  souffert d’hémorragie ou d’une blessure à la colonne vertébrale, mais vivait encore, il aurait expiré grâce “au traitement” infligé par ses “sauveteurs”. 
Evidemment, ces gens étaient bien intentionnés et ignoraient tout des règles régissant les premiers secours. Mais les gendarmes? Personne n’a-t-il jamais appris à ces messieurs, à l’école de police, - si tant est qu’ils aient jamais fréquenté une école tout court - qu’il ne fallait pas déplacer un blessé grave avant l’arrivée d’une ambulance?
Reste que l’atroce tragédie de Saïda a mis en évidence, de façon révoltante la grande détresse de la magistrature. Comment, après ça, peut-on attendre des juges - surtout ceux des cours criminelles - de prononcer des sentences de mort ou des condamnations à perpétuité contre des assassins, des caïds de la drogue, des parrains du crime, en même temps qu’on les aligne sur une estrade comme un jeu de quilles, livrés sans protection au premier tireur venu? En définitive, les condamnations à mort (du moins chez nous) sont appliquées à ceux qui sont censés les prononcer. A ce compte, ce n’est plus des juges qu’il nous faut mais des kamikazes. 

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